Natifs numériques

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Resumé - Abstract

Le néologisme de natif numérique a été inventé en 2001 pour désigner une génération d'apprenants qui, par leur immersion dans les nouvelles technologies et les jeux vidéos, aurait développé des capacités cognitives peu ou mal exploité par les enseignants des générations précédentes. Ce concept met en lumière le rapport entre ce qui s'apprend à l'école et ce qui s'apprend hors de l'école, la nature des aptitudes que les nouvelles technologiques développent et la difficulté pour le système éducatif de suivre le rythme des évolutions technologiques et sociales.

The term "digital native" was invented in 2001 to describe a generation of learners who, since childhood immersed in new technology and video games would have developed from them cognitive skills not well used by teachers. This concept underscore the connection between what is learned at school and informal learning which occure outside of school, the nature of the skills developped when using ICT and difficultes traditional teaching encounter to follow the pace of digital innovation.

mots clé : apprentissage informelle, natif numérique, génération internet,

Historique et contexte

Contribuant au débat sur le déclin du système éducatif nord-américain nourri par le manifeste "A Nation Still at Risk" [1], l'écrivain et concepteur de jeux vidéos Marc Prensky définit pour la première fois les concepts de natif numérique (digital native) et d'immigrant numérique (digital immigrant) dans un article un brin provocateur paru en 2001 [2]. De manière empirique, puisant ses arguments dans des domaines aussi divers que la conception de jeux vidéos éducatifs, la sociologie des médias ou la neurophysiologie, il brosse le portrait d'une nouvelle génération d'élèves et d'étudiants qui, immergé dès la naissance dans un environnement numérique, développe une manière de penser et de traiter l'information différente, en rupture avec celle des générations précédentes.

Par contraste, il définit les enseignants comme des immigrants numériques dont il estime les pratiques pédagogiques inadaptées à ce nouveau public. Marc Prensky y voit une cause de la démotivation, voir du rejet de l'enseignement traditionnel qu'il perçoit chez ces jeunes. Il propose en conséquence de réformer les pratiques et les outils éducatifs et d'adapter les contenus des curriculums. La perception populaire selon laquelle les jeunes seraient des personnes naturellement à l'aise avec les ordinateurs, voire expertes, n'est pas nouvelle. Elle remonte aux années 80, véhiculée en particulier dans les films, la télévision, les magazines et les bandes dessinées. [3] D'autres expressions décrivant les personnes nées dans les vingt dernières années du XXe siècle dans les pays occidentaux recoupent le concept de natif numérique. Elles s'en distinguent assez peu et sont souvent confondues ou prises comme synonymes.

  • Très proche de la proposition de Prensky, la Net Génération, décrite par D. Tapscott en 1998 [4] comme la génération post "baby-boom" au coeur d'une nouvelle culture des médias digitaux.
  • La génération Y, mêlant la culture ambiante, les pratiques sociales émergentes, les outils technologiques en vogue et d'autres aspects sociohistoriques.
  • La génération Google née après 1993, qui se réfère à ceux pour qui le premier pas vers une recherche d'informations s'effectue par l'intermédiaire d'un moteur de recherche.

Le concept de natif numérique n'est pas issu de monde académique qui critique parfois sévèrement les "évidences" présentées, fondées sur des anecdotes et des observations ponctuelles (Selwyn 2008). Ceci n'empêche pas de nombreux décideurs politiques, chroniqueurs et commentateurs des faits sociaux et de s'en saisir régulièrement dans des débats publics comme un fait acquit. Le concept de natifs numériques servira de support pour dénoncer des "crises" qui remettent en cause d'une manière ou d'une autre le rôle et le fonctionnement des institutions et acteurs en charge de l'épanouissement des nouvelles générations. On doit considérer la distinction entre immigrant numérique et natif numérique comme une expression particulière d'un débat beaucoup plus large autour de la fracture numérique, entre ceux "qui possèdent" et ceux "qui ne possèdent pas" (l'équipement, l'accès, l'usage, la compétence, l'aisance...).

L'intérêt particulier du concept réside en sa focalisation sur les liens existants entre un usage au quotidien des TIC dans des buts récréatifs, informationnels ou communicationnels et les bénéfices potentiels dans différentes formes d'apprentissage, formelle et informelle. Cette discussion est abondamment reprise dans le monde académique, qui est amené à se positionner, nuancer et enrichir ce modèle générationnel.

