Cognition incarnée
Introduction : les trois approches théoriques de la mémoire
La théorie de la cognition incarnée, ou embodiment (embodied cognition), se réfère à une des trois approches théoriques principales permettant d’appréhender le fonctionnement de la mémoire, et la place de cette dernière au centre des interactions entre pensées, affects et comportements au sein d’un environnement physique.
Ces trois approches principales étant, à titre informatif :
- Approche cognitiviste ou plutôt modulaire / structuro-fonctionnelle :
- Approche connexionniste (émanation directe de l’IA pour approcher la mémoire).
- Approche cognition incarnée
Dans le cadre théorique de la cognition incarnée, on peut y observer un rejet de l’idée que la cognition équivaut à la computation (calcul, transformation) de symboles amodaux traités dans un système modulaire (voir : « La modularité de l’esprit » de Jerry Fodor).
Pour rappel, dans l’approche cognitiviste, l’esprit n’est pas unitaire, il est modulaire. Il y a différentes boîtes, qui renvoient à des fonctions différentes de l’esprit en question. La cognition incarnée va complètement rejeter cette idée. Le cerveau est, selon cette approche, opposé à cette conception unitaire et modulaire. On a un environnement endogène qui est loin d’être ignoré par notre système.
En tant que cognitiviste, la nature de l’environnement a finalement peu d’importance, on va extraire de l’environnement des informations, on va les transformer. On saisit des informations (visuelles, auditives…), et ces informations sont transformées, elles perdent leur aspect primaire. La cognition incarnée s’y oppose et considère que cette approche n’est pas très écologique. On a un système de capteurs sensorimoteurs très perfectionné.
Pourquoi prendrait-on ces informations pour en faire un code ?
Pourquoi la cognition incarnée se met en opposition ?
Si on a des connaissances qui n’ont plus de lien avec les modalités par lesquelles elles ont été acquises (amodales), cette façon de faire amène à considérer que les connaissances telles qu’elles sont, sont abstraites, indépendantes de nos organes sensorimoteurs.
C’est l’idée principale de l’approche cognitiviste, les connaissances ne sont plus reliées à leurs modalités d’appréhension.
Cela suscite un certain nombre de questions. Une de ces questions pourrait notamment être :
- Acceptons l’idée d’abstraction. Nous détenons donc un processus qui coupe la connaissance de la modalité d’acquisition. Mais quel serait ce mécanisme ?
Non seulement il faudrait un mécanisme responsable de l’abstraction : Faire ceci te sera utile, fera cela non, etc. Ainsi, on abstrait des connaissances, donc elles deviennent amodales et intégrées de façon abstraite. Il y a forcément un aspect dynamique, une remise à jour des connaissances.
Cette histoire de modularité de l’esprit pose donc tout un tas de problème et la cognition incarnée rejette cette idée-là de modularité. La cognition incarnée dit finalement que la cognition repose sur les systèmes neuronaux dédiés à la perception, l’action, l’introspection. La cognition est sous tendue par simulations, états corporels et actions situées.
La cognition' c’est l’environnement. La façon dont on a d’agir sur l’environnement, va avoir une influence sur notre environnement. Que l’on soit grand ou petit, droitier ou gaucher, va complètement avoir une influence sur notre cognition'.
La façon dont on interagit avec l’environnement modifie dont la cognition va se manifester.
La cognition est sous tendue par simulations, états corporels et actions situées (Barsalou, 2003). En somme, si on veut comprendre notre monde on doit être capable de simuler nos interactions avec ce monde.
Quand on s’intéresse à des personnes souffrant d’autisme, ces personnes ont des problèmes dans l’appréhension des émotions. Et, jusqu’à présent, les pistes à explorer étaient relativement limitée. Une hypothèse émane de la cognition incarnée : Si les personnes autistes ont du mal avec ces émotions, c’est peut-être parce qu’elles sont incapables de simuler[1] ces émotions.
On reconnaît une émotion chez autrui parce qu’on est capable de simuler cette émotion. On reconnaît quelqu’un en colère c’est parce que nous-mêmes à un moment donné, on réinstanciait cette émotion. On reproduirait des états émotionnels, moteurs, introspectifs.
On a appris ces émotions parce qu’on les a vécus, et on est capable de les réinstancier. Cette idée de réinstanciation c’est de la simulation.
La réinstanciation
Comment ça marche ?
Dans l’approche modulaire on a vu que quand il y a encodage, il y a transformation de l’information issue de notre environnement en un code qu’on va pouvoir stocker. En cognition incarnée, le stockage en mémoire se fait de manière à stocker des états multimodaux. Cela signifie que différents capteurs sont activés en même temps. Et tout cela constitue un état. C’est cet état des capteurs, global, qui est enregistré, stocké.
