Psychologie cognitive
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Introduction
La psychologie cognitive étant un domaine vaste, nous ne traiterons ici que des thématiques principales.
La mémoire
L’Antiquité nous propose une des premières abstractions du concept de mémoire en Mnémosyne, une Titanide, déesse de la mémoire vénérée par les Grecs. Cette divinité montre l’importance que l’on attribuait déjà à cette époque, au concept de mémoire. L’intérêt porté à la mémoire résidera exclusivement dans le domaine de la philosophie jusqu’à la fin du XIXième siècle, qui marquera le début de son étude scientifique (Ebbinghaus., 1885).
Avant cette date, de nombreux philosophes se sont intéressés à la mémoire. Aristote par exemple, dans «De Memoria et Reminiscencia» en 350 av. JC, définit la mémoire comme un intermédiaire entre la pensée et le sens tout en appartenant au sens. La métaphore de l’empreinte permet d’illustrer sa définition, la perception réalise une peinture dans l’âme, la mémoire étant la permanence de cette peinture. Rapprochons nous d’Ebbinghaus en faisant un bond d’une vingtaine de siècle avec Francis Bacon (1561-1626). Il propose un arbre des connaissances qui organise le savoir et sera repris par Diderot et d’Alembert en 1732, pourindexer l’Encyclopédie. L’arbre de la connaissance ainsi décrit, fonde l’entendement sur la mémoire, la raison et l’imagination. Bacon dégage de cette façon les trois fonctions intellectuelles de l’être humain. La conception et l’œuvre de Bacon permettent de distinguer la science de la théologie.
La mémoire a occupé et occupe toujours une place centrale dans la plupart des réflexions philosophiques faites sur l’être humain. L’approche scientifique n’a rien enlevé à son importance, depuis maintenant plus d’un siècle un grand nombre de chercheurs l’étudient. Si la notion de mémoire reste simple, son étude scientifique met en évidence quelques-unes de ses nombreuses facettes.
La mémoire est un processus, ce n'est pas un état. C'est quelque chose qui se déroule dans le temps et on peut y distinguer diverses étapes. Dans un processus mémoriel il y aura:
- la phase d'encodage :
- c'est là où l'information est emmagasinée. On l'appelle encodage parce qu'on suppose qu'elle est stockée dans un code particulier, puisque ça n'est qu'une copie d'un événement extérieur.
- la période de stockage :
- celle-ci peut durer de quelques secondes à des dizaines d'années.
- l'épisode de récupération :
- où on retrouve l'information qui a été préalablement stockée.
La mémoire, avec la perception, sont les sujets d'études favoris des psychologues.
En général ce qu'on appelle mémoire au sens commun, c'est la phase de récupération: «je me souviens». Mais les processus mémoriels ne s'accompagnent pas forcément de ce sentiment de souvenir. Et en particulier chez les bébé, parce que le souvenir est un phénomène de conscience: «je me rends compte que je me souviens que...». Par contre chez les bébés on ne sait pas vraiment quel est l'état de conscience accompagnant ce phénomène.
Il y a plusieurs sortes de mémoire. La mémoire dont on parle souvent, c'est une mémoire particulière qui est ce qu'on appelle la mémoire épisodique. C'est la mémoire des souvenirs autobiographiques qui est conservée de l'existence passée. Il y a beaucoup d'autres formes de mémoires et on en distingue deux grandes catégories:
- la mémoire implicite;
- une mémoire dont on n'a pas conscience, on parle aussi de mémoire procédurale. Dans cette mémoire implicite, dont on n'a pas réellement conscience.
- On va parler de la mémoire des savoir-faire (la mémoire des procédures). Quand on écrit le mot «mémoire» c'est une mémoire procédurale. Cela ne s'oublie pas, comme de faire du vélo, par exemple.
- la mémoire déclarative;
- c'est une mémoire explicite et c'est un type de mémoire qui se perd facilement. Dans cette mémoire déclarative explicite, on y trouve,
- la mémoire autobiographique (celle qui tend à s'échapper chez les personnes âgées), on l'appelle aussi la mémoire épisodique (la mémoire des épisodes) et on y trouve aussi la mémoire sémantique. C'est le type de connaissance dont on ne connait plus forcément l'origine. Nous savons combien font 6 x 4, mais nous ne savons plus où et quand nous l'avons appris...
- il y a des éléments qui peuvent faire partie à la fois de la mémoire sémantique et de la mémoire épisodique: par exemple savoir quelque chose et se souvenir précisément où cela a été appris. On se souvient de l'épisode d'encodage. La mémoire épisodique/autobiographique est une mémoire de l'encodage. Alors que la mémoire sémantique ne conserve que le contenu de la mémoire et pas son contexte.