Définition et enjeux

Natif et immigrant

Prensky décrit les natifs numériques comme des personnes qui, entourées depuis leurs plus jeunes âges par des nouvelles technologies [5] et des nouveaux médias qu'ils consomment massivement, développent une autre manière de penser et d'appréhender le monde. Il définit par opposition l'immigrant numérique comme une personne née et élevée avant l'essor des nouvelles technologies. Si elle a appris à les maitriser à l'âge adulte, elle conserve cependant des traces de cette culture "d'avant", métaphoriquement un " accent", dont les exemples donnés sont savoureux [6].

Dans son article, il avance les arguments suivants :

  • Contrairement à ce que l'on pensait, le cerveau n'est pas physiquement figé et ne fait pas que perdre des neurones, mais il est plastique, est capable de se réparer, de se recâbler. Certaines zones du cerveau se développent sous l'effet d'un entrainement répété et intense.
  • S'appuyant sur diverses études de psychologie, il affirme que cette plasticité neuronale affecte également les processus cognitifs, bien plus malléable qu'on ne le postulait à l'origine. Il évoque l'influence d'un entrainement spécifique, intense et répété existant lors de l'apprentissage d'un jeu vidéo.
  • L'immersion dans les jeux vidéos développe des processus cognitifs spécifiques. Exposé de manière intensive à de multiples formes de représentations spatiales, à porter attention à plusieurs choses à la fois, à répondre rapidement à de multiples stimulations et à développer un raisonnement inductif, les natifs numériques ont développé un mélange de capacités cognitives très différentes des générations précédentes.

Enjeux pédagogiques

Le problème surgit du fait que les enseignants sont des immigrants numériques qui, "parlant une langue dépassée, luttent pour transmettre des connaissances à une population parlant une tout autre langue". Loin d'être sensible aux capacités cognitives particulières du natif numérique, l'immigrant numérique apprécie une démarche d'apprentissage fondé sur d'autres éléments.

Le natif numérique est habitué à L'immigrant numérique (l'école), propose
l'interactivité et un feedback rapide
Une gestion du collectif.
faire plusieurs choses à la fois (multitâche...)
un déroulement linéaire, amenant une chose à la fois
l'image, qui sera traitée avant le texte
des tâches privilégiant le texte
choisir et saute entre diverses sources d'information
des documents adaptés, en nombre restreint
trouver sa motivation dans le jeu
le sérieux dans le travail

Marc Prensky oppose donc le natif numérique (l'élève techno-compétent) et l'immigrant numérique (l'école "traditionnelle") pour montrer que la simple reproduction des méthodes qui ont fonctionné par le passé est vouée à l'échec et ne provoquera que désintérêt et démobilisation. Il suggère de s'appuyer en particulier sur le potentiel qu'il entrevoit dans l'utilisation de jeux vidéos en contexte d'apprentissage. Il met en exergue leur capacité à motiver le jeune, le rendre actif en mettant à profit un mode d'apprentissage expérientiel renforçant l'autonomie et la pensée réflexive. Plus généralement, il souligne la nécessité pour l'institution scolaire de s'ouvrir à d'autres formes d'apprentissage informel, à fort potentiel. Il suggère de réformer la pédagogie en vigueur dans les écoles en développant un environnement d'apprentissage plus motivant et en phase avec les capacités de cette nouvelle génération qui arrive. Plus anecdotiquement, il propose de repenser les curricula en ne conservant que ce qui est utile dans l'"héritage" et en y associant des thématiques et connaissances tournées vers le futur.

Prensky précisera ultérieurement ses idées sur l'apport spécifique des jeux vidéos à l'apprentissage dans le milieu scolaire : "Une condition sine qua non de la réussite de l'apprentissage est la motivation: un élève motivé ne peut être arrêtée. /.../ Il est juste de dire que les enseignants et éducateurs ne sont pas aussi efficaces qu'ils pourraient l'être en terme de motivation. /.../ Pourtant, il y a un endroit où la motivation est elle-même l'expertise. Dans son ascension incroyablement rapide au cours des 30 dernières années, l'expertise unique que les concepteurs de jeu ont développée à l'extrême est l'engagement du lecteur: la capacité de garder les gens dans leurs sièges pour heure après heure, jour après jour, soutenir leur attention, les inciter à chercher activement à atteindre de nouveaux objectifs, les faire crier de joie à leur succès, renforcer leur détermination à surmonter leurs échecs..."[7]

Enjeux sociaux

Prensky enjoint la société de prendre la mesure des changements et à s'adapter pour répondre au déclin du système éducatif américain. Sa métaphore produit cependant deux effets pervers:

  1. En opposant les natifs numériques aux immigrants, Prensky alimente les généralisations caricaturales propres à tout débat qui met en confrontation deux générations. Ainsi, à côté du discours sur les effets positifs des nouvelles technologies se font entendre les craintes sur leurs effets délétères.[8]
  2. La métaphore générationnelle tend à masquer l'existence d'inégalités sociales face aux nouvelles technologies, risques connus depuis les années septante sous le nom de fracture numérique.. Une fois dépassées les questions liées à l'accès aux numériques (équipement, réseaux) sur laquelle se sont focalisées les autorités politiques de tous les pays se posent les questions liées aux usages et aux compétences nécessaires.

