Education Ouverte et Libre
Introduction
L’Éducation Ouverte et Libre (EOL) est diverse et liée à une pluralité de domaines ayant en commun l'aspect "ouvert" et/ou "libre", cf. https://paulgstacey.files.wordpress.com/2017/11/landscapeofopenstacey.jpg . La compréhension du terme "Open" est un processus en cours et de nombreuses conceptions circulent. L'objectif de cette réflexion est de partager quelques idées et conjectures sur les possibles épistémologies sous-jacentes afin de mieux en saisir les valeurs et les potentiels. En ce sens, cette réflexion est directement liée à la recherche académique. L'épistémologie (du grec ancien ἐπιστήμη / epistémê « connaissance vraie, science » et λόγος / lógos « discours ») est un domaine de la philosophie qui peut désigner deux champs d'étude : l'étude critique des sciences et de la connaissance scientifique (ou de l’oeuvre scientifique) ; l'étude de la connaissance en général. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89pist%C3%A9mologie Autrement dit, l'épistémologie, ou théorie de la connaissance, "étudie l'origine, la nature, les méthodes et les limites de la connaissance humaine" (P. Stacey, 2021, communication privée).
Remettre en question le modèle dominant
La manière dont les connaissances académiques sont développées et la manière de mener la recherche scientifique depuis un passé récent (environ deux siècles) et jusqu'à aujourd'hui est en partie remise en question. Le fait de considérer le modèle dominant du positivisme - qui prône l'objectivité et la neutralité de connaissances généralisables - comme le seul valable est discuté (Brière, Lieutenant-Gosselin & Piron, 2019). Plusieurs domaines de recherche - par exemple les études sociales des sciences, l'histoire des sciences, les études sur la décolonisation de la science - lui reprochent de véhiculer un certain "positivisme institutionnel" (Piron, 2019). L'intérêt croissant pour la justice épistémique en tant que thématique de recherche est un exemple de ce mouvement (e.g. Eve & Gray, 2020 ; Kidd, Medina & Pohlhaus, 2017) contre les modèles prédominants de production de connaissances scientifiques. Dans la même direction, le récent avant-projet de définition de la Science Ouverte par l'UNESCO (2020) souligne notamment l'importance de reconnaître la diversité des connaissances. Il définit la Science Ouverte à travers les éléments suivants: Libre accès; Données ouvertes; Logiciel libre et matériel ouvert; Infrastructures de la science ouverte; Évaluation ouverte; Ressources éducatives libres; Participation ouverte des acteurs de la société; Ouverture à la diversité des connaissances; Ouverture aux systèmes de savoirs autochtones; Ouverture à l’ensemble des connaissances et recherches universitaires. UNESCO (2020)
Épistémologies couramment mentionnées dans les manuels de méthodologie de recherche en sciences sociales
Généralement, les manuels présentent les grandes épistémologies suivantes: le positivisme, le constructivisme, la perspective transformative et le pragmatisme (e.g. Creswell & Cresswell, 2018). La perspective transformative cherche à promouvoir le sens de la connaissance à partir de prismes socio-économiques-culturelles-etc. multiples et variés ainsi qu'à travers les questions d'inégalités de pouvoir (Mertens, 2017). Le paradigme transformatif a suscité un intérêt accru dans la dernière partie du XXe siècle et cherche à faire progresser à la fois un programme scientifique et un programme sociétal. D'un point de vue linguistique, il est intéressant de noter que la vision du monde transformative est la seule épistémologie couramment citée dans les manuels d méthodologie de recherche qui est composé à partir d'une autre forme que le suffixe -isme. “Le suffixe -isme est très productif. Il entre dans la composition de mots désignant des courants de pensée philosophiques ou politiques. Nombre de ces mots ont été créés aux dix-neuvième et vingtième siècles pour nommer les vastes mouvements d’idées qui ont bâti et accompagné ces deux siècles. Leur radical peut être un adjectif (héliocentrisme, chauvinisme, colonialisme), un nom commun (anarchisme, cubisme, centrisme), un nom propre (gaullisme, darwinisme, marxisme). L’abus de ce suffixe pour former des néologismes peu clairs témoigne le plus souvent de paresse dans la recherche de l’expression juste. » http://www.academie-francaise.fr/construction-en-isme
Sociomatérialité, épistémologies du lien et Ubuntu
Des épistémologies moins connues - parce qu'elles sont considérées comme faisant partie de l'une des principales familles mentionnées ci-dessus, parce qu'elles ne proviennent pas de la pensée occidentale ou pour d'autres raisons - peuvent être intéressantes pour comprendre les valeurs sous-jacentes au paradigme de l'Ouvert et du Libre. Nous pensons particulièrement aux épistémologies relative au réseau. Celle de la sociomatérialité ou de l'acteur-réseau, qui est largement utilisée et acceptée (e.g. Callon, 2006 ; Latour, 2006). Les épistémologies du lien (Piron, 2019) ou les épistémologies de l'Ubuntu - traduit ici par humanité (Nabudere, 2005 ; Ramose, 1999).
