Objet biface (2)
Introduction
Lors d’une recherche collaborative orientée par la conception, chercheurs et praticiens travaillent ensemble autour d’un sujet de recherche. La rencontre entre les acteurs de ces deux milieux très différents peut être à l’origine de problèmes de communication et de compréhension de l’une ou l’autre des parties (Marlot et al., 2020). Ces deux entités doivent donc élaborer un vocabulaire et un espace d’échange commun pour se comprendre et donner du sens à la recherche concernée. Un moyen de lier pratiques et théories et d’éclairer le sujet investigué dans la recherche est la création d’un objet-frontière (Marlot et al., 2020). Ainsi, à partir de cet objet-frontière, nous nous intéresserons à la notion d’objet biface et en proposerons une définition. Historique
Définitions
Objet-intermédiaire
Avant l’émergence de la notion d’objet biface et de celle de l’objet frontière, les chercheurs se sont intéressés à celle de l’objet-intermédiaire. Ce concept découle notamment, tout comme l’objet-frontière, de l’importance donnée à la “matérialité” des artefacts dans les sciences sociales depuis les années 80. Le terme d’objet-intermédiaire est apparu lors d’une étude sur les réseaux de coopération scientifiques dans la santé. Cette étude avait pour but de clarifier la notion de “réseau” en étudiant les acteurs, leurs interactions et activités. Parmi les observations effectuées, il a été noté que de nombreux acteurs, qu’ils soient chercheurs ou praticiens, produisaient et échangeaient un grand nombre “d’objets”. Ceux-ci prenaient la forme de textes, d’images, de matériaux, d’instruments ou encore de spécimens, et se sont révélés essentiels pour les travaux des acteurs de ces réseaux, ainsi que le fonctionnement de ces derniers. Ces objets ont donc été définis en tant qu ' “objets-intermédiaires”.
Les objets-intermédiaires ne sont pas nécessairement des objets-frontières. Cibles d’échanges dans une communauté, ils revêtent simplement les documentations et caractéristiques décidées par leur auteur. Néanmoins, ils peuvent être travaillés au fil de discussions et d’interactions (ex. métadonnées), et ainsi gagner les caractéristiques d’un objet-frontière (Vinck, 2009).
Objet-frontière
L’objet-frontière évoqué découle lui-même de la notion d’objet-intermédiaire. Selon le texte de Trompette et Vinck (2009), celui-ci porte plus sur l’articulation et la coordination des connaissances hétérogènes que dans la médiation. Cet objet, établi par les acteurs, permet de maintenir une cohérence, une autonomie et la communication entre différents mondes sociaux. Sa négociation est complexe, mais l’objet peut prendre des formes diverses. Cela permet de créer une mise en accord à travers les différents points de vue sans pour autant que celles-ci soient uniformisées. Le rôle de cet objet-frontière est de coordonner les mondes hétérogènes des acteurs, afin de mieux dialoguer et coopérer autour d’un objectif commun.
Objet biface
L’objet-biface est une conséquence, une évolution de ces deux concepts, il est plus spécifique puisqu’il est propre aux situations de coopération. La décomposition de ce mot permet un premier aperçu de ce qu’il représente : il s’agit d’un objet ou outil, qui peut être physique ou non, qui présente une forme de dualité, de double face, l’une pour le chercheur, l’autre pour le praticien (très souvent représenté par l’enseignant). L’objet biface est donc un moyen d’affiner la frontière entre la pratique et la théorie car sa construction se fait par un enchevêtrement de concepts didactiques et de situation de classe ou d’exemples emblématiques (Marlot et al., 2020). Cet objet, créé ensemble, permet l’atteinte d’objectifs différents pour le chercheur et pour le praticien. D’un côté, l'objet biface est, pour le chercheur, un outil qui permet de construire de nouvelles connaissances scientifiques en testant de nouvelles conduites enseignantes ; il est pensé d’un point de vue épistémique, descriptif et compréhensif. De l’autre côté, l’enseignant aura une vue plus pragmatique et cet outil lui permettra de comprendre et de mettre en place de nouveaux gestes professionnels ou de nouvelles manières d’enseigner, dans le but de rendre l’action plus efficace (Marlot et al., 2017). Malgré un objectif différent, cet objet permet l’élaboration d’un langage commun et de lier savoir et pratique. La construction de cet objet biface se fait entre les deux parties ensemble : on peut parler de co-construction. C’est un processus, fait d’interactions entre enseignants et chercheurs, qui demandera des ajustements d’un côté comme de l’autre. Cependant, cette co-création ne doit pas voir une “prise de pouvoir” ou une “domination” de l’une ou l’autre des parties. Le chercheur ne détient pas plus la vérité que l’enseignant et c’est bien par la discussion, la confrontation et la mise en commun des points de vues que l’objet biface apparaît (Marlot et al., 2017). Il est important de noter que cet objet se crée par l’observation et le questionnement de pratiques enseignantes spécifiques dans une situation précise. Il ne vise donc qu’une partie de la réalité (Marlot et al., 2017).
