« Entretien d'autoconfrontation » : différence entre les versions
Aucun résumé des modifications |
|||
(22 versions intermédiaires par 3 utilisateurs non affichées) | |||
Ligne 1 : | Ligne 1 : | ||
''Cet article a été rédigé dans le cadre du cours [[Semactu 2010-2011]]'' | ''Cet article a été rédigé dans le cadre du cours [[Semactu 2010-2011]]'' | ||
{| border="1" cellpadding="20" cellspacing="0" | |||
|'''Resumé''' | |||
La démarche d’autoconfrontation (''self-confrontation'' en anglais) est une méthode d’analyse de l’activité humaine consistant à confronter un ou plusieurs participants à une activité en les incitant à la commenter, en présence d’un interlocuteur. Cet article présente les différents types d’entretiens d’autoconfrontation, leurs avantages et inconvénients ainsi qu’un exemple d’application. Dans l’éventail des méthodologies de recherche en sciences humaines, la démarche d’autoconfrontation est principalement utilisée dans le cadre de la psychologie du travail. Nous avons ici décidé de présenter les divers aspects de cette méthodologie : son origine, ses différentes déclinaisons, son mode de fonctionnement, etc. Vous trouverez donc ci-dessous un essai de définition, un regard critique sur ses apports et ses limites, puis un exemple concret de recherche ayant adopté cette démarche méthodologique. | |||
Mots-clés : entretien d'autoconfrontation, autoconfrontation croisée, allo-confrontation, autoconfrontation collective. | |||
|} | |||
==Introduction== | |||
Dans l’éventail des méthodologies de recherche en sciences humaines, la démarche d’autoconfrontation est principalement utilisée dans le cadre de la psychologie du travail. Nous avons ici décidé de présenter les divers aspects de cette méthodologie : son origine, ses différentes déclinaisons, son mode de fonctionnement, etc. Vous trouverez donc ci-dessous un essai de définition, un regard critique sur ses apports et ses limites, puis un exemple concret de recherche ayant adopté cette démarche méthodologique. | |||
==Définitions== | |||
Avant toute chose, il convient de définir les caractéristiques de cette démarche méthodologique, puis d’en distinguer les différents types et les phases successives. Introduit dans sa forme actuelle par Von Cranach et sa “théorie de l’action dirigée vers un but” dans les années 80 (Theureau, 2005), l’entretien d’autoconfrontation (ou ''self-confrontation'') est une méthode d’analyse de l’activité humaine consistant à confronter un ou plusieurs participants à une activité en les incitant à la commenter, en présence d’un interlocuteur. L’activité est généralement présentée sous forme d’enregistrement vidéo - représentation la plus objective et complète de l’activité telle qu'elle a eu lieu, mais peut selon les situations également comprendre des données audio, voire transcrites. L’entretien d’autoconfrontation permet ainsi de saisir l’activité de travail, c’est-à-dire ce qui se fait réellement, mais aussi “ce qui ne se fait pas [...], ce que l’on aurait voulu ou pu faire” sans y parvenir, et donc non seulement la tâche, le travail tel qu’il devrait être fait (Clot ''et al.'', 2000). | |||
Si - comme nous le développerons plus bas - cette démarche présente un certain nombre de bénéfices, elle se caractérise par deux éléments notables : | |||
* le cadre dialogique : dans la perspective des travaux de Bakhtine à la fin des années 70, “le dialogisme constitue le principe directeur et la source [de ce] dispositif méthodologique” (Faïta & Vieira, 2003, p.124). Plus précisément, un cadre est créé, dans lequel les participants sont invités à réagir sur l’activité ; sorte de discours sur le faire, “[mettant] en chantier les manières de penser collectivement leur travail” (Faïta & Vieira, ''ibid.''). | |||
* la métacognition : en prenant son activité comme objet de réflexion, le participant se confronte à une activité métacognitive sur sa propre pratique, dont le discours peut intéresser le chercheur. | |||
==Types d'entretiens d’autoconfrontation== | |||