Pour un très bref aperçu de ces trois épistémologies, notons que les approches sociomatérielles partagent trois spécificités. Premièrement, elles étudient le système comme une entité, composée d'actions et de connaissances humaines et non-humaines enchevêtrées. Deuxièmement, elles se concentrent sur les interactions et les médiations - et non sur les individus ou les artefacts. Troisièmement, la connaissance et l'apprentissage sont considérées dans les actions et les interactions (Fenwick, Edwards et Sawchuk, 2012). Il n'existe aucune hiérarchie et certainement pas de position privilégiée de l'humain sur le non-humain. Les catégories binaires telles que celles habituellement discutées - agentivité-structure ; sujet-objet ; théorie-pratique - sont considérées inappropriées. L'objectif des approches sociomatérielles se situe dans les processus-frontières et cherchent à identifier ceux qui créent la connaissance. Les termes techniques clés de cette approche sont assemblage/réassemblage, dynamique des entités et connexions dans le but de retracer la manière dont la connaissance est produite. Dans le cadre de la recherche en éducation, la théorie de l'acteur-réseau s'intéresse aux flux, aux connexions et aux interactions entre les objets humains et matériels dans le but de comprendre comment la connaissance est produite (Fenwick, et al., 2012).
L'épistémologie du lien s'inspire du concept de "reliance" d'Edgard Morin (du verbe "lier", relier). Elle se caractérise par une pensée en interaction et cherche à donner du sens par l'interaction avec les autres. Elle est en mouvement, interprétative, connectée, reliée et est totalement différente de "dogmes" appris par coeur et répétés. Elle fait appel à la justice sociale et épistémique pour une science humanisante qui fait sens dans notre monde et relie les idées et les êtres (Piron, 2019). C'est un appel à cesser l'injonction de séparation entre le chercheur et l'objet de recherche qui prévaut dans les traditions épistémiques occidentales. C'est une épistémologie en devenir qui s'appuie sur l'appel de Santos (2016 cité par Piron) à une écologie des savoirs, un écosystème dans lequel divers types de savoirs, sans hiérarchie, sont en dialogue (Piron, 2017, p. 46).
L'épistémologie Ubuntu, traduite par "humanité", suggère à la fois une condition d'être et un état de devenir, d'ouverture ou de déploiement incessant (Ramose, 2015, p. 69). L'épistémologie Ubuntu considère l'univers comme un tout complexe impliquant une interaction multicouche incessante entre les différentes entités - êtres humains, nature physique ou objective" (Ramose, 2015, p. 69). Les trois idées maîtresses de l'épistémologie Ubuntu sont : 1) le mouvement constant des entités, de la génération à la mort en passant par la régénération ; 2) la dignité humaine ; 3) l'attention mutuelle et le partage entre êtres humains et nature physique (Ramose, 2015).
Des épistémologies aux théories
De ces épistémologies, des visions du monde totalement différentes et ouvrant sur de nouveaux horizons d'apprentissage sont en train de (ré)émerger. La principale d'entre elles est la théorie de l'abondance. Elle s'éloigne de la théorie de la pénurie et son mot clé est "suffisamment et sans barrière". Suffisamment de réseaux ouverts et de qualité, de ressources, d'institutions, etc. pour apprendre et être capable de se développer en tant que citoyen responsable dans une économie de la connaissance, partout sur terre (Caron, 2020 ; Hoeschele, 2010).
En termes de théories de l'apprentissage, empruntés aux anglophones, celles qui permettent l'Ouverture et la Liberté sont probablement: i) l'apprentissage expérientiel (Usher, 2018), ii) les théories sociales de l'apprentissage comme les communautés de pratique (Lave & Wenger, 1991 ; Wenger, 2018) et iii) les approches multiples de la compréhension (Gardner, 2018).
