Partage de praxéologie
Introduction
Le terme de praxéologie a vu sa définition évoluer au fur et à mesure de son utilisation et en fonction des différents domaines dans lesquels celui-ci s’est vu utilisé. Afin de bien comprendre ce que la praxéologie partagée signifie, il est important de décomposer ce concept.
Ce court article a pour but de donner une vision d'ensemble du terme praxéologie dans les différents domaines auxquels il se rattache et pour finir de le définir au sein des sciences techno-pédagogiques, plus précisément dans le modèle de transposition méta-didactique, lorsque celui-ci est appliqué au design based research (DBR) ou recherche orientée par la conception (RoC) en français (Sanchez & Monod-Ansaldi, 2015). C’est dans ce contexte que le concept de praxéologie partagée prend tout son sens et où il occupe une place centrale.
Historiographie de la praxéologie
Les premiers usages documentés du terme praxéologie nous viennent de l'ouvrage “Les origines de la technologie” par par A. Espinas dans la Revue Philosophique d’août-septembre 1890 et 1891. Le terme semble y être utilisé par l’auteur pour parler de la pratique, il semble déjà la distinguer de la technologie. Il lui donne pour définition: "science [....] des formes les plus universelles et des principes les plus élevés de l’action dans l’ensemble des êtres vivants capables de se mouvoir", ou encore dans la table des matières : philosophie de l’action. (Petruszewycz, 1965)
Oublié pendant une trentaine d'années, il connaîtra un regain d'intérêt lorsque celui-ci sera utilisé dans le domaine de l’économie, par exemple par l’économiste et mathématicien russe E. Slutsky ou ensuite par l’économiste autrichien L. von Mises dans son traité “Human Action, a treatise on economics" (1949).
la praxéologie comme science de l’action
C’est véritablement dans les écrits économiques de la moitié du XXème siècle que ce terme se verra donner le statut de science. Selon R. Daval (1963) le traité: “Human Action, a treatise on economics" de L. Von Mises (1949) peut être considéré comme le premier traité ayant pour intention de réellement considérer la praxéologie comme telle, c'est-à-dire une science à part entière, celle de l’action.
En effet, L. Von Mises (1949) fait remarquer que les sciences économiques ne trouvent pas leur place dans le cadre des sciences léguées par les grecs que sont les mathématiques, la physique, la logique, la biologie ou encore la psychologie. La forte interdépendance des phénomènes du marché implique des connaissances nouvelles qui ne peuvent pas être imputées uniquement à un seul de ces domaines. Selon son analyse, la coopération sociale et l’action humaine sont régies par des lois et la connaissance de celles-ci permettraient d'améliorer le résultat des actions des individus (Daval, 1963).
L’économie selon L. Von Mises (1949) serait donc l’espèce la plus évoluée d’un genre de praxéologie qui pourrait désigner selon lui la science de l’action ou la science de la pratique. Il la définit comme la science permettant : “l'ajustement des moyens à la réalisation d’une fin donnée”. La praxéologie comme décrite par L. Von Mises (1949) se veut une praxéologie mathématique. En économie, elle permettrait l’élimination du doute au profit d’une manière optimale de réaliser une action. Son calcul pourrait s’effectuer comme tel (Petruszewycz, 1965) :
- 1 - Énumérer les possibilités d’action.
- 2 - Examiner les conséquences de chacune de ces actions.
- 3 - Évaluer les résultats.
- 4 - Prendre une décision.