Plusieurs recherches aux USA suggèrent que l'aisance avec laquelle les jeunes accèdent aux technologies digitales est corrélée avec le statut socioéconomique et la classe sociale de la personne, son sexe et des lignes de fractures bien connues (par ex. Golding, 2000).

De nombreuses études s'intéressent à la diversité des usages d'Internet chez les jeunes. Howard, Rainie & Jones(2001) révèlent que le type d'usage est corrélé avec le niveau d'étude des jeunes. Un individu de niveau de formation élevé utilise plutôt Internet pour accroitre son capital de connaissance (capital enhancing activities) alors qu'une personne de niveau de formation plus modeste effectuera plus activités de divertissement et de communication (jeux, pari en ligne, loisir). En Suisse, Bonfadelli [9] réalise entre 1997 et 2000 une étude similaire qui met également en évidence des variables socio-culturelles et ethnique.

La mise en lumière de cette génération particulière a stimulé la recherche sur les pratiques suscitées par les nouvelles technologies chez les adolescents et à reconsidérer les liens et les synergies possibles entre l'apprentissage informel et l'apprentissage en situation scolaire.

Exploitation commerciale du concept

Le concept de natif numérique (ou de génération Y) est récupéré et valorisé par des sociétés de marketing auprès des grandes entreprises comme une nouvelle tranche de consommateurs à capter. En France, on trouve par exemple une enquête de l'institut BVA qui se propose de décrypter les habitudes des jeunes de 18 à 25 ans en 2010. Celle-ci reprend sans nuance le discours d'une génération numérique disposant de caractéristiques comportementales, morales et sociales spécifiques et uniformément partagées [10]

Recherches et discours récents

La controverse autour du concept de natif numérique s'est enrichie ces dernières années par l'évolution des artefacts technologiques. Diverses études ont également confirmé ou invalidé des évidences avancées et nous incite à affiner et préciser le discours sur les jeunes et les nouvelles technologies :

L'impact de l'introduction des réseaux sociaux

En 2008, l'éditorial de la revue CITE Journal[11] transpose globalement l'argumentation de Marc Prensky à son époque. Les références premières du discours se déplacent des jeux vidéos vers les réseaux sociaux. Une nouvelle génération de natifs numériques, plus créatifs et communautaires émerge...

Des idées nouvelles y sont associées, comme le concept de "surplus cognitif" avancé par Clay Sharky [12] pour désigner les changements d'habitude de consommation des médias et l'émergence de pratique de production et d'échanges rendus possible par la conjonction de plusieurs facteurs comme temps libre, des outils technologiques facilitateurs. Dans un plaidoyer pour adapter les outils les technologies du Web 2.0 à l'usage scolaire, R. Sterling déclare : "Nous cherchons comment capturer l'énergie et la passion des élèves et la faire entrer dans l'école. Souvent, lorsqu'il pénètre à l'école, l'énergie des élèves s'évapore. Je crois qu'il nous faut trouver des moyens de capturer leur énergie et les rendre aussi engagé dans l'école qu'ils le sont à l'extérieur (Sterling 2008)[13]

Une plus grande "créativité" est attribuée aux natifs numériques, en particulier depuis l'explosion des réseaux sociaux. Cela suscite de nombreux débats et prise de position qui prêtent à confusion dès que l'on aborde la question de la qualité et de l'originalité des "créations digitales"... À ce sujet, il est judicieux de relayer ici le point de vue développé par John Palfrey et Urs Gasser dans leur essai "Born digital" (2007). Pour ces auteurs, la créativité dont il est question - n'est pas à prendre au sens artistique du terme, mais correspondant à la capacité de produire. Les collages, détournements d'image et de film postés sur des sites comme You Tube, parodies et autres formes de mash-up constituent autant d'occasions d'apprendre, de s'exprimer, de faire valoir son autonomie qu'il faut considérer positivement. Le "tagging", le commentaire et l'échange constituent une forme d'engagement du jeune vis-à-vis de l'information transmise. Sur ce point, les médias digitaux offrent des opportunités d'interagir avec des pairs, mais aussi, et surtout avec le contenu. Cette perception de la créativité est tout à fait en phase avec celle qui prévaut dans le monde scolaire, où l'on n'attend pas du jeune qu'il révolutionne l'art ou la pensée, mais qu'il s'engage vis-à-vis d'un savoir qui lui est transmis.