Plusieurs types d’entretiens peuvent être distingués (Mollo & Falzon, 2004 ; Clot ''et al.'', 2000). Même si la terminologie employée n’est pas partagée par ces auteurs, ils se réfèrent au même critère de classement, à savoir le nombre de participants impliqués dans la démarche : | |||
* l’autoconfrontation simple ou individuelle, qui consiste à confronter un seul participant à sa propre activité. Cette démarche individuelle cherche à ce que le participant commente et explicite les démarches adoptées pour réaliser ses tâches, pour révéler les processus cognitifs qui sous-tendent la description de cette activité, qu’elle soit professionnelle ou non (Mollo & Falzon, 2004, p.533). | |||
* l’autoconfrontation croisée ou allo-confrontation, qui consiste à confronter l’activité d’un participant aux commentaires d’un collègue, que ce participant soit présent ou non. Si cette démarche met parfois à distance le principal concerné, elle offre l’avantage de confronter l’activité d’une personne au regard critique et objectif d’un autre acteur professionnel. | |||
* la confrontation collective, qui consiste à réunir un groupe de participants, afin de commenter l’activité de plusieurs d’entre eux ; démarche adoptée dans l'exemple présenté en fin d’article. Cette approche offre l’avantage de confronter les différentes représentations des participants, en vue de la construction d’une culture commune. | |||
Soulignons que ceux-ci sont tantôt utilisés indépendamment, tantôt de manière successive et articulée ; l’autoconfrontation croisée faisant suite à l’autoconfrontation simple, considérée comme introductive. | |||
==Démarche d’entretien d’autoconfrontation== | |||
Plusieurs auteurs (Clot ''et al.'', 2000 ; Faïta & Vieira, 2003) soulignent qu’au-delà de l’entretien d’autoconfrontation lui-même, la démarche comprend trois phases principales : | |||
* la constitution d’un groupe d’analyse et du matériau : phase durant laquelle le chercheur choisit des participants “représentatif[s] du milieu de travail associé à la recherche” (Faïta, 2001, cité par Faïta & Vieira, 2003) suite à leur observation. Ces participants sont ensuite filmés dans leur activité et des séquences d’activité filmées d’où pourra naître la discussion sont finalement sélectionnées par le chercheur ou - dans certains cas - par les participants eux-mêmes ; | |||
* la réalisation des autoconfrontations et la conjugaison des expériences des participants : second moment, durant lequel le(s) participant(s) se confronte(nt) aux images filmées et les commente(nt). Il s’agit d’un moment crucial pour le chercheur, qui y récolte à proprement parler ses données, en filmant - ou du moins, enregistrant - les interactions naissant du visionnement. | |||
* l’extension de l’analyse au collectif professionnel : troisième étape, conjuguant ce que les participants font (étape 1) et ce qu’ils en disent (étape 2). L’ensemble du matériel enregistré dans ces deux étapes peut être soumis aux participants, afin que continue collectivement le travail d’analyse. | |||
Type de données recueillies | |||
Quel type de données l’entretien d’autoconfrontation permet-il de recueillir, et dans quelle perspective de recherche et d’analyse ? Notons ici que si la démarche d’autoconfrontation peut être intéressante dans divers champs des sciences humaines, c’est essentiellement dans celui de l’analyse du travail qu’elle s'est développée. | |||
L’entretien d’autoconfrontation - c’est-à-dire le moment où le chercheur fait expliciter leur démarche aux participants confrontés au support enregistré - produit un discours sur l’activité ; ce discours est enregistré par le chercheur, sous forme vidéo ou audio. Il est alors transcrit de manière plus ou moins fine et précise, selon l’analyse que le chercheur souhaite en faire. | |||
Selon Clot ''et al.'' (2000), l’autoconfrontation permet de comprendre la dynamique d’action des sujets et part du constat que “seuls [les] collectifs eux-mêmes peuvent opérer des transformations durables dans leur milieu de travail” (p.1). | |||
L’impact est donc double : | |||
* pour le participant, la démarche d’autoconfrontation permet de verbaliser sa pratique et ses choix, et de la confronter au regard d’un professionnel ou d’un collègue ; | |||