Notre état actuel est enregistré tout le temps, il est tout le temps rafraîchi. Certains de ces états vont amener à des changements très importants, mais la majorité ne va rien changer ou peu. Lorsqu’une situation est expérimentée, il y a une activation des détecteurs, et donc une activation des différentes aires cérébrales. Et à un moment donné, l’ensemble de ces états des capteurs, in fine, va constituer une forme d’épisode.
L’épisode
Imaginons qu’un épisode commence quand on entre dans l’amphithéâtre et se termine quand on en sort. Il y a un changement suffisamment important pour que le système détecte qu’il y a une transition.
Du coup tout cet épisode va être intégré. Cela va donner une expérience unifiée.
La réinstanciation c’est le fait de se recréer cette situation. On va la recréer en partant des zones associatives et on va recréer les mêmes sensations que celles qu’on a vécu lors de cet épisode. Il n’y a jamais de réinstanciation totale de l’évènement et la réinstanciation peut être consciente (imagerie mentale) ou pas.
Lorsqu’un objet ou une situation est expérimenté, on a des détecteurs de propriétés qui sont activés dans des systèmes neuronaux dédiés. Il a une capture d’un pattern d’activation. Il va y avoir une capture de cette coactivation de capteurs (visuels, auditifs…). Ce qui est enregistré, c’est ça. La notion de réinstanciation, qui est toujours partielle et n’est jamais parfaite, c’est cette idée que ce qui a pu être enregistré, on va pouvoir le réinstancier, le reconstruire. On est censé pouvoir revivre les mêmes états sensoriels et perceptifs qu’on a vécu au moment de l’instanciation.
Cette réinstanciation peut être consciente. On peut vouloir ramener à la conscience des connaissances. Et cela peut aussi être involontaire. A chaque instant on peut avoir à l’esprit des connaissances qui nous viennent.
Aussi, un même évènement n’est jamais réinstancié de la même façon. On sait aujourd’hui que tout un tas de données empiriques vont dans ce sens-là. Chaque rappel de souvenir se fait en intégrant le contexte dans lequel le rappel est réalisé.
"There is no abstract knower of an experience that is separate from the experience itself".
L’intégration
A chaque souvenir il y a une sorte d’incrémentation qui est faite par l’instant dans lequel le souvenir est rappelé / reconstruit.
Tout un tas d’aspects peuvent être enregistrés, par exemple quand on vit une expérience avec un téléphone portable. On a des traits sensoriels (couleurs, arrêtes, contours, forme…), des traits moteurs (fonction, mouvements, préhension…), des traits introspectifs (caractéristiques émotionnelles, affects…).
Pour qu’il y ait intégration, il faut qu’il y ait une intégration intermodale. Il faut qu’il y ait une intégration des traits sensoriels, des traits moteurs et des traits introspectifs, en intercommunication. On peut symboliser les aires qui sont impliquer dans cette intégration multimodale :
Tout un ensemble d’aires cérébrales sont impliquées dans cette intégration :
- Les aires motrices primaires
- Les aires visuelles
- Les aires prémotrices
- Les aires somesthésiques…
Et ensuite on a des aires associatives qui vont faire que ces informations vont être traduites en souvenir.
La cognition incarnée et la mémoire à long terme (MLT)
Dans cette approche théorique de la cognition incarnée, il y a cette idée que la mémoire est un système unitaire. Il n’y a qu’un système, il n’y a pas de système séparé. Les différentes manifestations mnésiques sont sous-tendues par un stock commun de connaissances (épisodique).
L’approche cognition incarnée suppose que les systèmes de mémoire et de perception ne sont pas indifférenciés, c’est la même chose. Perception et mémoire c’est la même chose. Il n’y a pas ré-accession à des connaissances stockées, mais recréation. La connaissance émerge à un moment donné. On a simplement le matériau qui permet de construire des connaissances en fonction des demandes de l’environnement. Le souvenir, quel qu’il soit, est une construction (momentanée, transitoire). On considère également que le système de mémoire est un système qui va s’ajuster par transformation globale. On va parler de mémoire dès l’instant où le système va être modifié suite à son interaction avec son environnement.
Parce que le système a été modifié, on peut considérer qu’il y a eu mémorisation.
L’unité de base c’est un épisode ou une trace épisodique. Cela sous-entend que cette unité de base à des frontières, un début et une fin. L’épisode, tel que défini par la cognition incarnée c’est un évènement vécu par un individu à un moment donné (interaction entre un individu et son environnement).