Les enseignants ne sont plus forcément des immigrants digitaux

Les mêmes auteurs soulignent que les nouveaux enseignants qui se forment sont issus de la première génération des natifs numériques et comptent sur eux pour rendre plus perméable la frontière entre les apprentissages formels réalisés à l'école et l'usage que les jeunes font des nouvelles technologies hors de l'école.

Faire tomber les barrières entre les apprentissages formelles et informelles

D'autres voix s'élèvent pour que l'on cesse d'opposer les apprentissages informels pratiqués hors école et les apprentissages formels. B. Barron (2004) propose de considérer toutes les sources potentielles d'apprentissage pour un jeune dans son environnement, développement un cadre de référence pour une l'écologie de l'apprentissage qui réconcilie les apprentissages scolaires avec ce que l'élève apprend à l'extérieur de l'école, parfois de son propre chef. Par des études de cas, elle suggère d'étudier les modalités de transfert entre ce que le jeune développe chez lui de manière autonome et ce que lui propose l'école.

Critique de la littérature

Comportement de recherche d'information et d'utilisation des bibliothèques: quels changements ?

Une étude publiée en 2009 au Royaume-Uni [14] commanditée par la Bibliothèque nationale du Royaume-Uni et JISC Web pour identifier comment les futurs chercheurs accèderont et exploiteront les ressources numériques, résume l'état de nos connaissances sur les présumées compétences des natifs numériques en matière de recherche et de traitement d'information.

L'étude développe son analyse sur les trente dernières années, comprenant la génération X née avant 1980, génération Y des années 90, et plus récemment la génération "Google", sur laquelle elle fournit les chiffres suivants :

  • 89% des collégiens débute une recherche sur un moteur de recherche
  • 93% sont satisfaits de cette méthode (contre 84% pour l'aide assisté en librairie)
  • Pour ces personnes, Google ou Yahoo deviennent des marques de confiance. Ces moteurs de recherche correspondent mieux à leur mode de vie qu'une librairie réelle ou online, qu'ils continuent à utiliser pour des recherches, mais moins fréquemment.

Face à un monde de l'information digitale qui se caractérise par un choix massif, un accès facile et des outils intuitifs,la facilité d'accès à ces informations ne se fait-elle pas au détriment de la créativité et de l'indépendance de la pensée ?

Comportement de recherche et de tri chez les plus jeunes

On ne constate pas de différence marquée entre les jeunes (moins de 13 ans) des différentes générations. On observe chez ces jeunes les comportements suivants :

  • une recherche rapide-, avec peu de temps consacré à l'évaluation de la source;
  • une compréhension faible de leur besoin en information (anticipation);
  • des requêtes exprimées dans un langage naturel plutôt que sous forme de mots clefs significatifs;
  • face à la richesse du matériau, un réflexe d'imprimer en vrac sans faire de tri.

Il est à noter que les mêmes comportements et difficultés se rencontrent avec des générations précédentes et dans le contexte d'une recherche en bibliothèques. Les chercheurs admettent que les outils cognitifs nécessaires à un comportement de recherche aussi sophistiqué ne sont pas encore développés avant 11 ans. Les natifs numériques ne se distinguent donc pas des générations antérieures en ce qui concerne le traitement des informations textuelles.

Caractéristiques du comportement de recherche d'informations dans les librairies virtuelles (étudiants)

  • Recherche horizontale (écrémage , 60% parcoure au maximum 3 pages et la majorité n'y revienne pas.
  • Navigation passe au moins autant de temps à naviguer qu'à lire ensuite le contenu
  • Mode de lecture différente - peu de temps consacré, mode non linéaire
  • Comportement d'écureuil - Peu de lectures à l'écran, mais décisions rapides de télécharger les documents -- pas de garantie que l'article soit ensuite lu (c'est là la grande limite de cette méthode d'analyse se basant sur les LOG)
  • Grande disparité de comportement entre individus.

La même chose s'observe chez les immigrants numériques comme les professeurs, des conférenciers et des praticiens

  • recherche horizontale plutôt que verticale, avec des sauts,
  • temps important dévolu à la navigation
  • temps de visualisation limité

Ces caractéristiques forment la norme pour tous. Dans cette catégorie socio-professionnelle, les nouveaux outils technologiques de recherches d'informations (par ex google Scholar) sont rapidement intégrés par toutes les générations. On observe plutôt un changement d'habitude massif qu'un changement générationnel.

