Histoire des droits de la personne: entre luttes des usagers et politiques institutionnelles 1960-1980

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Histoire des droits de la personne: entre luttes des usagers et politiques institutionnelles 1960-1980

Introduction

Les années 1960-1980 sont des années de grandes transformations culturelles et sociales avec 1968, une année charnière qui deviendra l'emblème de la contestation portant les valeurs d'une génération, celle du baby-boom. Aujourd'hui l'histoire de cette contestation demande à être comprise dans un temps plus vaste d'un avant, pendant et après Mai 68. Certes, on peut faire remonter la question des droits de la personne à la Déclaration des droits de l'hommes et du citoyen comme une matrice générative d'autres conventions, déclarations et droits. Or, il semblerait que le mouvement de contestation des années 1960-1980 ait poussé plus loin l'exigence démocratique en partant de revendication de populations, elles-mêmes, se sentant non respectées comme des personnes ; notamment les femmes, les détenus, les patients psychiatriques ("Loi Basaglia"), les handicapés (charte de l'ONU datant de 1975) et les enfants (Convention relative aux droits de l’enfant). De nouveaux droits liés à l'éthique se sont développés dès les années 1970 autour du respect de la volonté des mourants, avec la pratique des directives anticipées, et plus largement des droits des patients à être traités dans la dignité.

Certes, on pourrait rattacher cette histoire à une pré-histoire reliée à d'autres courants comme, par exemple pour les enfants celui de l'éducation nouvelle dont le pédagogue Célestin Freinet en est l'un des fondateurs, et des expériences pédagogiques démocratiques comme celles des écoles nouvelles à la campagne, communautés d'enfants (république d'enfants, Cité d'enfants, village d'enfants). Summerhill incontestablement sera LE modèle de la seconde moitié du 20e siècle, mais aussi l'expérience de Fernand Deligny et de communautés thérapeutiques telles que Boulens en Suisse romande [[1]]. Des racines ainsi plus lointaines peuvent être vues dans la "protection de l'enfance" qui voit déjà en 1924 une convention, la "Convention de Genève" dite prémice lointaine de la Convention relative aux droits de l'enfant en 1989. Il en va de même avec l'histoire des femmes qui revendiquent le droit de vote depuis le 19e siècle (les suffragettes). Or, nous nous attacherons essentiellement à circonscrire une histoire se déroulant pendant une vingtaine d'années autour de nouvelles revendications qui ont pu porter sur des micro-éléments ("petits trucs", "micro-conflictualités", petits événements de la vie quotidienne, cas particulier), mais qui sont à rattacher à un "esprit d'un temps" contestataire de la hiérarchie, des pouvoirs constitués (des patrons, des médecins, des "supposés savoirs" notamment) dans une perspective libertaire (liberté de sortir de l'hôpital psychiatrique, liberté d'user de son corps, liberté de sexualité en prison, liberté de parole, de choix, de décision...) et d'exigence de sa réalisation (utopique?) par des actions et manifestations politiques face aux violences institutionnelles (portes fermées, nudité imposée, horaire imposé, cure de sommeil et électrochocs imposés, contention, viol, avortement clandestin, etc.). Peut-on alors y voir une expression de revendication des droits de la personne (autodétermination, autonomie, intégrité, dignité) qui sous-tendrait des droits portant sur un objet particulier (à l'instruction, au salaire égal, à l'avortement, à une "vie comme tout le monde", à consulter son dossier individuel, aux parloirs sexuels, etc.) ? Ce sera une des questions auxquelles cherchera à répondre cet ouvrage.

Un certain nombre de notions et de valeurs démocratiques et libertaires semblent parcourir une histoire longue (du 18e au 21e siècle) avec des incarnations plus ou moins denses selon les périodes. Celles envisagées dans les droits de la personnes pendant la période 1960-1980 s'incarnent dans la liberté certes (valeur première de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen), mais aussi la créativité, l'innovation, la contestation valorisant l'individu et son autonomie, mais aussi le collectif comme matrice créatrice, avec un souci du respect de la différence (une reconnaissance) mais aussi du groupe comme porteur de revendications, un ancrage dans la vie quotidienne et une volonté d'universalisme. La culture contestataire est-elle monolithique ou multiple? Est-elle aussi traversée par des contradictions, des paradoxes: on prône une liberté individuelle dans un carcan idéologique, la lutte est collective pour des droits individuels?

La recherche a abouti à l'écriture de six articles, introduits et conclus par des textes rédigés en communs, qui tous viseront à mieux saisir qui sont les acteurs/trices (intégrés dans un mouvement de revendication ou un courant idéologique contestataire), leurs actions dans l'expérience quotidienne de leurs luttes pour les droits de l'individu et/ou de la personne, les valeurs prônées, les objectifs atteints ou non pour faire valoir les droits des personnes placées dans des institutions dites alors "totalitaires", tout en cherchant à mieux définir ce que signifient ces droits dans le quotidien institutionnel et personnel.

