Le conflit comme élément du processus d'apprentissage
Marta Dados-Ribeiro - Volée Aegir
Résumé
Cet article met en valeur le rôle du conflit dans le processus d'apprentissage à partir de trois perspectives: le conflit interne, le conflit entre les apprenants en tant qu'outil d'apprentissage et enfin des besoins conflictuels des apprenants qui doivent être pris en compte lors de la conception des dispositifs pédagogiques.
Introduction
Selon une définition proposée par Perrenoud (2004), apprendre :
c'est parfois s'isoler, pour mieux « se battre » avec un livre ou un texte à rédiger. C'est aussi interagir avec un ordinateur ou un dispositif technologique. C'est au moins autant s'impliquer dans des tâches coopératives ou dans des interactions plus conflictuelles avec autrui (p. 12).
Même dans cette courte définition, la notion de conflit dans l'apprentissage est prononcée. Il peut s'agir autant d'un conflit avec une autre personne que d'un conflit avec soi-même, ce qui, avec le temps, aboutit à l'acquisition de nouvelles compétences. Cet article examine les notions de conflit dans l'apprentissage comme un défi pour l'enseignant et l'apprenant, mais aussi comme un outil d'apprentissage potentiel.
Développement
L'apprenant: le soi et les autres
Cosnefroy (2010) et Dillenbourg, Baker, Blaye, & O'malley (1996) soulignent une dynamique potentiellement conflictuelle inhérente au processus d'apprentissage, à la fois intra- et interpersonnelle. Selon Cosnefroy, l'apprenant est constamment obligé de concilier ou de choisir entre des activités et des objectifs concurrents pour capter ses ressources attentionnelles. Ceci est particulièrement pertinent dans le cas des apprenants adultes qui, en plus d'apprendre, doivent souvent gérer leur vie professionnelle et familiale et répartir leurs ressources cognitives de manière adéquate (p. 32). L'apprenant doit surmonter les défis intellectuels inhérents à l'apprentissage tout en identifiant ses erreurs et modifiant les comportements indésirables ; il doit lutter contre le découragement en cas de difficultés et mobiliser des ressources motivationnelles et métacognitives importantes pour ajuster et améliorer ses performances. Finalement, il peut se voir "déchiré" entre des exigences contradictoires de la situation d'apprentissage : concilier la nécessité de protéger son propre bien-être et une certaine représentation positive de soi-même avec un risque d'échec - un risque qui peut être coûteux en termes de temps, d'énergie et d'estime de soi. Le conflit ainsi perçu consiste en une série de choix entre des activités concurrentes nécessitant toutes l'utilisation de ressources cognitives limitées ; un conflit entre l'image de soi à laquelle l'apprenant aspire et celle qu'il veut éviter ; un conflit entre des émotions négatives et la volition de poursuivre les objectifs que l’on s'est fixés.
Pour Dillenbourg et al. (1996), en revanche, la notion de conflit s'articule autour de l'apprentissage collaboratif : il s'agit d'un phénomène interpersonnel où les membres d'un groupe rencontrent souvent un clash entre leurs différentes perspectives, opinions et solutions à un problème. Du point de vue socio-constructiviste, le processus de médiation qui s'ensuit est caractérisé par un conflit socio-cognitif, qui oblige les apprenants à approfondir leur compréhension d'un problème, puisque la résolution des points de vue contradictoires est obtenue en transcendant les perspectives individuelles pour arriver à une solution partagée plus avancée (p. 4). Cependant, Cosnefroy (2010) observe que le travail de groupe peut également entraîner une charge cognitive et émotionnelle supplémentaire si les apprenants consacrent leur attention à la comparaison de leurs compétences respectives, plutôt qu’à la comparaison des solutions proposées à un problème donné – ce qui risquerait de nuire à l'accomplissement de la tâche (p. 37).