Objet triface et projet PEPTI
Une nouvelle notion créée à partir de l’objet biface a été nommée l’objet triface. Elle a été élaborée dans le cadre d’un projet visant à “Fonder une communauté discursive de pratiques sociotechniques à l’école primaire”. La problématique abordée par les chercheurs se situe au niveau “des problèmes d’intercompréhension entre les acteurs”; en effet, ils n’ont ni les mêmes connaissances, ni les mêmes expériences. Par ailleurs, leurs langages propres peuvent créer des interprétations variées et souvent erronées du sujet d’investigation. Afin d’améliorer la compréhension de chacun, le projet suggère de créer un espace interprétatif partagé à l’aide de l’objet triface, un objet-frontière “langagier, hybride et de nature symbolique” composé de 3 faces. Ce concept d'objet-triface est directement créé à partir de celui d’objet-biface de Marlot et ses collègues mais prend en compte un troisième type d’acteurs. On trouve ainsi une face théorique, celle du chercheur ayant une culture académique et scientifique, une face pratique, celle de l’enseignant, ayant une culture scolaire et une connaissance des situations de classe mais aussi une face sociale ayant une culture technique qui concerne les pratiques de l’ingénieur (Roy, 2019).
L’objet triface pourrait alors trouver une place intéressante dans le projet PEPTI en raison des multiples types d’acteurs impliqués dans ce dernier. Les trois faces définies dans l’objet triface reflètent ainsi non seulement les chercheurs du projet, mais également les ingénieurs, conseillers pédagogiques et enseignants des trois universités prenant part au projet PEPTI.
Exemples d’utilisation
- Bac d’automne/Référent empirique (Marlot et al., 2020)
L’un des exemples d’utilisation de l’objet biface est cité par Marlot et al. (2020); il s’agit d’une situation d’échanges entre des chercheurs et des enseignants. Ces derniers partagent leurs pratiques et expériences à partir de photographies représentant des scènes ou situations de classe liées aux sciences de la nature. La photographie servant d’exemple montre le coin d’une classe où se trouvent un bac transparent avec différents artefacts (terre, feuilles…) dedans et autour.
Le concept d’objet biface intervient lors de l’interaction d’un enseignant, qui présente le bac et ses pratiques avec son propre langage: “un bac d’automne”, “je collecte”, “je les laisse toujours jouer”. Cela représente la face A, le bac. La face B émerge lorsque le chercheur répond en décrivant le bac en tant que référent empirique et en expliquant la théorie derrière cette notion. La co-construction de cet objet biface à partir des savoirs théoriques et des instances pratiques permet de co-situer un problème d’apprentissage (Marlot et al., 2020).
- Dialogue des maîtresses (Marlot et al., 2017)
Un autre exemple d’objet biface a été décrit quelques années plus tôt par Marlot et al. (2017) : le dialogue des maîtresses. Cet objet est apparu lors d’une étude sur la recherche collaborative dans le contexte particulier du dispositif “Plus de maîtres que de classes” développé en France depuis plusieurs années. Ainsi, dans l’école considérée, certaines séances sont menées par deux enseignantes qui établissent un échange entre elles pour montrer et expliciter le comportement à avoir lors d’un travail en binôme. Lors de l’étude de l’enregistrement de la séance, les enseignants expliquent leur procédé et les chercheurs tentent d’interpréter ces explications. Pour cela, ils présentent les ressources utilisées, la manière dont ils mènent leurs recherches et les concepts théoriques associés à cette forme de dialogue. Ils définissent donc cela comme un geste de secondarisation. Les deux parties, suite à ces échanges, se mettent d’accord pour nommer cet élément “le dialogue des maîtresses" qui caractérisera, pour le chercheur, ce processus d’aide à la secondarisation.
Ces deux exemples montrent bien que l’objet biface est co-construit par les enseignants et les chercheurs pour établir un vocabulaire commun autour de pratiques enseignantes. L’objet biface, qui peut être un objet réel comme dans le cas du bac d’automne ou simplement une pratique comme dans le cas du dialogue des maîtresses, est l’interface entre le monde théorique et la réalité enseignante. Il permet une meilleure compréhension de l’objectif de la recherche et une co-problématisation.
Références
Marlot, C. et Roy, P. (2020). La Communauté Discursive de Pratiques: un dispositif de conception coopérative de ressources didactiques orienté par la recherche. Conférence des directeurs des HEP et autres institutions assimilées de Suisse romande et du Tessin (CDHEP).
Marlot, C., Toullec-Théry, M. et Daguzon, M. (2017). Processus de co-construction et rôle de l’objet biface en recherche collaborative. Phronesis, 6(1), 21-34.
Roy, P. (2019). Mise en place d’une Communauté Discursive de Pratiques Sociotechniques (CDPS) à l’école primaire. Le dialogue des didactiques disciplinaires entre cultures linguistiques : documentation du colloque des didactiques disciplinaires du 5-6 avril 2019, 57-62.
Trompette, P. et Vinck, D. (2009). Retour sur la notion d’objet-frontière. Revue d’anthropologie des connaissances, 3-1(1), 5–27. https://doi.org/10.3917/rac.006.0005
Vinck, D. (2009). De l'objet intermédiaire à l'objet-frontière: Vers la prise en compte du travail d'équipement. Revue d'anthropologie des connaissances, 3(1), 51-72. https://doi.org/10.3917/rac.006.0051