Il y a donc plusieurs formes de mémoires et il y a plusieurs façons de les étudier. Il y a deux manières principales:
- la reconnaissance;
- on demande au sujet de reconnaitre, l'événement, le concept, l'objet déjà vu et on va donc avoir une mémoire de reconnaissance ou alors on va demander non pas de reconnaitre, mais de rappeler,
- le rappel;
- on donne à un sujet une liste de dix mots et quatre jours après soit on lui demande de dire les mots dont il se souvient (ce qui va être une tâche de rappel).
Donc si on reprend la tâche des mots ci-dessus. On fait lire ou apprendre à un sujet une liste de 10 mots. Quatre jours plus tard, on lui demande de:
- réciter les mots dont il se souvient: c'est la tâche de rappel, ou;
- on lui montre des mots et on lui demande si oui ou non ils faisaient partie de la liste vue: tâche de reconnaissance.
Le tâches de reconnaissances sont plus faciles que les tâches de rappel. C'est pour ça que, contrairement à ce que les étudiants pensent, le QCM est plus simple que les questions ouvertes, parce que dans le QCM il suffit de reconnaitre l'information et pas de la retrouver.
Lorsqu'on utilise les tâches de reconnaissances, les différences développementales s'atténuent. Elles sont moins fortes que dans les tâches de rappel. Mais ces tâches de rappel peuvent avoir diverses formes:
- libre;
- se rappeler ce dont on se souvient: quels sont les mots dont le sujet se souvient de la liste apprise ou lue quatre jours auparavant,
- indicé;
- donné des indices qui ne sont pas les mots mémorisés, mais qui sont reliés à ces mots: dans la liste il y avait un nom d'animal. Les indices aident les sujets à retrouver la «chose» mémorisée.
La question est de savoir si les bébés ont une mémoire ou pas. On peut penser qu'ils en ont une puisque beaucoup d'animaux en ont.
Les capacités mémorielles révélées par divers paradigmes
On sait que les capacités mémoriels des bébés se manifestent dans un certain nombre de paradigmes où on les voit à l'œuvre.
Soit on les voit à l'œuvre, soit on peut penser que les limitations du comportement des bébés indique que leur mémoire est quelque peu défaillante.
Mémoire et erreur A non B
Il y a un domaine de l'évolution de la mémoire qui a été étudié chez les tous petits, c'est celle de l'erreur A non B. C'est un comportement étrange observé entre huit et 12 mois et qui a trait à la compréhension permanence des objets, c'est-à-dire que les objets continuent d'exister même si on ne les voit plus[1].
On prend un bébé de moins de huit mois, on lui prend des mains l'objet qui l'intéresse et que sous ses yeux on le dissimule sous une serviette. Il se désintéresse de l'objet, il fait comme s'il n'existait plus. À l'âge de huit mois, il s'avère capable d'aller rechercher systématiquement l'objet, manifestant par là qu'il sait que le objet existe toujours même s'il ne le voit plus. Mais Piaget s'aperçoit que ce progrès n'est que partiel parce que si, après avoir caché plusieurs fois l'objet sous une meme cachette et avoir laissé le bébé l'y rechercher, sous ses yeux on cache l'objet d'abord sous une première cachette (celle dont il a pris l'habitude qu'on nommera A), puis, toujours sous ses yeux on le transfert sous une seconde cachette (qu'on nommera B) juste à côté et qu'on laisse le bébé aller chercher l'objet, de manière étonnante, au lieu d'aller le chercher là où il est et là où il l'a vu aller, il retourne le chercher en A, là où il l'a vu aller d'habitude. On appelle cela l'erreur A non B, pour bien signifier que le bébé n'a pas compris que l'objet est en B et il le croit toujours en A.
Évidemment c'est un comportement étonnant qui a suscité de très nombreux travaux. En particulier une des hypothèses qui a été avancée, qui comporte une part de vérité est qu'il y a peut-être un problème de mémoire. Le bébé a l'«habitude» de retrouver l'objet en A. Alors qu'il ne l'a vu aller en B qu'une fois. Peut-être qu'entre le moment où le bébé voit l'objet glisser en B (l'encodage) et au moment où il doit aller rechercher l'objet, peut-être qu'entre ces deux moments-là, il oublie que l'objet est passé en B et il va aller le chercher là où il a l'habitude de le trouver.