L'enseignant: gérer les conflits d'intérêts des apprenants
Alors que les apprenants sont confrontés à des conflits concernant leurs propres attitudes ainsi que celles des autres, les enseignants sont chargés de concilier les besoins conflictuels des apprenants au niveau de la stratégie pédagogique. Si les enseignants actuels sont généralement confrontés à une plus grande diversité en classe que jamais auparavant, des études ont montré qu'ils appliquent rarement des stratégies de différenciation afin de répondre aux différents niveaux de compétence, aux origines culturelles ou aux préférences des apprenants - les raisons les plus souvent citées étant le manque de ressources, le manque de compétences et les classes nombreuses (Civitillo, Denessen & Molenaar, 2016, p. 587). Cette différenciation, qui a pour but de maximiser les chances de réussite de chaque apprenant, pourrait s'appliquer aux programmes, aux ressources, aux processus et méthodes utilisés, aux activités d'apprentissage et aux résultats des élèves (Tomlinson 2014, cité dans Civitillo et al., 2016, p. 587). Tricot (2017) propose un ensemble de quatorze principes qui s'appliquent à plusieurs de ces domaines. Les principes ou "effets" - bien qu'ils ne répondent pas directement à tous les défis mentionnés ci-dessus - ont le potentiel de simplifier la conception de dispositifs pédagogiques dans un groupe d'étudiants aux capacités mixtes. Ils concernent, par exemple, la quantité recommandée de guidage de la part de l'enseignant, le type de média utilisé pour présenter l'information, le nombre et la variété des exemples, et la pertinence du travail collaboratif. L'idée centrale est de concevoir des dispositifs en tenant compte des limites de la mémoire de travail, de manière à éviter toute surcharge cognitive inutile, tout en gardant à l'esprit le niveau d'avancement des élèves et les ressources mentales dont ils auront besoin pour maîtriser une tâche particulière. Tricot remarque surtout que les approches qui conviennent le mieux aux étudiants moins avancés, risquent d'être inefficaces, voire nuisibles, avec les étudiants plus avancés. En effet, il est peu probable qu'un apprenant soit en difficulté d'apprentissage générale, mais plutôt qu'une difficulté d'apprentissage soit liée à une tâche particulière dans des circonstances particulières (Tricot 2017, p. 4). L'efficacité du processus d'apprentissage sera donc strictement liée à la résolution des besoins conflictuels des étudiants en fonction de leurs compétences.
Conclusion
Le conflit sous ses diverses formes fait partie intégrante de l'apprentissage, tant du point de vue de l'enseignant que de l'apprenant. Si, d'une part, la gestion des priorités et des états émotionnels conflictuels peut nécessiter l'utilisation de ressources cognitives importantes, le conflit perçu entre les intérêts des apprenants peut en fait servir de guide pour concevoir des dispositifs qui optimisent l'utilisation des ressources cognitives ou - dans le cas de l'apprentissage collaboratif - peut devenir en soi un catalyseur de l'apprentissage.
Bibliographie
- Civitillo, S., Denessen, E. & Molenaar, I. (2016). How to See the Classroom through the Eyes of a Teacher: Consistency Between Perceptions on Diversity and Differentiation Practices. Journal of Research in Special Educational Needs, 16(1), 587-591. doi: 10.1111/1471-3802.12190
- Cosnefroy, L. (2010). L’apprentissage autorégulé : perspectives en formation d’adultes. Savoirs, 2010(2), pp.9-50. doi:10.3917/savo.023.0009
- Dillenbourg, P., Baker, M., Blaye, A. & O'malley, C. (1996). The evolution of research on collaborative learning. In E. Spada & P. Reiman (Eds) Learning in Humans and Machine: Towards an interdisciplinary learning science (pp.189-211). Oxford : Elsevier.
- Perrenoud, Ph. (2004) Qu’est-ce qu’apprendre. Enfances & Psy, 24, pp.9-17. http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2004/2004_08.html
- Tricot, A. (2017). Quels apports de la théorie de la charge cognitive à la différenciation pédagogique ? Quelques pistes concrètes pour adapter des situations d’apprentissage. Dans Notes remises dans le cadre de la conférence de consensus du Cnesco et de l’Ifé/Ens de Lyon « Différenciation pédagogique : comment adapter l’enseignement pour la réussite de tous les élèves ?» (157-165).