Les natifs numériques ne forment pas un groupe homogène

Réagissant à l'ampleur du succès du concept auprès des enseignants et des commentateurs de l'éducation, Bennett, Maton & Kervin [15] s'étonnent comme d'autres auteurs (par ex Selwyn 2008, déjà cité) que de nombreuses publications reprennent sans recul ni analyse critique des arguments peu étayés par les modèles académiques. Ils effectuent une revue critique dont les commentaires s'articulent sur deux points :

  1. Ils contestent l'idée d'une génération distincte et homogène dans leur compétence technologique. Une grande familiarité avec la technologie utilisée à des fins communicationnelle et de recherche d'informations n'entraine pas de facto des compétences techniques de haut niveau. Une large enquête menée en 2004 révèle que malgré un niveau d'équipement et de formation élevée, une proportion réduite élèves (21%) s'engage dans la création de contenu sur le Web. Les auteurs citent d'autres études qui révèlent que les grandes compétences technologiques ne sont pas universellement répandues parmi les jeunes.
  2. Les personnes développent-elles pour autant des stratégies d'apprentissage différentes ? Sans rejeter les arguments sur la plasticité du cerveau que des études récentes en neurosciences confirment [16], les auteurs relèvent entre autres que des études de psychologie cognitive révèlent que le traitement en parallèle des taches n'est pas forcément un bien (Sweller) et que la question de l'adaptation des jeux vidéos à un apprentissage profond (deep learning) reste ouverte. Quant à la théorie sur les préférences d'apprentissage (par ex. DH. Jonassen), celle-ci mettent en avant des différences individuelles et ne sont pas statique dans le temps. Pour les auteurs, attribuer à une génération entière, de manière homogène, des usages et des capacités particulières est simplificateur à outrance.

Bennett, Maton et Kervin [17] reprochent enfin la forme polémique du débat, se déroulant sous une pression médiatique et une précipitation où la dramatisation et l'emphase tiennent lieu d'étayage empirique, suscitant un mélange d'enthousiasme et de crainte. Ainsi, plusieurs recherches montrent que les différences d'usage d'Internet entre l'école et la maison, bien qu'entrainant de la frustration, ne vont pas jusqu'à créer une aliénation et un désengagement massif prophétisé par Prensky. À la décharge de celui-ci, il faut cependant reconnaitre que l'origine de la polémique est plutôt à chercher du côté des annonces répétées sur la baisse de niveau de l'enseignement.

E. Hargittai [18] propose d'approfondir la question de l'usage, arguant que leurs différences au sein d'une population peuvent aussi contribuer aux inégalités. Elle propose de relier l'"aisance technologique" [19] présumée élevée des natifs numériques et de la confronter à diverses variables: niveau éducatif des parents, appartenance ethnique, disponibilité TIC, expérience avec Internet. Il en ressort que l'aisance avec les médias digitaux est très variable et que celle-ci n'est pas repartie au hasard. L'autonomie (mesurer comme la liberté d'usage de l'outil) et le temps passé (fréquence et durée) prédisent le mieux cette diversité.

Dans le monde francophone, les critiques sont également de mise. Dans une intention de replacer l'apprentissage des outils technologiques dans le cadre d'un apprentissage formel prodigué par le système scolaire, parfois en minimisant la valeur de ce qui est construit hors de ce cadre, Eric Bruillard déclare : "Or, à l’opposé des discours sur l’aisance des jeunes avec les technologies informatiques, on observe que leur champ d’action est très souvent limité. Leur capacité d’action est contrainte par le recours quasi exclusif à la manipulation directe, aux croyances installées par les constructeurs, par ce qu’on leur donne à voir et à manipuler. Les recherches que l’on a menées depuis plusieurs années aboutissent au constat insistant du manque de compétences d’une majorité de jeunes. Afin d’atteindre les objectifs fixés plus haut, tout concourt à attester que l’école a un rôle essentiel à jouer."[20]

Implication pour l'enseignement

Prenons d'emblée nos distances avec l'exploitation d'une vision d'une génération homogène dans ses habitudes, ses capacités et sa perception du monde tel que la présente des agences de marketing ou des futurologues.

Une population hétérogène qui apprend autrement ?