Adele Diamond, une psychologue américaine, a étudié le délai qu'il est nécessaire d'installer entre le moment où l'objet disparait en B et celui où on laisse le bébé chercher pour voir apparaitre l'erreur. Elle se rend compte que si on laisse tout de suite le bébé aller chercher l'objet en B, les grands ne commettent plus l'erreur. Elle se rend compte qu'il faut un délai pour que l'erreur soit commise. Ce délai augmente avec l'âge. Comme on peut le voir dans le graphique présenté dans le schéma 2, à 7.5 mois, par exemple, il ne faut qu'un délai de deux secondes pour que le bébé commette l'erreur. Par contre à neuf moins il faut déjà six secondes de délai pour que l'erreur soit commise par le bébé. À 12 mois, le délai passe à plus de dix secondes...
Ce délai augmente d'à peu près deux secondes par mois.
Ce que cette évolution indique est qu'une partie de l'erreur observée par Piaget, est sans doute dû au fait que les bébés de huit mois ont une mémoire «fragile» et que bien qu'ils aient vu l'objet disparaitre en B, si le délai lui permettant d'aller chercher l'objet se prolonge un peu, il va se tromper. Évidemment, sa mémoire s'affermissant avec l'âge, l'erreur devient de plus en plus rare, sauf si on laisse le délai s'allonger.
On peut voir que c'est une progression forte en l'espace de quatre mois. C'est un indice fort de ce que les capacités mémorielles des bébés s'accroissent rapidement.
En résumé:
- Entre 8 et 12 mois, lorsqu’on cache un objet sous un écran, le bébé va l’y chercher
- Si après avoir retrouvé plusieurs fois l’objet en A, il est caché en A puis déplacé en B sous son regard, le bébé va cependant le chercher en A
- C’est l’erreur A nonB
- Adèle Diamond (1985) étudie le délai nécessaire à l’apparition de l’erreur A non B, i. e. le temps qui sépare le moment où on cache l’objet en B et celui où on laisse chercher le bébé
- Ce délai s’allonge de 2 sec par mois.
- Par exemple, à 10 mois, l’erreur ne se produit que si on laisse attendre le bébé 8 sec avant de chercher l’objet … sans doute le temps nécessaire pour qu’il ait oublié où il se trouve réellement
Mémoire et reconnaissance des visages
Lorsqu'on a parlé des capacités perceptives des bébés, on a parlé leur capacité de reconnaissance. Pour reconnaitre quelque chose, il faut l'avoir mémorisé au préalable. C'est là qu'intervient la distinction entre une mémoire réellement explicite (se souvenir consciemment de ce qui a été vu au préalable) et une mémoire plus implicite où l'organisme va réagir à une stimulation présentée au préalable, ce qui indique que l'organisme a gardé une trace de cette stimulation sans qu'on soit pour autant certain que dans cet organisme il y a un esprit qui phénoménologiquement a conscience de ce qu'il a au préalable vu quelque chose.
Nous avons tendance à voir les phénomènes avec des yeux d'adultes et à projeter sur les adultes des états mentaux qui sont les nôtres, mais pas forcément les leurs.
Dans l'expérience de Bushnell (2001), les bébés ont entre 45 heures et 93 heures de vie. Et on va essayer de voir s'ils se souviennent du visage de leur mère. On pourrait se dire que l'expérience est inutile puisque nous savons que les bébés ont une bonne mémoire vu qu'ils se souviennent de choses qu'ils ont entendu dans le ventre de leur mère[2]. En effet, mais la différence est que leur mère ils ne peuvent pas la voir avant d'être nés. On est donc sûr qu'un bébé de cet âge-là à très peu vu sa mère (surtout quand on sait qu'après la naissance ils dorment à peu près 22 heures par jour).
Les chercheurs dans la maternité mesurent le temps qui sépare la présentation du visage au bébé du dernier moment où ils ont vu leur maman. Puis on leur présente deux visages dont une est la mère (figure 4). Puis les chercheurs cherchent à voir de quel côté le bébé préfère tourner le regard. Lorsque les bébés n'ont pas vu leur maman depuis cinq minutes, il y en a quand même 11 sur 15 qui la regardent plus longtemps.
Après 15 minutes, se sont 9 sur 15 qui semblent encore discriminer leur mère.
Il faut évidemment se garder d'interpréter cela en adulte: il n'y a probablement pas une reconnaissance consciente de la mère. On va dire que le système cognitif du bébé a déjà traité ce visage-là et pas l'autre, donc il va être plus attiré par l'un que par l'autre.
Les auteurs concluent que assez probablement (ils sont plutôt prudents), chez certains bébé, le visage de la mère semble être stocké de manière stable et ils n'hésitent pas à parler de mémoire à long terme (MLT) dans laquelle serait stockée le souvenir du visage de la mère. Mais ils observent aussi que ce n'est pas le cas chez tous les bébés. Il y a des bébés qui restent indifférents.