* pour le chercheur, de documenter de manière plus ou moins détournée l’expérience du sujet et la compréhension immédiate de son vécu (Theureau, ''s.d.''). | |||
==Apports== | |||
L’originalité de l’entretien d’autoconfrontation réside tout d’abord dans le fait qu’il implique une façon particulière d’analyser et de penser collectivement le travail et l’activité humaine et, plus largement, les rapports humains. En effet, l’approche d’autoconfrontation érige comme objet central le rapport dialogique liant le ou les participants à son ou ses interlocuteurs. Or, selon Bakhtine, le discours en tant que désignateur de la présence de l’autre considère autrui comme étant essentiel dans la constitution du moi. Jenny (2003) désigne d’ailleurs cette approche des sciences humaines comme une anthropologie de l’altérité. L’objet d’analyse est donc bien clairement le discours qui émane de l’entretien d’autoconfrontation et non l’activité sur laquelle porte ce discours. De manière générale, l’autoconfrontation encourage l’explication spontanée (''spontaneous explanation'') mais également la modification de représentations existantes et l’inférence de nouvelles représentations, ainsi que le développement d’un savoir collectif (''collective knowledge'') (Mollo, Falzon, ''op. cit.'', p. 534). | |||
L’entretien d’autoconfrontation constitue également en soi une activité de type meta (activité sur l’activité) qui propose de produire du sens (par le biais du discours) à partir de ce qui est observé. Tout en incitant les sujets à réfléchir à une situation en vue d’améliorer leurs pratiques (Mollo, Falzon, 2004, p. 532), l’autoconfrontation les amène à se décentrer de leur propre activité : “les mouvements discursifs occasionnés chez les protagonistes par le film participent de la remise en chantier de ce qu’ils se voient faire et s’entendent dire, [et] constituent autant d’éléments de décontextualisation-recontextualisation de leur activité” (Faïta et Vieira, ''op. cit.'', p,. 129). | |||
Enfin, Mollo et Falzon (''op. cit.'', p. 532) mettent en avant l’utilisation de la vidéo comme un moyen de récolte des données (le discours produit à partir des ces enregistrements) garantissant les critères nécessaires à la validité scientifique de l’approche : vérité (''truth criterion''), exhaustivité (''exhaustiveness criterion'') et fidélité (''fidelity criterion''). En effet, l’enregistrement vidéo garantit la restitution de l’intégralité de l’action en toute objectivité, ce qui, selon Mollo et Falzon, ''ibid''.) permet d’éviter les biais tels que la subjectivité de l’analyste, “''The subjective character of the eyes and ears of the analyse or to inaccurate reports by the worker''”. (p. 532). | |||
==Limites== | |||
Choisir l’entretien d’autoconfrontation comme moyen de récoltes de données nécessite un travail d’anticipation et de planification sans faille de la part du chercheur pour développer tout son potentiel et peut constituer, en cela, une forme de limite que l’on pourrait attribuer à cette approche. Par exemple, le temps écoulé entre l’activité initiale et l’activité d’autoconfrontation (visionnement de la séquence filmée) constitue un paramètre important à prendre en compte : “''It will considerably influence the nature of collected verbal reports, in particular with regard to individual auto-confrontation. Indeed, if auto-confrontation takes place with a short delay after observation (Bisseret et al., 1999) the recording can be used as a probe (in the psychological sense of the term), i.e. as a tool of assistance to memory recall. On the contrary, if the recording is used a long time after the observations, it does not act as a recall but as an aid for rebuilding the activity''”. (Mollo, Falzon, ''op. cit''., p. 535). Cette limitation ne touche évidemment pas les autoconfrontations de type croisées ou collectives puisqu’elles s’appuient sur le regard d’autrui n’ayant pas vécu réellement la situation et ne font donc pas appel à leurs souvenirs de l’événement. | |||