Il est difficile d'échapper au discours simplificateur. Dès que les auteurs dressent un portrait du natif numérique [21] on perçoit que celui-ci n'existe pas plus que le "français moyen", sans être pour autant un concept statistiquement étayé. Il a été démontré qu'il n'y pas de génération en tant que telle, mais tout au plus, comme en conviennent J. Palfrey et Urs Gasser dans leur ouvrage "Born Digital" [22] une population particulière, hétérogène dans ses usages et son aisance technologique. De grandes variations individuelles ont été relevées et de nombreux paramètres ont été testés pour tenter de les expliquer, relançant la question de la fracture numérique sur une autre base que le simple accès matériel.

Cela dit, on peut reconnaître que l'intention de Marc Prensky est d'un autre ordre : celle de nous rendre attentifs aux importants changements induits par l'évolution de l'environnement provoquée par la massification des nouvelles technologies et leur usage croissant. L'expression de natif numérique doit être considérée comme un point d'ancrage lexical nécessaire pour comparer un avant et un après (ou un ici /un ailleurs ou encore telle partie de la population par rapport à telle autre) et qui ne se définit pas par son année de naissance et son immersion précoce dans les nouvelles technologies, mais par le fait qu'il possède certaine de ses propriétés, sous réserve que celles-ci soit mieux définies ( que signifie "être multitâche" ? Notre cerveau étant multitâche, de quoi parle-t-on en réalité ?).

Parmi les diverses expressions existantes (Génération Y, génération Google, homo zappiens, … ) celle de natif numérique, une fois précisée, me parait personnellement la plus heureuse, toute assimilation à une génération ou une espèce étant erronée.

Marc Prensky a été maladroit en affirmant que les natifs numériques apprennent "autrement". Les avancées récentes sur les mécanismes de l'apprentissage chez l'être humain dans divers domaines suggèrent fortement que l'être humain dispose de plusieurs mécanismes exploités et développés conjointement ou séparément, de manière non consciente. "Apprendre autrement" ne signifie pas l'émergence d'un nouveau mécanisme, mais exprime plutôt une différence dans l'investissement relatif de ses mécanismes dans l'apprentissage [23] Le succès et le débat sur des jeux vidéos met en évidence eux choses : - il existe d'autres manières d'apprendre que "la" manière privilégiée par les institutions scolaires [24] et certaine sont parfois plus avantageuse pour l'apprenant. - le débat sur la nocivité ou les bienfaits des jeux vidéos doit être dépassé au profit de la recherche des conditions optimales.

Vers une évolution des systèmes scolaires ?

On constate aux Etats-Unis et ailleurs une évolution des standards vers des compétences de haut niveau cognitif, avec une emphase sur les capacités d'innovation, de collaboration multidisciplinaire, de résolution collective de problème dans un environnement digital dynamique (ISTE 2007)[25]

M. Prensky proposait une adaptation de la pratique des enseignants. Quelles transformations de la formation des enseignants doit-on envisager pour intégrer plus rapidement et efficacement les changements suscités par l'usage des innovations techniques et éviter que les élèves n'associent la pratique scolaire à l'école à un monde désuet ? Wim Veen [26] est plus radical dans son analyse. Tout en reprenant largement les propositions de Marc Prensky, il les confrontent à d'autres évolutions de nature économique, technologique et sociale pour critiquer le décalage entre des écoles établies depuis 150 ans sur un modèle Tayloriste (hiérarchie, production de masse, planification, standardisation et contrôle) et un futur marché du travail tourné vers la production de biens immatériels et qui réclame des individus non seulement formés, mais créatifs, pro-actifs, capable d'apprendre rapidement face aux changements et de produire de nouvelles connaissances. Il pronostique plusieurs changements dans la structuration des futurs écoles :

  • des périodes d'écoles de 4 heures au lieu de leçon de 50 minutes;
  • Des thématiques interdisciplinaires au lieu de sujet disciplinaire;
  • Des regroupements de 1 à 100 élèves au lieu de classe fixe d'une trentaine d'élèves;
  • Des trajectoires d'apprentissage individualisées (portfolio) plutôt que des regroupements d'âge.

Ces changements structuraux sont au service des principes d'immersion, du recours à des problèmes complexes et authentique proposés comme des défis à relever et de l'autogestion dans l'apprentissage. Cette approche est similaire à ce que l'on trouve dans l'apprentissage informel [self-directed learning]. L'évaluation serait autant de la responsabilité de l'élève que de l'enseignant. L'usage de portfolios servirait à valider les compétences. W. Veen prédit une forte pression à la fois des parents et de l'industrie pour un assouplissement du "marché" de l'éducation, débouchant sur une offre variée de services d'enseignement et d'apprentissage ( Virtual Knowledge center) dans laquelle la technologie jouera un rôle majeur.