Un épisode c’est aussi un état particulier de l’ensemble des capteurs sensoriels, moteurs, affectifs, émotionnels d’un individu en interaction avec son environnement. La composante d’un épisode c’est
- Le contexte environnemental externe,
- L’objet central de la situation (s’il y en a un),
- L’état interne d’un individu.
Ces traces, ces épisodes, on considère qu’ils vont être stockés de façon distribuée (ils ne sont pas localisés quelque part). Ces traces ne sont pas indépendantes les unes des autres.
Les connaissances n’ont pas d’existence réelle en mémoire. Ces connaissances c’est le produit, l’émergence de son interaction avec l’environnement. Les traits codés ne sont pas des invariants. Ainsi, si on prend la conception classique de la mémoire, et les connaissances sémantiques on a tendance à considérer qu’on acquiert une vision prototypique des objets. On a en tête une représentation amodale de ce qu’est une voiture. Or il ne semblerait pas que ce soit le cas. Quand on définit une voiture, on le fait par rapport à notre voiture ou par rapport à une voiture qu’on voit très régulièrement.
Il n’y a pas d’élément invariant dans les traces qu’on peut enregistrer.
Ces traces d’expérience, on a vu qu’elles sont enregistrées de façon distribuée. La réactivation fait appel à une synchronisation d’activation au sein de différents composants. La trace n’est pas une copie d’une expérience mais plutôt une sorte de schématisation de cette expérience. De cette manière, si j’ai trois neurones impliqués dans l’expérience d’un téléphone portable. Un neurone pour la forme, un neurone pour la prise en main et un neurone pour l’aspect affectif. Le rappel de cette expérience nécessite la réactivation de ces trois neurones.
Parmi ces trois neurones, il y en a peut-être un qui n’est pas réactivé avec le même niveau qu’au moment de l’expérience, ce qui peut expliquer le fait que la réinstanciation ne soit jamais totale.
Les connaissances émergent des états d’activation du système (construction transitoire). L’émergence d’un état antérieur spécifique, ou la récupération d’un souvenir, peut être facilité par des marqueurs de traces (ex. marqueurs somatiques).
Interaction entre cognition et émotions (en cours de construction)
L’émotion joue également un rôle dans l’intégration des multiples dimensions élémentaires des objets au seins des traces. Depuis de nombreuses années, de nombreuses recherches nous ont montré cette intercommunication constante entre émotion et cognition, l’influence notamment des affects sur la l’assimilation de nouvelles connaissances ou plus largement le traitement de nouvelles informations.
Dans cette veine, (Colombetti & Thompson, 2008; Johnson, 2007) montrent notamment que tous la cognition de manière générale, est influencée, modulée ou initiée par les affects (émotions ou sentiments).
L’énaction (en cours de construction)
Intérêts de l’approche incarnée de la cognition
Cette approche de cognition incarnée est intéressante parce qu’elle répond à des contraintes biologiques de plasticité et de connectivité.
Énormément de données empiriques plaident pour une approche incarnée de la cognition, notamment : Barsalou en 2014', Wilson en 2002'. En accord avec les données sur le fonctionnement cérébral.
A l’heure actuelle on a énormément de données empiriques qui semblent nous montrer que la cognition est au service de l’action. La cognition ne sert à rien si on n’a pas des moyens d’agir sur le monde. On vient d’inverser cette pensée selon laquelle c’est la cognition qui pilote l’action.
Toutes les grandes lois physiques contraignent notre façon d’interagir avec notre environnement. Ces grandes lois régulent notre environnement et donc nos mouvements. De même, deuxième niveau de contrainte, ce sont les contraintes corporelles. Que l’on soit droitier ou gaucher fait que la cognition ne fonctionne pas de la même façon. Dernier niveau de contrainte, c’est le contexte, la situation dans laquelle on se trouve à un moment donné.
Limites de l’approche incarnée de la cognition
On a aujourd’hui énormément de données, mais on n’a pas de modèle théorique qui permet d’agréger ces données. Autre problème soulevé, c’est celui de la falsification. Difficile à mettre à l’épreuve des faits. Cette approche est considérée encore aujourd’hui comme inadaptée et inutilisable sur le plan clinique.
Portées technopedagogiques de la cognition incarnée (en cours de construction)
Migration and evaluation of a framework for developing embodied cognition learning games
https://dl.acm.org/doi/abs/10.1145/3014033.3014035
Embodied Cognition: Challenges for Psychology and Education
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1877042814022472
Bibliographie
Cet article a pu être élaboré grâce à une présentation en cours magistral de Thierry Atzeni, maître de conférence en psychologie à l'université savoie mont-blanc de Chambéry.
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Références
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