De façon plus générale, il importe que le chercheur se défasse de toute illusion de neutralité. En effet, par son intervention de guidage, il imprime nécessairement dans l’échange dialogique qui se joue les marques issues de la culture qui lui est propre et notamment de sa culture disciplinaire (Faïta, Vieira, ''op. cit''., p. 133). Son rôle consiste donc à centrer le débat sur l’activité et sur “le mouvement dialogique de ce que les protagonistes voient qu’ils font” (Faïta, Vieira, ''ibid.'', p. 129). Le chercheur joue ainsi, dans son positionnement et ses attitudes, le rôle-clé d’”omniscient-omniprévoyant” en déterminant lui même un “point de fixation du sens”, selon l’appellation de Bakhtine. A l’inverse, dans le cas de l’autoconfrontation croisée, “C’est le pair, l’alter ego qui fournit ce point de fixation, à partir duquel le sujet peut alors se saisir de son propre vécu” . D’où la difficulté de constituer un modèle pour ce type d’entretien, ce qui serait “en parfaite contradiction avec les fondements de la démarche” (Faïta, Vieira, ''ibid''., p. 151). | |||
Notons, enfin, un élément susceptible d’entraver les résultats de l’autoconfrontation : il s’agit des contraintes, notamment légales, auxquelles peuvent être liées les participants dans le cadre de leur travail et pouvant rendre plus compliquée la tenue d’un échange libre et le partage d’un savoir collectif. | |||
==Exemple d’application concrète== | |||
Nous présentons ici un exemple concret d’autoconfrontation en situation. Celui-ci est issu d’une étude menée par Guichon en 2009. Il s’agissait de confronter à leur propre activité des dyades d’apprentis tuteurs (seize étudiants de Master de Français langue étrangère de l’Université Lyon 2). L’objectif de cette autoconfrontation était de permettre aux formateurs d’identifier les compétences spécifiques à enseigner aux futurs tuteurs devant assurer un enseignement synchrone en ligne. Dans un premier temps, une dyade d’apprentis tuteurs a été mis en situation professionnelle réelle (séances synchrones de tutorat distant avec des étudiants de français d’une université nord-américaine). Juste après cette séance, dont le déroulement a été filmé, on a demandé à la dyade de sélectionner un extrait de la séance constituant à leurs yeux un moment significatif de cette situation (“''Moments in a professional situation when they face an obstacle and no ready-made process is available to surmount it efficiently''”, Guichon, 2009) à présenter aux autres apprentis tuteurs (autoconfrontation croisée). Enfin, la dyade a soumis le choix de la séquence au reste du groupe de tuteurs (confrontation collective) et en a débattu sous la direction du chercheur qui encourageait la participation active de chacun. Le regard porté par les apprentis tuteurs sur leur activité a constitué un élément important pour l’identification des contraintes professionnelles auxquelles un tuteur doit faire face dans sa pratique et sur les compétences qui lui sont nécessaires pour pouvoir résoudre ces situations-problèmes. | |||
==Conclusion== | |||
Nous l’avons vu, l’entretien d’autoconfrontation peut apporter un complément intéressant à une recherche de type empirique, dépassant la simple observation ou l’analyse de traces. Cette approche offre l’avantage de toucher aux motivations, aux procédures mises en place par les sujets en cours d’action et de les rendre accessibles au chercheur par le bais du discours. Les avantages de cette approche, utilisée dans différents contextes (citons par exemple les études s’intéressant à l’interaction entraîneur-athlète) dépassent donc largement le cadre de la psychologie du travail. | |||
[[Utilisateur:Aline Meyer|Aline Meyer]] et [[Utilisateur:Claire Peltier|Claire Peltier]] | |||
==Bibliographie, webographie== | |||
Clot, Y., Faïta, D., Fernandez, G. & Scheller, L. (2000). Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité. ''Pistes'', 2, pp. 1-7. | |||
Faïta, D. & Vieira, M. (2003) Réflexions méthodologiques sur l’autoconfrontation croisée. ''D.E.L.T.A'', 19:1, pp. 123-154. | |||
Falzon, P. & Mollo, V. (2004). Auto- and allo-confrontation as tools for reflective activities. ''Applied ergonomics'', 35, pp. 531-540. | |||
Guichon, N. (2009). Training future language teachers to develop online tutors’ competence through reflective analysis. ''ReCall'', 21 (2), pp. 166-185. | |||