Ce sont des résultats à prendre avec prudence parce que comme on peut le voir, le dispositif est assez rudimentaire, par exemple les odeurs ne sont pas très bien contrôlées, il est donc possible qu'il détecte une odeur familière d'un côté et pas de l'autre et on sait aussi que un des principaux indices utilisés par les bébés, ne sont pas les traits du visage, mais un contraste beaucoup plus fort, c'est celui qui sépare le visage des cheveux. C'est en quelque sorte la forme dessinée par la coupe de cheveux. Il y aurait tout de même une trace mémorielle de la personne qu'ils ont vu.
En résumé:
- Bushnell (2001) étudie la mémoire que les nouveaux-nés ont du visage de leur mère entre 45h et 93 h de vie.
- N’ayant pas vu leur maman depuis 5 minutes, 11 bébés sur 15 la regardent plus longtemps
- Ils sont encore 9 sur 15 après un délai de 15 minutes
Le souvenir du visage de la mère est stable et établi en mémoire à long terme après quelques jours de vie seulement… mais il n’est pas sûr que ce soit vrai pour tous les bébés.
Mémoire et préférence visuelle
Un autre paradigme utilisé chez les bébés qui reposent sur les capacités mémorielles est celui des préférences visuelles. On présente une cible (ou deux fois la même cible) aux bébés et on les familiarise avec cette figure, ensuite on présente la même figure que ci-dessus mais avec une nouvelle figure et on mesure les temps de fixation afin de voir quelle figure est regardée le plus longtemps (la nouvelle ou l'ancienne). Si les bébés regardent plus longtemps la nouvelle figure, c'est qu'il y a une discrimination entre les deux figures, ainsi qu'une perception de la dimension sur laquelle ces figures diffèrent. On utilise beaucoup ce paradigme pour étudier les capacités perceptives des bébés. Mais le paradigme vu ci-dessus implique une certaine capacité mémorielle, parce que si les bébés oublient les stimuli auxquels il ont été familiarisé, ils ne peuvent ensuite détecter l'apparition d'une nouveauté.
Il se trouve que, dès le début, les spécialistes de l'étude des bébés se sont intéressés aux caractéristiques des stimuli pour savoir si les petits peuvent les mémoriser ou pas.
En 1974 Fagan a étudié la mémoire avec des bébés entre 25 à 28 semaines. La question que Fagan pose est de savoir combien de temps les bébés doivent-ils regarder un stimulus pour s'en souvenir. La période d'encodage, période durant laquelle l'information est stockée, est une période décisive. Si l'encodage ne se fait pas bien, il y a peu de chance de garder une trace mémorielle du stimulus. Sans être un grand spécialiste de la mémoire, il fait sens que le temps qu'on laisse pour encoder stimulus doit avoir un effet. On peut se douter que plus ce temps est long, plus le souvenir va être fort. Mais cela doit probablement aussi dépendre du type de stimulus.
Fagan fait une chose relativement simple avec un paradigme standard de préférence visuelle où on montre d'abord deux cibles identiques au bébé, puis il y a un délai et on lui présente un nouveau stimulus (figure 5). Combien de temps doit-il regarder pour que la trace mémorielle persiste et qu'à l'«arrivée» il soit sensible à l'apparition de la nouveauté? En fait ça dépend du stimulus (voir ci-dessous et, notamment, la figure 6).
Fagan se rend compte que plus les stimuli se ressemblent, plus la durée de familiarisation doit être longue pour qu'il y ait une reconnaissance des cibles. Les durées représentent le temps qu'il faut pour qu'il y ait une chance d'avoir une réaction à la nouveauté. Quand on arrive à des durées comme 17 secondes, ce sont des temps considérés comme étant très longs. En effet, pour mettre cela en perspective, il y a beaucoup d'études sur la mémoire chez l'adulte où des stimuli visuels similaires à ceux des figures 5 et 6 sont présentés en vue d'être reconnus par la suite, pendant 250 ms (68 fois moins de temps).
Les chercheurs sont d'autant plus étonnés que si on montre aux bébés des figures non pas géométriques, mais des visages (contrastés comme ceux de la ligne PH de la figure 6), il faut 22 secondes de familiarisation pour qu'il y ait ensuite une chance de voir apparaitre une réaction à la nouveauté. Finalement, concernant cette recherche, il n'y a même pas de réaction à la nouveauté de la part des bébés pour des visages dessinés au trait (figure 6, ligne LD).
Attention, ceci ne veut pas dire qu'ils ne se souviennent pas de ce qu'ils ont vus, mais cela indique que la trace mémorielle n'est pas suffisamment précise pour que le bébé discrimine entre l'ancien et le nouveau.