Conjecture: épistémologies sous-jacentes au paradigme de l'Ouvert et du Libre
Ma conjecture est que le paradigme ouvert et libre, consciemment ou inconsciemment, prend ses racines dans les épistémologies transformatives et dans la constructivité. Nous l'appelons délibérément constructivité et non constructivisme en référence à la réflexion susmentionnée sur les concepts formés avec le suffixe -isme et à l'explication de Ramose (2015, p. 69) : L'épistémologie de l'Ubuntu s'oppose à tout -isme, y compris l'humanisme, car celui-ci tend à suggérer une condition de finalité, une fermeture ou une sorte d'absolu figé. En outre, le terme "constructivité" est dérivé de constructif et défini comme ce "qui est propre à construire, à réaliser quelque chose; qui est capable d'élaborer quelque chose." https://www.cnrtl.fr/definition/constructivit%C3%A9
Des avancées technologiques majeures ont eu lieu dans les années 1960-70-80-90, en partie grâce au mouvement du logiciel libre. Pour poursuivre ma conjecture, je pense que la technologie, comme la création de l'Internet dans les années 1960 et du Web dans les années 1990 (cf. https://home.cern/science/computing/birth-web), a permis de faire revivre une caractéristique essentielle des communautés scientifiques. En effet, il est peu su que les articles scientifiques étaient des biens communs jusque dans les années 1900 (Dulong de Rosnay & Langlais, 2017) et que les connaissances scientifiques circulaient librement auparavant. Ainsi, les valeurs du mouvement du logiciel libre, faisant du logiciel libre un bien public, ont convergé avec les valeurs préexistantes dans les communautés scientifiques, entraînant une circulation ouverte des connaissances. Il n'est pas clair si Internet est un bien public en soi aujourd'hui, mais à l'origine, il a été créé dans cet esprit. Il est également reconnu que le Web a ouvert une myriade de possibilités en utilisant l'infrastructure réseau crée par Internet. Il est devenu central pour l'accès public à l'internet et a également permis la création d'un réseau mondial de connaissances (Harasim, 2017, p. 26).
Enfin, gardons à l'esprit que c'est à la fin des années 90 que la réforme de Bologne a été adoptée dans l'enseignement supérieur européen pour bâtir la société et l'économie de la connaissance (Huisman, Adelman, Hsieh, Shams & Wilkins, 2012). C'est également au cours de ces années que le projet Creative Commons a été préparé pour offrir des solutions juridiques durables aux contenus partagés de manière ouverte et libre. Enfin, c'est à cette époque que le système d'exploitation libre Ubuntu a été créé et diffusé dans le monde entier. (cf. https://ubuntu.com/community/mission)
Le paradigme de l'ouvert et du libre dans l'enseignement supérieur
Aujourd'hui, dans l'enseignement supérieur, le paradigme ouvert et libre est bien connu grâceà la Science Ouverte et aux Ressources Educatives Libres. L'éducation ouverte et ouverte (EOL) est en cours d'élaboration. Plusieurs jalons ont été posés, comme par exemple, les principes fondamentaux de l'EOL considérés comme un bien commun incluant des valeurs d'accès, d'équité, d'agentivité, de "ownership", de participation, de distribution, d'innovation et de développement durable (Blessinger & Bliss, 2016 ; Stacey & Hinchliff Pearson, 2017). Sa mise en oeuvre concrète dans l'enseignement supérieur reste à inventer mais un premier cadre de travail a été proposé (Inamorato dos Santos, Punie & Castaño Muñoz, 2016) et différents projets de recherche ont expérimenté certains aspects de l'EOL ou du cadre de travail (e.g. le projet Open book ou le projet OpenMed). Concernant les activités d'enseignement et d'apprentissage, conformément à la feuille de route de Stacey (2018), l'EOL est abordée en termes de ressources éducatives libres (REL) - comment les produire, les adopter et les adapter (Stracke, Downes, Conole, Burgos & Nascimbeni, 2019 ; Weller, Jordan, DeVries & Rolfe, 2018). En termes de pratiques d'EOL, c'est l'ouverture de l'enseignement (Nascimbeni, Burgos, Campbell & Tabacco, 2018) et les perspectives conceptuelles (Cronin & Maclaren, 2018) qui sont discutées. Les questions d'admission, de reconnaissance, d'évaluation et de certification libres et ouverts sont discutés au niveau théorique (Wiley, 2017) et au niveau du changement culturel (Chiappe, Pinto & Arias, 2016). Des retours d'expériences concrètes commencent à être partagés (García-Holgado, et al., 2020). Concernant la qualité, un premier cadre de qualité de l'EOL, en référence à la norme ISO/CEI 40180, a été suggéré (Stracke, 2019). Aux niveaux de la stratégie et du leadership, les principaux catalyseurs de l'EOL sont i) une priorité et un soutien politique clairs en faveur de l'EOL ; ii) une sensibilisation à l'EOL, en ciblant les dirigeant-es et les formateurs et formatrices ; et iii) un renforcement des capacités en matière d'EOL pour les éducateurs et éducatrices ainsi que pour les autres parties prenantes (Inamorato dos Santos, et al., 2017). En ce qui concerne la technologie, des projets comme QualiChain (cf. https://qualichain-project.eu/ ) travaillent sur des solutions de badges ouverts intelligents supportés par la blockchain et une réflexion sur des solutions technologiques adaptées est en cours (e.g. Coëtlogon, 2019). NB: cette revue de littérature rapide doit être consolidée par des écrits francophones
Quel potentiel d'ouverture pour l'EOL?