Jenny, L. (2003). ''Dialogisme et polyphonie'' [en ligne]. Genève : Faculté des lettres de l’Université de Genève. http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/dialogisme/dpintegr.html#dpsommar (consulté le 22.12.2010) | |||
Theureau, J. (2005). Les méthodes de construction de données du programme de recherche sur les cours d’action et leur articulation collective, et... la didactique des activités physiques et sportives ? ''Impulsion'', 4, pp. 281-301. | |||
[[Catégorie:Méthodes de recherche]] | |||
[[Catégorie:Semactu 2010-2011]] |
Dernière version du 9 avril 2011 à 14:58
Cet article a été rédigé dans le cadre du cours Semactu 2010-2011
Resumé
La démarche d’autoconfrontation (self-confrontation en anglais) est une méthode d’analyse de l’activité humaine consistant à confronter un ou plusieurs participants à une activité en les incitant à la commenter, en présence d’un interlocuteur. Cet article présente les différents types d’entretiens d’autoconfrontation, leurs avantages et inconvénients ainsi qu’un exemple d’application. Dans l’éventail des méthodologies de recherche en sciences humaines, la démarche d’autoconfrontation est principalement utilisée dans le cadre de la psychologie du travail. Nous avons ici décidé de présenter les divers aspects de cette méthodologie : son origine, ses différentes déclinaisons, son mode de fonctionnement, etc. Vous trouverez donc ci-dessous un essai de définition, un regard critique sur ses apports et ses limites, puis un exemple concret de recherche ayant adopté cette démarche méthodologique. Mots-clés : entretien d'autoconfrontation, autoconfrontation croisée, allo-confrontation, autoconfrontation collective. |
Introduction
Dans l’éventail des méthodologies de recherche en sciences humaines, la démarche d’autoconfrontation est principalement utilisée dans le cadre de la psychologie du travail. Nous avons ici décidé de présenter les divers aspects de cette méthodologie : son origine, ses différentes déclinaisons, son mode de fonctionnement, etc. Vous trouverez donc ci-dessous un essai de définition, un regard critique sur ses apports et ses limites, puis un exemple concret de recherche ayant adopté cette démarche méthodologique.
Définitions
Avant toute chose, il convient de définir les caractéristiques de cette démarche méthodologique, puis d’en distinguer les différents types et les phases successives. Introduit dans sa forme actuelle par Von Cranach et sa “théorie de l’action dirigée vers un but” dans les années 80 (Theureau, 2005), l’entretien d’autoconfrontation (ou self-confrontation) est une méthode d’analyse de l’activité humaine consistant à confronter un ou plusieurs participants à une activité en les incitant à la commenter, en présence d’un interlocuteur. L’activité est généralement présentée sous forme d’enregistrement vidéo - représentation la plus objective et complète de l’activité telle qu'elle a eu lieu, mais peut selon les situations également comprendre des données audio, voire transcrites. L’entretien d’autoconfrontation permet ainsi de saisir l’activité de travail, c’est-à-dire ce qui se fait réellement, mais aussi “ce qui ne se fait pas [...], ce que l’on aurait voulu ou pu faire” sans y parvenir, et donc non seulement la tâche, le travail tel qu’il devrait être fait (Clot et al., 2000). Si - comme nous le développerons plus bas - cette démarche présente un certain nombre de bénéfices, elle se caractérise par deux éléments notables :
- le cadre dialogique : dans la perspective des travaux de Bakhtine à la fin des années 70, “le dialogisme constitue le principe directeur et la source [de ce] dispositif méthodologique” (Faïta & Vieira, 2003, p.124). Plus précisément, un cadre est créé, dans lequel les participants sont invités à réagir sur l’activité ; sorte de discours sur le faire, “[mettant] en chantier les manières de penser collectivement leur travail” (Faïta & Vieira, ibid.).
- la métacognition : en prenant son activité comme objet de réflexion, le participant se confronte à une activité métacognitive sur sa propre pratique, dont le discours peut intéresser le chercheur.