C'est le principe du QCM. Un QCM bien fait est un QCM ou la bonne réponse est environnée de mauvaises qui lui ressemblent. Pour que la bonne soit reconnue, il faut qu'elle repose sur une trace mémorielle suffisamment précise qui permette de distinguer ce qui est correcte de ce qui ne l'est pas.
Donc, cela ne veut pas dire que le bébé a oublié ce qu'il a vu, mais plutôt que la trace mémorielle qu'il conserve n'est pas suffisamment précise pour lui permettre de discriminer entre les deux stimuli qui lui sont présentés dans la phase test.
Les capacités mémorielles existent donc chez les bébés, mais on peut déduire qu'elles sont relativement limités. Dans ce paradigme de test, ce qui est en jeu est la nature de ce qui est a mémoriser, mais une des questions que l'on se pose est de savoir combien de temps cela dure.
Dans le paradigme de Courage et Howe de l'expérience sur la persistance en mémoire d'un stimulus, la question est de savoir combien de temps la mémoire du stimulus familier va-t-il persister. Au bout d'un jour, il n'y a plus de différence: soit ils ont oublié, soit il ne savent pas ce qu'ils «préfèrent». Mais de manière surprenant, au bout d'un mois il y a un déséquilibre entre les temps de regard, mais les bébés regardent significativement plus longtemps non pas le nouveau stimulus, mais l'ancien. Il y a une inversion de la préférence.
Cela indique qu'en face des résultats expérimentaux il faut toujours être prudent: que se serait-il passé si les auteurs n'avaient pas fait le test après un mois? (figure 9) La conclusion aurait été qu'au bout d'une minute les bébés se souviennent et qu'au bout d'un jour ils ont oublié. Mais on peut voir qu'ils ne l'ont apparemment pas oublié vu qu'au bout d'un mois ils le reconnaissent. Cela signifie que cette mémoire est solide.
La mémoire procédurale
C'est la mémoire procédurale qui a été étudiée le plus en détail. La mémoire procédurale est celle des savoir-faire. Un bon exemple de mémoire procédurale est le fait de savoir faire du vélo, on l'apprend une fois et on le sait pour toujours. Mais est-ce le cas chez les bébés?
Les méthodes de renforcement: les travaux de Rovee‐Collier
Carolyn Rovee-Collier est la grande spécialiste de ce domaine et c'est là-dedans qu'elle s'est fait un nom. Elle a établi beaucoup de faits sur la capacité des bébés de se souvenir (de certaines choses). Elle utilise un phénomène que nous connaissons: la [[Le_stade_sensorimoteur_(74101_-_2011-2012)#Sous.C2.AD-stade_3|réaction circulaire secondaire] où les bébés tendent à reproduire les événements intéressants obtenus par hasard. Dans cette expérience, Rovee-Collier va tirer profit de ce phénomène pour son expérience. On sait depuis Piaget, d'ailleurs même avant lui avec Baldwin[3] à la fin du XIXe siècle, que lorsqu'un bébé produit par sa propre action (même par hasard) un phénomène qui l'intéresse, il tend à la reproduire comme s'il avait détecté un lien entre l'action et le résultat.
Rovee-Collier a mené une expérience à ce sujet en attachant un «mobile», par un ruban, au pied d'un bébé. L'expérience est faite de la manière suivante:
- Phase 1;
- baseline;
- durée 3 mn,
- mesure de la propension du bébé à bouger le pied quand il n'est attaché qu'au bord du lit (figure 10, baseline),
- cela permet de connaître la quantité de mouvements «naturels» du bébé,
- Phase 2;
- renforcement,
- durée 9 mn,
- on attache le «mobile» au pied de l'enfant avec le cordon et chaque fois qu'il bouge le pied cela met le mobile en mouvement,
- si le bébé voit que le mouvement de son pied fait bouger le «mobile», normalement, il devrait bouger de plus en plus le pied,
- la récompense que constitue le mouvement du mobile devrait renforcer le comportement,
- Phase 3;
- délai,
- Durée: heures, jours...
- le cordon est détaché du pied du bébé,
- Phase 4;
- phase de test,
- on remet le bébé dans le berceau et on attache le cordon au pied du bébé et au bord du lit,
- si le bébé se souvient que faire bouger le pied fait bouger le «mobile», il devrait se remettre à bouger le pied,
- mesure de la quantité de fois où le bébé remue le pied (il ne se passe évidemment rien: le mobile ne bouge pas).
- B:
- représente la baseline où le cordon n'est pas attaché au «mobile». Là, on ne mesure que la propension du bébé à donner des coups de pieds. On peut voir qu'il donne 8 coups de pied en 3 minutes.