Conclusion

Des études académiques émergent peu à peu et révèlent que les natifs numériques, bien que plus familiarisés avec les TIC que leurs ainés, sont loin cependant de constituer un ensemble homogène. Les individus varient fortement dans leur aisance technologique (fluidity) et par leur usage d'Internet. Les études actuelles ont un domaine de validité limité (dans le temps, socialement et dans l'espace) et on attend encore des études longitudinales sur l'usage réel et les compétences construites par les jeunes, ou d'autres observations ethnographiques.

Les particularités du natif numérique sont observées et développées dans le cadre informel des loisirs, où l'individu est motivé, dirige ses apprentissages et choisit ses actions. Parfois, il fait appel à des cours, manuel ou tutoriel, ce qui montre que l'apprentissage formel n'en est pas exclu.

Il y a sans doute une illusion - certes féconde - à transposer des activités et modes d'action en vigueur durant les temps de loisirs dans l'univers normatif de l'école (ou de l'entreprise), comme le suggérait à demi-mot Marc Prensky. L'individu sélectionne les ressources à sa disposition immédiate, selon sa convenance. Est-il pour autant efficace dans ses choix ? Est-il en mesure de choisir les ressources les plus adaptées ? La capacité de gérer ses apprentissages n'est pas uniformément répandue parmi les jeunes et les moins jeunes. Un diagnostic personnalisé d'un enseignant est sans doute utile, comme le souligne Pasacl Letellier à la fin de sa conférence au Forum Retz [27]

La prévision faite par W. Veen d'une évolution de la forme scolaire escamote la question des finalités de l'école (autre que la satisfaction du besoin des entreprises) qui ne tiens pas qu'au bon vouloir de l'apprenant. Il répond à la nécessité du guidage de la formation en recourant au portfolio, un objet très formalisé et dont l'efficacité est reconnue dans la mesure où les objectifs et les critères sont précisément assignés et fiables. N'est-ce pas un leurre que d'imaginer le portfolio comme un objet émancipateur ?

Brandir le concept de natif numérique ne fait que renforcer une dichotomie qu'il s'agit de dépasser; celle qui sépare artificiellement l'apprentissage formel et informel. Avoir une meilleure représentation des pratiques et des compétences technologiques que les jeunes construisent hors de l'école doit permettre à celle-ci d'adapter au mieux son enseignement, à la fois pour éviter que certaines inégalités ne soient renforcées et pour exploiter ce capital d'intérêt.