Types d'entretiens d’autoconfrontation
Plusieurs types d’entretiens peuvent être distingués (Mollo & Falzon, 2004 ; Clot et al., 2000). Même si la terminologie employée n’est pas partagée par ces auteurs, ils se réfèrent au même critère de classement, à savoir le nombre de participants impliqués dans la démarche :
- l’autoconfrontation simple ou individuelle, qui consiste à confronter un seul participant à sa propre activité. Cette démarche individuelle cherche à ce que le participant commente et explicite les démarches adoptées pour réaliser ses tâches, pour révéler les processus cognitifs qui sous-tendent la description de cette activité, qu’elle soit professionnelle ou non (Mollo & Falzon, 2004, p.533).
- l’autoconfrontation croisée ou allo-confrontation, qui consiste à confronter l’activité d’un participant aux commentaires d’un collègue, que ce participant soit présent ou non. Si cette démarche met parfois à distance le principal concerné, elle offre l’avantage de confronter l’activité d’une personne au regard critique et objectif d’un autre acteur professionnel.
- la confrontation collective, qui consiste à réunir un groupe de participants, afin de commenter l’activité de plusieurs d’entre eux ; démarche adoptée dans l'exemple présenté en fin d’article. Cette approche offre l’avantage de confronter les différentes représentations des participants, en vue de la construction d’une culture commune.
Soulignons que ceux-ci sont tantôt utilisés indépendamment, tantôt de manière successive et articulée ; l’autoconfrontation croisée faisant suite à l’autoconfrontation simple, considérée comme introductive.
Démarche d’entretien d’autoconfrontation
Plusieurs auteurs (Clot et al., 2000 ; Faïta & Vieira, 2003) soulignent qu’au-delà de l’entretien d’autoconfrontation lui-même, la démarche comprend trois phases principales :
- la constitution d’un groupe d’analyse et du matériau : phase durant laquelle le chercheur choisit des participants “représentatif[s] du milieu de travail associé à la recherche” (Faïta, 2001, cité par Faïta & Vieira, 2003) suite à leur observation. Ces participants sont ensuite filmés dans leur activité et des séquences d’activité filmées d’où pourra naître la discussion sont finalement sélectionnées par le chercheur ou - dans certains cas - par les participants eux-mêmes ;
- la réalisation des autoconfrontations et la conjugaison des expériences des participants : second moment, durant lequel le(s) participant(s) se confronte(nt) aux images filmées et les commente(nt). Il s’agit d’un moment crucial pour le chercheur, qui y récolte à proprement parler ses données, en filmant - ou du moins, enregistrant - les interactions naissant du visionnement.
- l’extension de l’analyse au collectif professionnel : troisième étape, conjuguant ce que les participants font (étape 1) et ce qu’ils en disent (étape 2). L’ensemble du matériel enregistré dans ces deux étapes peut être soumis aux participants, afin que continue collectivement le travail d’analyse.
Type de données recueillies Quel type de données l’entretien d’autoconfrontation permet-il de recueillir, et dans quelle perspective de recherche et d’analyse ? Notons ici que si la démarche d’autoconfrontation peut être intéressante dans divers champs des sciences humaines, c’est essentiellement dans celui de l’analyse du travail qu’elle s'est développée. L’entretien d’autoconfrontation - c’est-à-dire le moment où le chercheur fait expliciter leur démarche aux participants confrontés au support enregistré - produit un discours sur l’activité ; ce discours est enregistré par le chercheur, sous forme vidéo ou audio. Il est alors transcrit de manière plus ou moins fine et précise, selon l’analyse que le chercheur souhaite en faire. Selon Clot et al. (2000), l’autoconfrontation permet de comprendre la dynamique d’action des sujets et part du constat que “seuls [les] collectifs eux-mêmes peuvent opérer des transformations durables dans leur milieu de travail” (p.1). L’impact est donc double :
- pour le participant, la démarche d’autoconfrontation permet de verbaliser sa pratique et ses choix, et de la confronter au regard d’un professionnel ou d’un collègue ;
- pour le chercheur, de documenter de manière plus ou moins détournée l’expérience du sujet et la compréhension immédiate de son vécu (Theureau, s.d.).