- A2, A3 et A4:
- 3 x 3 minutes c'est le moment où le cordon est attaché entre le bébé et le «mobile» et où le bébé s'en rend compte et il le fait bouger de plus en plus,
- E5:
- mesure d'une rétention immédiate: le cordon est décroché et le bébé continue à bouger le pied,
- R1:
- Le 24 veut dire qu'on revient 24 heures après,
- le cordon n'est pas attaché au «mobile», mais l'enfant remue plus le pied que dans la ligne de base (il se rappelle que ses mouvements provoquaient quelque chose),
- A2, A3 et A4:
- 3 x 3 minutes c'est le moment où le cordon est de nouvea attaché entre le bébé et le «mobile»,
- réapprentissage (plus rapide que la première fois) de la relation entre coup-de-pied et mouvement du «mobile»,
- R1:
- 96, 144, 192 et 336 heures après, c'est-à-dire 4, 6, 8 et 14 jours après,
- on peut voir qu'il y a rétention entre 4 et 6 jours (largement au-dessus de la ligne de base),
- après 8 jours a un rythme d'apprentissage qui montre qu'il n'a pas tout oublié,
- après 14 jours, retour au point de départ avec une courbe d'apprentissage sensiblement la même que la première fois.
Le rôle du contexte
Plus haut, nous avons vu le rappel indicé. C'est un phénomène mémoriel universel qui marche aussi chez les bébés. Cela marche parce que l'indice facilite la récupération. C'est un élément du contexte qui permet de réactiver la trace mémorielle.
Il était important de démontrer que ça marche chez les bébés parce que le rôle du contexte d'apprentissage chez les adultes est très important. Si, par exemple, on passe l'examen du cours de Psychologie du développement cognitif dans la même salle que là où il est donné, les performances seront meilleures que si l'examen est passé dans une autre salle. Le lieu dans lequel nous nous trouvons fonctionne comme indice de récupération des connaissances pertinentes.
Cela marche aussi avec les odeurs: si lors de l'apprentissage il y avait une certaine odeur et que cette odeur est présente lors de l'exercice de rappel, ce dernier sera meilleur.
On reprend la même expérience que décrite ci-dessus, sauf qu'on change le contexte. Au lieu d'avoir un capitonnage blanc autour du lit, ce dernier sera rayé, par exemple. La figure 12 nous montre les résultats: si le rapport est de 1 (x / x = 1), c'est que tout a été oublié, le nombre de coups de pied est égal à celui de la ligne de base. Plus on s'éloigne du 1, plus il y a de coups de pied donnés. On peut voir que dans le même contexte ça va mieux que quand le contexte est changé. Donc le bébé ne mémorise pas que le mouvement du pied qui fait bouger le «mobile», mais le contexte en entier est mémorisé. Si le contexte en entier n'est pas reproduit, l'habileté tend à disparaitre.
Pour bien se souvenir il vaut mieux se replacer dans le contexte où le souvenir a été acquis. Le contexte constitue un indice de récupération très important.[4]
Évolution de sa durée avec l'âge
Rovee-collier s'est aussi intéressé aussi à la durée de cette mémoire procédurale chez les bébés et elle a mesuré le temps maximum au bout duquel les bébés se souviennent toujours. À six mois la mémoire de l'enfant retient deux semaines. À partir de cet âge, Rovee-Collier change de type de tâche et le bébé est testé dans une situation où il est assis devant un petit train électrique où il peut le faire fonctionner lui-même, mais il doit faire une action assez indirecte, sans lien évident avec le mouvement du train, mais chaque fois que l'action est effectuée, le train bouge.
La progression est impressionnante puisqu'au bout d'un an, les bébés gardent jusqu'à 8 semaines l'information en mémoire, etc. C'est une mémoire qui s'installe rapidement et fortement.
Il faut retenir qu'on parle ici de mémoire procédurale. Elle n'est donc pas vraiment explicite. En tout cas les chercheurs ne le pensent pas. Comme vu plus haut, c'est plus probablement le contexte qui déclenche chez le bébé une réponse motrice dont il ne se souvient probablement pas explicitement, mais qui se trouve être la réponse appropriée: un peu de la même manière que quand un conducteur voit un feu rouge, son pied se met automatiquement sur la pédale de frein. C'est donc probablement une mémoire procédurale implicite.
La mémoire explicite
Une mémoire plus explicite a été étudiée et pour cela on utilise l'imitation différée[5].
L'imitation différée
L'imitation différée est l'imitation que l'on observe lorsque l'enfant voit un phénomène et le reproduit, mais plus tard, pas immédiatement. La reproduction du modèle (l'imitation) se fait plus tard (1 semaine, 1 mois après).