L. Von Mises (1949) nous rend attentif à ne pas confondre praxéologie et psychologie de l’action, car il existe selon lui une différence fondamentale entre la psychologie de l’action et la praxéologie. La psychologie de l’action traite des états et phénomènes mentaux qui précèdent accompagnent et découlent de l’action. La praxéologie quant à elle étudie l'action elle-même. L'objet de la praxéologie ne change pas, or la psychologie de l'action, elle, décrit des phénomènes mentaux différents en fonction du sujet agissant, contrairement à la praxéologie, qui selon lui ne "doit" pas dépendre du sujet. La praxéologie, classée alors comme science logique devrait donc être apriorique, et ne pas dépendre de l'expérience individuelle (Daval, 1963).
la praxéologie partagée: Le modèle de transposition méta-didactique
En science de l’éducation et en recherche sur les technologies éducatives, la praxéologie prend un sens un peu différent de celui décrit plus haut, bien que certaines similitudes persistent. Son sens se rapproche de la psychologie de l’action en ceci que la praxéologie se voit attribuer une composante subjective. En effet, elle est décrite comme propre à celui qui l'émet, de par son parcours spécifique et son domaine d'expertise bien qu'elle puisse traiter d'une même pratique. De plus, elle n’est plus seulement caractérisée comme une science apriorique, mais elle est dynamique et sujette à évolution. Son objectif n’est plus seulement la prise de meilleures décisions, mais son partage permet aussi de favoriser la collaboration au sein d’équipes pluridisciplinaires et d'arriver à de meilleurs résultats sur les savoirs et les savoirs-faire mobilisés (Monod-Ansaldi et al. 2015).
la praxéologie, quelques définitions
La praxéologie est constituée de deux niveaux: d'un côté le savoir-faire (praxis) qui fait référence à la pratique et de l'autre la connaissance (logos) qui sert à décrire, à expliquer et justifier les savoirs-faire (pratiques) (Monod-Ansaldi et al. 2015). Selon Chevallard (1998) ces deux niveaux sont eux-même composés de deux dimensions. Le niveau de la praxis est composé de la tâche et d’une manière de faire (technique). La tâche est souvent exprimée par un verbe d'action. La manière de faire peut, quant à elle, être traduite par la technique employée pour réaliser ladite tâche. En ce qui concerne la connaissance, ou logos, elle est aussi composée de deux briques, d’un côté la technologie, qui équivaut au discours décrivant, expliquant et clarifiant la technique. l’autre brique est la théorie, qui est l’assemblage des connaissances qui soutiennent le discours sur la technologie. La praxéologie est alors composée de deux ensembles, un practico-technique et l’autre technologico-théorique. (Chevallard, 1997, cité par Morard et Sanchez, 2021)
Huybens (2009, cité par Segers, 2018), quant à lui, décrit la praxéologie comme un métissage de concepts issu d’une collaboration, il parle d’un va-et-vient entre la pratique et la théorie et du mélange de plusieurs théories issues des domaines de la recherche-action de l’autorégulation et de la systémique sociale.
Aussi appelée parfois praxéologie méta-didactique par Aldon et al. (2013), ils la définissent comme “les réflexions pratiques et théoriques qui se développent dans le cadre d’une recherche collaborative.” (Aldon et al., 2013 dans Sanchez & Monod-Ansaldi, 2015)
le modèle de transposition méta-didactique
Le partage de praxéologie est un concept mobilisé dans un cadre spécifique, celui de la transposition méta-didactique. C’est au sein de celui-ci que le concept de praxéologie partagée est central.
La transposition méta-didactique (Arzarello et al., 2014 cité par Paukovics, 2021 ) est décrite comme un cadre théorique qui offre des outils et des modèles permettant l’étude des savoirs co-construits. Il est mobilisé dans le cadre de recherches collaboratives, où il étudie et décrit les interactions entre les participant.e.s.
Au sein du modèle de la transposition méta-didactique, le but est de repérer comment les praxéologies de chacun, elles-mêmes constituées des savoirs-faire et connaissances des participant.e.s du cercle de recherche pluridisciplinaire, sont utilisés, travaillés et mobilisés dans les tâches réalisées au sein du groupe. Les praxéologies, une fois confrontées entre elles, permettent la naissance d'une praxéologie partagée et qui, à son tour, fera évoluer les praxéologies individuelles des participant.e.s (Monod-Ansaldi et al. 2015).