Apports
L’originalité de l’entretien d’autoconfrontation réside tout d’abord dans le fait qu’il implique une façon particulière d’analyser et de penser collectivement le travail et l’activité humaine et, plus largement, les rapports humains. En effet, l’approche d’autoconfrontation érige comme objet central le rapport dialogique liant le ou les participants à son ou ses interlocuteurs. Or, selon Bakhtine, le discours en tant que désignateur de la présence de l’autre considère autrui comme étant essentiel dans la constitution du moi. Jenny (2003) désigne d’ailleurs cette approche des sciences humaines comme une anthropologie de l’altérité. L’objet d’analyse est donc bien clairement le discours qui émane de l’entretien d’autoconfrontation et non l’activité sur laquelle porte ce discours. De manière générale, l’autoconfrontation encourage l’explication spontanée (spontaneous explanation) mais également la modification de représentations existantes et l’inférence de nouvelles représentations, ainsi que le développement d’un savoir collectif (collective knowledge) (Mollo, Falzon, op. cit., p. 534).
L’entretien d’autoconfrontation constitue également en soi une activité de type meta (activité sur l’activité) qui propose de produire du sens (par le biais du discours) à partir de ce qui est observé. Tout en incitant les sujets à réfléchir à une situation en vue d’améliorer leurs pratiques (Mollo, Falzon, 2004, p. 532), l’autoconfrontation les amène à se décentrer de leur propre activité : “les mouvements discursifs occasionnés chez les protagonistes par le film participent de la remise en chantier de ce qu’ils se voient faire et s’entendent dire, [et] constituent autant d’éléments de décontextualisation-recontextualisation de leur activité” (Faïta et Vieira, op. cit., p,. 129).
Enfin, Mollo et Falzon (op. cit., p. 532) mettent en avant l’utilisation de la vidéo comme un moyen de récolte des données (le discours produit à partir des ces enregistrements) garantissant les critères nécessaires à la validité scientifique de l’approche : vérité (truth criterion), exhaustivité (exhaustiveness criterion) et fidélité (fidelity criterion). En effet, l’enregistrement vidéo garantit la restitution de l’intégralité de l’action en toute objectivité, ce qui, selon Mollo et Falzon, ibid.) permet d’éviter les biais tels que la subjectivité de l’analyste, “The subjective character of the eyes and ears of the analyse or to inaccurate reports by the worker”. (p. 532).
Limites
Choisir l’entretien d’autoconfrontation comme moyen de récoltes de données nécessite un travail d’anticipation et de planification sans faille de la part du chercheur pour développer tout son potentiel et peut constituer, en cela, une forme de limite que l’on pourrait attribuer à cette approche. Par exemple, le temps écoulé entre l’activité initiale et l’activité d’autoconfrontation (visionnement de la séquence filmée) constitue un paramètre important à prendre en compte : “It will considerably influence the nature of collected verbal reports, in particular with regard to individual auto-confrontation. Indeed, if auto-confrontation takes place with a short delay after observation (Bisseret et al., 1999) the recording can be used as a probe (in the psychological sense of the term), i.e. as a tool of assistance to memory recall. On the contrary, if the recording is used a long time after the observations, it does not act as a recall but as an aid for rebuilding the activity”. (Mollo, Falzon, op. cit., p. 535). Cette limitation ne touche évidemment pas les autoconfrontations de type croisées ou collectives puisqu’elles s’appuient sur le regard d’autrui n’ayant pas vécu réellement la situation et ne font donc pas appel à leurs souvenirs de l’événement. De façon plus générale, il importe que le chercheur se défasse de toute illusion de neutralité. En effet, par son intervention de guidage, il imprime nécessairement dans l’échange dialogique qui se joue les marques issues de la culture qui lui est propre et notamment de sa culture disciplinaire (Faïta, Vieira, op. cit., p. 133). Son rôle consiste donc à centrer le débat sur l’activité et sur “le mouvement dialogique de ce que les protagonistes voient qu’ils font” (Faïta, Vieira, ibid., p. 129). Le chercheur joue ainsi, dans son positionnement et ses attitudes, le rôle-clé d’”omniscient-omniprévoyant” en déterminant lui même un “point de fixation du sens”, selon l’appellation de Bakhtine. A l’inverse, dans le cas de l’autoconfrontation croisée, “C’est le pair, l’alter ego qui fournit ce point de fixation, à partir duquel le sujet peut alors se saisir de son propre vécu” . D’où la difficulté de constituer un modèle pour ce type d’entretien, ce qui serait “en parfaite contradiction avec les fondements de la démarche” (Faïta, Vieira, ibid., p. 151).