Le paradigme de cette expérience:
- des enfants de 13, 16 et 20 mois (à l'apprentissage);
- on leur montre lentement une suite d'événements;
- l'idée de suite est importante parce qu'on va s'intéresser à l'ordre dans lequel ensuite les bébés refont ce qu'ils ont vu,
- l'expérimentateur effectue la démarche suivante:
- il place une barre sur deux supports,
- il y suspend un plateau, et,
- donne un coup de maillet sur le plateau,
- le bébé voit cela et le matériel est rangé;
- on revoit le bébé après les délais suivants:
- 1 mois,
- 3 mois,
- 6 mois,
- 9 mois,
- 12 mois,
- au bout du délai on donne le matériel que le bébé a vu lors de l'acquisition et on regarde s'il refait les trois actions vus sous le point 3 ci-dessus;
- le but étant de voir le pourcentage d'enfants reproduisant la séquence dans le bon ordre aux divers âges vus sous le point 1.
Au bout d'un mois presque tout le monde se souvient de tout et, sans surprise, le pourcentage d'enfants se souvenant des mouvements diminue. On voit aussi que plus les enfants sont jeunes, plus le nombre de ceux se souvenant bien diminue, mais les performances restent dans l'ensemble bonnes.
On peut voir que cette mémoire explicite des événements demeure excellente et qu'un enfant de 20 mois, 1 an après il y en a encore plus de 60% qui se souviennent des gestes dans le bon ordre.
Mais cette performance n'est pas aussi exceptionnelle qu'on peut l'imaginer. En effet, cet événement a tout pour être exceptionnel:
- on a emmené un enfant dans un laboratoire;
- avec des personnes qu'il n'a jamais vu;
- dans un contexte nouveau;
- avec des événements nouveaux.
Quand ce contexte est reconstruit, les indices de récupération sont très forts.
Le résultat est étonnant parce que si c'est le cas, pourquoi la plupart d'entre nous ne se souviennent pas de ce qui s'est passé lorsque nous étions bébés?
On appelle cela l'amnésie infantile.
L'amnésie infantile
L'amnésie infantile est l'incapacité de se souvenir de ce qui est arrivé avant l'âge d'environ trois ans. Ce dont les gens se souviennent sont très probablement des faux souvenirs, ce sont sûrement des images qui ont été «collées» dans l'esprit par les récits répétés qui ont servies dans le «roman» familiale et qui créent des souvenirs vifs où on voit clairement les images de ce qui s'est prétendument passé.
Freud (1856-1939) avait une explication très poétique disant que cette mémoire était refoulée parce que sexuellement connotée, donc traumatique. Mais la réalité étant moins poétique, la science étant un désenchantement général du réel, ce n'est pas un refoulement, mais si on ne souvient pas de ce qui s'est passé quand nous étions bébés est que l'esprit qui a encodé cette information est un esprit qui n'existe plus. La «machine à lire» ces souvenirs n'existe plus depuis longtemps et il y a plusieurs explications différentes de ce phénomène:
- un codage différent de l'information;
- les représentations dans lesquelles cette information est encodée à 1.5-2 ans ne sont plus lisible par le système cognitif plus tard,
- il est probable que nous nous rappelions des choses que nous sommes capables de verbaliser,
- il a été vérifié expérimentalement que les souvenirs dont les enfants conservent la trace dépendent de leur niveau verbal au moment de l'événement: plus un enfant aura un niveau élevé lors de l'encodage, plus il aura de chance de se souvenir de l'événement,
- ce qui indique que beaucoup de souvenirs sont racontés verbalement,
- Manque de mémoire autobiographique par immaturité du moi.
- (en) fuzzy-trace theory;
En résumé:
- Incapacité à se souvenir des événements de notre petite enfance (habituellement jusqu’à 3,5 ou 4 ans);
- Mémoire autobiographique;
- Freud: les souvenirs de la petite enfance sont refoulés parce que sexuellement connotés et traumatiques.
Les explications
- Codage différent de l’information durant la petite enfance, changement de la nature des représentations (e.g., les souvenirs reflètent les habiletés verbales à l’âge de l’encodage);
- Manque de mémoire autobiographique par immaturité du moi;
- Les jeunes enfants encodent l’information dans des traces mémorielles précises (verbatim) mais fragiles, les plus grands retiennent l’essentiel (moins précis mais plus stable) - Fuzzy-trace theory, Brainerd & Reyna;
- Évolution du langage.
Le modèle modal d’Atkinson et Shiffrin (1968)
Sur la base d’expériences antérieures (Brown, 1958; Miller, 1956; Sperling, 1960), ils proposent d’organiser la mémoire en trois modules de traitement.
Le modèle modal divise la mémoire en trois sous-systèmes principaux. Ce modèle est une synthèse de nombreux résultats expérimentaux et représente la conception dominante de la mémoire humaine dans la psychologie cognitive de la fin des années 1960. Une formulation classique de ce modèle a été proposée par Atkinson et Schiffrin (1968).