L'EOL est loin d'avoir atteint son plein potentiel en termes d'ouverture. En référence aux épistémologies mentionnées ci-dessus, les aspects réellement ouverts de l'EOL sont encore à inventer. L'ensemble de l'écosystème de l'éducation et du tout auquel il est rattaché (cf. figure de P. Stacey référée dans l'introduction) reste globalement le même que celui que nous connaissons depuis plusieurs décennies. Nous n'avons pas encore réalisé le potentiel d'Internet en tant que réseau inter-connectant. Nous n'avons pas non plus réalisé le potentiel des technologies qui peuvent être exploitées pour soutenir l'ouvert et le libre (e.g. le web sémantique) pour imaginer et créer pleinement l'éducation ouverte et libre. En référence au modèle Edukata (Eduvista, 2010-2014) d'adoption des technologies par les enseignant-es, l'invention puis l'adoption d'une nouvelle conception de l'éducation prend du temps (tableau 1).
Adoption de la technologie par les enseignant-es | |
Étape 5 : Responsabiliser Redéfinition et utilisation innovante | La technologie soutient de nouveaux services d'apprentissage qui dépassent les frontières institutionnelles.
Les technologies mobiles et locatives soutiennent un enseignement et un apprentissage "agiles". L'apprenant en tant que "co-concepteur" du parcours d'apprentissage, soutenu par un contenu intelligent et du analytics. |
Étape 4: Étendre
Conception de type réseau étendu |
Des technologies omniprésentes, intégrées et connectées de manière transparente permettent à l'apprenant de faire des choix et de les personnaliser au-delà de la salle de classe.
L'enseignement et l'apprentissage sont distribués, connectés et organisés autour de l'apprenant Les apprenants prennent le contrôle de l'apprentissage en utilisant la technologie pour gérer leur propre apprentissage. |
Etape 3 : Optimiser Nouvelle conception du processus d’apprentissage-enseignement | Un enseignement et un apprentissage repensés pour intégrer la technologie, en s'appuyant sur la littérature scientifique.
La technologie intégrée dans les établissements soutient le flux de contenu et de données, offrant une approche intégrée de l'enseignement, de l'apprentissage et de l'évaluation. L'apprenant en tant que "producteur" utilise des technologies en réseau pour modéliser et réaliser. |
Étape 2 : Enrichir Coordination interne | Technologie utilisée de manière interactive pour mettre en place une offre différenciée dans la salle de classe
La technologie permet d'emprunter diverses voies d'apprentissage. L'apprenant en tant qu'"utilisateur" des outils et des ressources technologiques. |
Étape 1 : Echanger Utilisation locale | La technologie est utilisée dans le cadre des approches pédagogiques actuelles.
L'apprentissage est dirigé par l'enseignant et se fait en classe. L'apprenant est un "consommateur" de contenu et de ressources d'apprentissage. |
Tableau 1 : Modèle Edukata (Eduvista, 2010-2014) En termes d'OEL, les étapes réalisées jusqu'à présent sont en quelque sorte imprégnées de "positivisme institutionnel" (Piron, 2019) dans le sens où elles sont pensées dans un seul cadre de référence dont les épistémologies sous-jacentes ne sont pas forcément connues des acteurs et actrices. Or, pour les responsabiliser en tant que co-créateurs et co-créatrices, il est important d'être au clair avec les épistémologies sur lesquelles reposent ce que nous produisons. Ainsi, pour tendre vers l'étape 5 du modèle Edukata et aller au-delà, prendre conscience des épistémologies et des valeurs sous-jacentes de l'EOL pourrait être un point de départ pour entamer la réflexion.
Idées pour aller de l'avant
Pour aller dans cette direction, plusieurs idées sont suggérées ici, complémentaires et sûrement pas exhaustives: La première consiste à s'inspirer du récent avant-projet de définition de l'UNESCO (2020) pour la Science Ouverte et à réfléchir à la manière de mettre en oeuvre l'"ouverture à la diversité des connaissances" dans l'éducation, par exemple. La deuxième consiste à reconsidérer l'apprentissage en termes d'épistémologies transformatives, comme celles que nous avons présentées ci-dessus, envisagées dans un cadre global d'abondance (et non de pénurie). La troisième est d'élaborer des principes fondamentaux de l'EOL de manière analogue à ceux du logiciel libre (tableau 2).
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