Notons, enfin, un élément susceptible d’entraver les résultats de l’autoconfrontation : il s’agit des contraintes, notamment légales, auxquelles peuvent être liées les participants dans le cadre de leur travail et pouvant rendre plus compliquée la tenue d’un échange libre et le partage d’un savoir collectif.
Exemple d’application concrète
Nous présentons ici un exemple concret d’autoconfrontation en situation. Celui-ci est issu d’une étude menée par Guichon en 2009. Il s’agissait de confronter à leur propre activité des dyades d’apprentis tuteurs (seize étudiants de Master de Français langue étrangère de l’Université Lyon 2). L’objectif de cette autoconfrontation était de permettre aux formateurs d’identifier les compétences spécifiques à enseigner aux futurs tuteurs devant assurer un enseignement synchrone en ligne. Dans un premier temps, une dyade d’apprentis tuteurs a été mis en situation professionnelle réelle (séances synchrones de tutorat distant avec des étudiants de français d’une université nord-américaine). Juste après cette séance, dont le déroulement a été filmé, on a demandé à la dyade de sélectionner un extrait de la séance constituant à leurs yeux un moment significatif de cette situation (“Moments in a professional situation when they face an obstacle and no ready-made process is available to surmount it efficiently”, Guichon, 2009) à présenter aux autres apprentis tuteurs (autoconfrontation croisée). Enfin, la dyade a soumis le choix de la séquence au reste du groupe de tuteurs (confrontation collective) et en a débattu sous la direction du chercheur qui encourageait la participation active de chacun. Le regard porté par les apprentis tuteurs sur leur activité a constitué un élément important pour l’identification des contraintes professionnelles auxquelles un tuteur doit faire face dans sa pratique et sur les compétences qui lui sont nécessaires pour pouvoir résoudre ces situations-problèmes.
Conclusion
Nous l’avons vu, l’entretien d’autoconfrontation peut apporter un complément intéressant à une recherche de type empirique, dépassant la simple observation ou l’analyse de traces. Cette approche offre l’avantage de toucher aux motivations, aux procédures mises en place par les sujets en cours d’action et de les rendre accessibles au chercheur par le bais du discours. Les avantages de cette approche, utilisée dans différents contextes (citons par exemple les études s’intéressant à l’interaction entraîneur-athlète) dépassent donc largement le cadre de la psychologie du travail.
Bibliographie, webographie
Clot, Y., Faïta, D., Fernandez, G. & Scheller, L. (2000). Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité. Pistes, 2, pp. 1-7.
Faïta, D. & Vieira, M. (2003) Réflexions méthodologiques sur l’autoconfrontation croisée. D.E.L.T.A, 19:1, pp. 123-154.
Falzon, P. & Mollo, V. (2004). Auto- and allo-confrontation as tools for reflective activities. Applied ergonomics, 35, pp. 531-540.
Guichon, N. (2009). Training future language teachers to develop online tutors’ competence through reflective analysis. ReCall, 21 (2), pp. 166-185.
Jenny, L. (2003). Dialogisme et polyphonie [en ligne]. Genève : Faculté des lettres de l’Université de Genève. http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/dialogisme/dpintegr.html#dpsommar (consulté le 22.12.2010)
Theureau, J. (2005). Les méthodes de construction de données du programme de recherche sur les cours d’action et leur articulation collective, et... la didactique des activités physiques et sportives ? Impulsion, 4, pp. 281-301.