Les trois composantes de la mémoire dans le modèle modal sont :
- Le registre sensoriel : il peut retenir une grande quantité d'informations sous forme visuelle pendant un temps extrêmement court (quelques millisecondes). Ce processus est différent du phénomène de rémanence visuelle.
- La mémoire à court terme (MCT) : elle contient un nombre limité d'éléments, stockés sous forme verbale pendant quelques secondes.
- La mémoire à long terme (MLT) correspond à notre conception intuitive de la mémoire. Les informations en MLT sont de nature sémantique. La MLT ne connait pas en pratique de limites de capacité ou de durée de mémorisation.
Dans un premier temps, l’organisme traite en parallèle l’information en provenance du monde extérieur grâce aux différents registres sensoriels. L’information des différentes modalités sensorielles est maintenue, dans ces registres sensoriels, pendant un court laps de temps. Ces registres fournissent des informations à la seconde composante du modèle, la MCT. La capacité de la MCT est limitée, l’information est codée sous forme phonologique et la durée de stockage est brève.
L’information stockée en MCT peut être transférée en MLT, ce transfert est envisagé comme une copie et non comme un passage de l’une à l’autre. La MLT n’est pas censée avoir de limite en terme de temps ou de capacité, le codage de l’information se fait sous forme sémantique. Les processus de contrôle, comme l’autorépétition, sont dirigés par le sujet. Des études neuropsychologiques suggèrent également une distinction entre MLT et MCT qui repose sur l’observation d’une double dissociation. On observe chez les malades atteints du syndrome de Korsakoff une intégrité de la MCT alors que la MLT est sévèrement perturbée.
Shallice et Warrington (1970) rapportent la dissociation inverse chez le patient KF, à savoir une intégrité de la MLT et une perturbation de la MCT. Cette double dissociation conforte la distinction MCT/MLT. Les conceptions actuelles sur la mémoire sont assez éloignées du modèle d’Atkinson et Shiffrin, même si nous pouvons toujours en retrouver l’essence. Ce modèle reste néanmoins le point de départ de très nombreux travaux dans le domaine de la mémoire et plus particulièrement en psychologie cognitive. Nous ne rentrerons pas dans les détails en ce qui concerne la MCT, pour nous focaliser sur la MLT.
Le modèle standard de Baddeley
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Vers un nouveau modèle
Pour le modèle modal, la MCT joue un rôle particulier dans la cognition et particulièrement dans l'apprentissage de nouvelles informations. Les preuves expérimentales de ce fonctionnement sont cependant limitées. Devant les difficultés de ce modèle, et particulièrement pour rendre compte des propriétés dynamiques de la MCT, Alan Baddeley et ses collègues ont proposé un nouveau modèle de la mémoire de travail composé de plusieurs sous-systèmes.
Description du modèle
Les trois composants du modèle de Baddeley et Hitch sont :
- La boucle phonologique (BP) : elle est capable de retenir et de manipuler des informations sous forme verbale
- Le calepin visuo-spatial (CVS) : il est chargé des informations codées sous forme visuelle.
- L'administrateur central : mécanisme attentionnel de contrôle et de coordination des systèmes esclaves (boucle phonologique et calepin visuo-spatial). Il intègre les informations issues des deux sous – systèmes et les met en relation avec les connaissances conservées en mémoire à long terme. Pour cela il dispose d'une zone tampon épisodique, ce qui lui permet de regrouper les informations, qu'elles soient issues des impressions sensibles ou de la mémoire à long terme.
Notes & Références
- ↑ À ce sujet, le lecteur pourra apprécier le cours de Psychologie du développement cognitif dispensé le 20111024.
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- ↑ Il s'agit probablement de James Baldwin (1861-1934). Ses idées auraient influencé Piaget (1896-1980) et Vygotski (1896-1934).
- ↑ Pourquoi cela ne marche-t-il pas avec les clés? Nous cherchons nos clés depuis longtemps. Il y a donc une grande quantité de traces mémorielles qui y sont relatives. Donc quand on les cherche, presque tout rappelle ses clés, donc trouver la bonne trace mémorielle dans toutes celles qui existent... Même chose quand on gare sa voiture dans la rue dans un quartier où il est difficile de trouver une place.
- ↑ Au sujet de l'imitation différée, le lecteur pourra s'intéresser au cours de Psychologie du développement cognitif dispensé le 2011.10.24 et en particulier la section du Sous-stade 6 du stade sensorimoteur de Piaget.
- ↑ Qui est un souvenir très précis des événements.
- ↑ Ce que Brainerd & Reyna ont appelé le gist.