Pour le dire autrement, le modèle de transposition méta-didactique est le procédé qui, à partir des praxéologies individuelles, permet d'élaborer une praxéologie partagée, ce qui peut se traduire par “un discours commun sur la pratique” (Monod-Ansaldi et al. 2015). Dans un deuxième temps, les praxéologies individuelles se trouvent transformées. Ce processus peut donner lieu à plusieurs itérations et donc plusieurs générations de praxologies individuelles et partagées.
Deux éléments semblent favoriser le partage de praxéologie: les objets frontières et le broker (Monod-Ansaldi et al. 2015). Les objets frontières sont définis par Trompette et Vinck (2009 cité par Sanchez & Monod-Ansaldi, 2015) comme des « objets, abstraits ou concrets, dont la structure est suffisamment commune à plusieurs mondes sociaux pour qu’elle assure un minimum d’identité au niveau de l’intersection tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et contraintes spécifiques de chacun de ces mondes ». Ils permettent aux communautés impliquées de s’accorder sur l’existence d’items appartenant aux communautés impliquées et de développer des savoirs et des savoirs-faire à propos de ces objets.
Le rôle du broker quant à lui, qui selon ce cadre est un individu appartenant suffisamment aux différentes communautés impliquées, a pour but de permettre une meilleure compréhensions entre elles, tant au niveau pratique que théorique.
Le modèle de transposition méta-didactique, originellement développé pour décrire le processus qui conduit au développement professionnel d’enseignants au sein d'activités de formations a été appliqué par Sanchez & Monod-Ansaldi (2015) à la recherche orientée par la conception, un type de recherche collaborative qui a pour but le développement de théories et de modèles grâce à la conception d’artefacts qui prennent souvent l’étiquette d’objets frontières.
Monod-Ansaldi et al. (2015) et Sanchez & Monod-Ansaldi (2015) ont montré que ce type de recherche peut aussi tirer pleinement bénéfice du partage des praxéologies entre chercheurs et praticiens. En effet, le partage des praxéologies permet d’aboutir à de meilleurs résultats du point de vue pragmatique ainsi que sur les modèles théoriques mobilisés en les faisant évoluer. Comme le souligne Segers (2018) dans le cas de la recherche-action: “Cette posture méthodologique permet une réflexion dans et sur l’action et cette dynamique itérative entre la pratique et la recherche permet de formaliser [...] des connaissances plus complexes et transférables.” (Segers, 2018, p.11)
Références
- Daval, R. (1963). La praxéologie. Sociologie du travail, 5(2), 135-155.
- Monod-Ansaldi, R., Sanchez, E., Devallois, D., Daubias, P., Brondex, A., Doche, A. S., ... & Perez, P. (2015). Un exemple de recherche collaborative orientée par la conception analysée au regard de la Théorie anthropologique du didactique. Atelier Méthodologies de conception collaborative des EIAH: vers des approches pluridisciplinaires.
- Morard, S., & Sanchez, E. (2021). Conception collaborative d'un jeu d’évasion pédagogique dans le cadre d'une game jam: du design du jeu au design du jouer. Sciences du jeu, (16)
- Paukovics, E. Comprendre la co-construction des savoirs en analysant les objets-frontière et objets bifaces dans une séance de travail de recherche orientée par la conception. 2021
- Petruszewycz, M. (1965). À propos de la praxéologie. Mathématiques et sciences humaines, 11, 11-18.
- Sanchez, É., & Monod-Ansaldi, R. (2015). Recherche collaborative orientée par la conception. Un paradigme méthodologique pour prendre en compte la complexité des situations d’enseignement-apprentissage. Éducation et didactique, (9-2), 73-94.
- Segers, I. (2018). Récit praxéologique: une approche éthique pour accompagner les transformations socioécologiques. Éthique publique. Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale, 20(2).
- Von Mises, L. (1949). Human action.