Notes et références

  1. Thomas B. Fordham Foundation.(1998). A Nation Still at Risk: an Education Manifesto., Washington, D.C Un résumé du manifeste
  2. Prensky, Marc, 2001 "Digital Natives, Digital Immigrants.", On the Horizon 9:1-6 Partie 1 Partie 2
  3. Neil Selwyn (2008) The digital native – myth and reality article en ligne
  4. Tapscott, D.(1998) Growing Up Digital: The Rise of the Net Generation. New York: McGraw & Hill.extrait concernant spécifiquement l'apprentissage
  5. ordinateur, jeux vidéos, lecteur digital, caméra vidéo, téléphone portable...
  6. par exemple:
    • le besoin irrépressible d'imprimer ses mails,
    • de faire venir physiquement une personne pour lui montrer un site internet au lieu de lui envoyer l'URL.
    • de s'enquérir au téléphone de savoir si son correspondant a bien reçu son mail...
  7. Marc Prensky, Digital Game-Based Learning, McGraw-Hill Pub. Co., 2004 PDF
  8. Les critiques les plus récurrentes sont :
    • le risque de simplification qui engendre une baisse d'exigence intellectuelle,
    • une tendance au copier-coller où le click remplace la réflexion - clicking replace thinking (Brabazon).
    • le risque de désenchantement et de désengagement face à ce que propose l'école,
    • l'autorité des enseignants minés par le recours fréquents à des ressources comme Wikipédia.
    • la confrontation à des informations indésirables ou choquantes ---> installation de filtres et de limitation de l'utilisation d'internet à l'école.
  9. Bonfadelli, Heinz, (2002) The Internet and Knowledge gap. A Theoretical and Empirical Investigation. European Journal of Communication 17: 65-84 PDF
  10. Hypercommunicant, l’individu numérique maîtrise les codes, les détourne ; Hyperconsommateur, il maîtrise son désir de consommer, le sublime ; hyperactif, il réinvente le temps et l’espace. Avec ce changement radical de la vision de ces nouveaux acteurs, intervenants de plus dans un environnement incertain, c’est l’ensemble de nos activités humaines qui va être affecté : consommation, relations interpersonnelles, travail, responsabilité sociale. Communiqué de presse page 3
  11. Bull, G., Thompson, A., Searson, M., Garofalo, J., Park, J., Young, C., & Lee, J (2008). Connecting informal and formal learning: Experiences in the age of participatory media. Contemporary Issues in Technology and Teacher Education, HTML
  12. C. Sharky, Cognitive Surplus: Creativity and Generosity in a Connected Age. conférence donnée au Microsoft research Institut le 24 juin 2010 vidéo de la conférence de C. Sharky
  13. Sterling, R. (2008, April 29). Writing, technology and teenagers. Kojo Nnamdi Show interview audio
  14. Googlegen: information behaviour of the researcher of the future, A CIBER Briefing Paper (2008) PDF L'étude est réalisée à partir de données primaires (log) révélant l'exploitation par des jeunes et des adultes de sites fournissant des documents. Ces données sont croisées avec un état des recherches les plus récentes concernant le comportement de recherche documentaire chez les enfants, adolescents et universitaires.
  15. Bennett, Sue, Karl Maton, & Lisa Kervin (2008) " The Digital Natives Debate : A Critical Review of Evidence." British Journal of Educational Technology 39:775-86 PDF
  16. Voir par exemple le livre de Miriam Boleyn-Fitgerald Pictures of the Mind : What the New Neuroscience tells Us about Who we are. (2010) FT Press New jersey
  17. ibid
  18. Eszter Hargittai, Digital Na(t)ives ? variation in Internet Skills and Uses among members of the "net Generation", (2010) Sociological Inquiry, Vol80: 1, 92-113 PDF
  19. Les compétences informatiques sont mesurées à partir d'un questionnaire sur 25 termes spécifiques. L'étude a été menée sur un échantillon d'un millier de jeunes de même âge (17-18 ans) et de niveau d'éducation identique.
  20. Bruillard , Eric. (2010) Entretiens : in Timimi, I., Delamotte, E. et Peraya, D.(Ed.) (2009). Distances et savoirs. Information scientifique et pratiques numérique académiques,7(3).
  21. par exemple dans l'introduction du livre "Born Digital" (2007)ou dans son chapitre 1, avec l'archétype de la jeune fille de 16 ans),
  22. "Rather than calling Digital Natives a generation - an overstatement, especially in light of the fact that only 1 billion of the 6 billion people in the world even have access to digital technologies _ we prefer to think of them as a population."
  23. Andrew N. Meltzoff, et al. (2009) Foundations for a new Science of learning, revue Science, vol 325 p.284-288.
  24. par exemple Scribner, Rogoff, Lave& Wenger…)
  25. C. Greenhow, B. Robelia & Joan Hughes (2009) Learning, teaching, and scholarship in a digital âgée: web 2.0 and classroom reaserch: what path should we take, now ?
  26. Wim Veen,(2005) Homo Zappiens and the Need for New Education Systems PDF
  27. Les élèves de l’ère Internet sont-ils vraiment des « mutants numériques » ?conférence de Pascal Letellier donnée le 10 mars 2010 dans le cadre du Forum RETZ . voir slide 11 [1]

Weblio-Biblio complémentaire

Une conférence donnée dans le cadre des Forum RETZ par Pascal Lardellier, professeur, université de Bourgogne,intituléeLes élèves de l’ère Internet sont-ils vraiment des « mutants numériques » ?, visible en vidéo sur le site de l'éditeur RETZ. Un exemple de discours qui noircit passablement le tableau.

Un exemple d'article issu du monde académique convergent avec les propositions de Marc Prensky: Gee, J.P. (2003) What video games have to teach us about learning and literacy, (2003) ACM Computers in Entertainment, Vol. 1, No. 1, October 2003, BOOK01. PDF

Pour un point de vue à la fois récent (2005), accessible et pertinent de l'implication des découvertes en Neurosciences sur les conceptions de l'apprentissage, consulter le chapitre la partie 1 du document suivant: John Bransford, Vye, N.,Stevens, R.,Kuhl, P., Schwartz, P., Bell, P., Meltzoff, A., Barron, B., Pea, Roy D., Reeves, B., Roschelle, J.Sabelli, N. Learning Theories and Education: Toward a Decade of Synergy (2005) in: P. Alexander & P. Winne (Eds.), Handbook of Educational Psychology (2nd Edition). Mahwah, NJ: Erlbaum.PDF



Alessandro Conti