Le travail de cette "communauté de recherche" vise aussi à repérer les ouvrages de références qui ont marqué les acteurs/trices de cette période, des intellectuels (Basaglia, Foucault, Illitch, Goffman) entre autres penseurs, parfois utopistes voir visionnaires, ainsi que, suivant la méthode prônée par Michel Foucault dans son ouvrage Histoire de la clinique notamment, à questionner les faits, à interroger le système, autrement dit à "déconstruire" la réalité pour comprendre les enjeux du pouvoir qui ont traversé les luttes de promotion des droits de la personne dans des champs différents, mais relevant tous d'un rapport entre un pouvoir qui désigne et un individu-objet dont on attend la soumission. Ces ouvrages montrent que les mouvements de contestation se font dans tous les pays ; par exemple, en ce qui concerne l'anti-psychiatrie, les critiques ont eu lieu en Italie avec Basaglia mais également aux États-Unis avec Goffman. Ainsi que ce soit le pédagogue et l'élève "difficile", déviant, handicapé, le médecin et le patient désigné, le juge qui désigne les degrés de culpabilité d'un "coupable" ou l’État qui décide de la responsabilité civique ou non des femmes (et des jeunes), partout se modèlent et se modulent des relations différentes à l'intérieur d'une structure hiérarchique.

Des acteurs/actrices seront interrogés afin de mieux saisir leur engagement, les valeurs qu'ils ont prônées, la conscience qu'ils ont eu de déstabiliser le pouvoir médical, l'institution totalitaire, pour des alternatives dont on interrogera leur devenir subversif: communautés d'enfants, communautés thérapeutiques en milieu psychiatrique, en milieu carcéral (notamment la Pâquerette à Genève) et plus généralement dans l'éducation spécialisée. Mais c'est fondamentalement la question de la revendication des droits de la personne qui sera l'objet de ce questionnement. Il s'agira dans un premier temps de mieux comprendre ce qui différencie les droits de la personne, des droits de l'homme érigés au 18e siècle, et de comprendre les enjeux des luttes pour voir émerger ces "nouveaux" droits et les formes qu'ils ont prises: droit à la parole, droit de sortie, droit à l'avortement, droit à consulter son dossier médical, etc...

Au moyen de cinq questions ouvertes, il s'agit de récolter leurs témoignages afin de mieux comprendre les ressorts de leur engagement (politique, idéologique, éthique), les événements qui ont marqué cette période 1960-1980, les mobiles des acteurs/trices.

Fondamentalement, c'est à une réflexion sur la construction de la réalité que cet ouvrage invite, celle de la maladie, de la déviance, de la différence, mais aussi à celle des relations entretenues avec des personnes qui sont stigmatisées (handicapées, psychiatrisées, détenues, patients) et/ou placées dans une catégorie sociale dépendante (la femme non-citoyenne, dépendante de l'homme, l'enfant de ses parents). L'institution réifie l'individu et lui fait perdre ses droits et c'est donc bien une volonté de récupérer une place d'acteur, de prendre la parole, de donner haut et fort son avis qui va mobiliser les acteurs des luttes, en particulier dans l'après 68.

C'est aussi in fine un questionnement sur l'histoire et ses changements, lesquels demandent à s'interroger sur la place accordée, dans le temps, aux personnes en difficultés quelles qu'elles soient et sur la nécessité dans le domaine des droits de la personne à rester vigilant afin de ne pas perdre ce qui a été acquis parfois de haute lutte et d'étendre encore les valeurs sur lesquelles ils reposent.

Revue de la littérature

La "matrice générative" des droits de la personne est bien la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : une "matrice" juridique à partir de laquelle vont se développer d'autres droits, règlementations et conventions. Pour couvrir les différents champs de la réalité sociale qui ont été touchés par la créativité des acteur/trice/s (qu'ils aient été des militant/e/s ou des réformateur/trice/s) particulièrement active dans les années 1960-1980 et les changements opérés, il est nécessaire de se référer aux auteur/e/s qui, autant dans le champ du handicap, des patients de l'hôpital, des usagers de la psychiatrie, des détenus, des enfants et des femmes, ont proposé des approches nouvelles, des concepts voire des pratiques novatrices.

Certes, il n'y a pas un moment particulier où commencerait une lutte pour les droits de la personne. Cette question s'inscrit dans une histoire longue de la constitution des droits, de la "fabrication" de l'individu, de la conception de la personne comme être sensible, consciente d'elle-même. Il en va de même pour des pratiques qui certes ont été promues pendant cette période comme, par exemple, les communautés de vie, mais il existe des traditions qui peuvent remonter bien avant les années 60. C'est le cas avec la communauté d'enfants de Summerhill en Angleterre créée par Alexander S. Neill. Dans son livre Libres enfants de Summerhill (Neill), on peut déceler la place centrale de la notion de liberté dans sa conception de l'éducation et de l'instruction des enfants. Selon cet auteur, on ne peut construire de collectif cohérent qu'en respectant la liberté des individus. Les violences, les incivilités ne sont pour lui que le produit des incohérences de la société, qui frustrent l'individu et qui, à vouloir trop l'uniformiser, en brisent les richesses.

Dans la fin des années soixante, la critique des institutions psychiatriques surgissent. Une mise en évidence des conditions de vie des patients psychiatriques se fait notamment par Basaglia en Italie. Ce qu'il rencontre dans cet univers le pousse à créer des lieux de vie plus accueillants où l'on donnerait plus de liberté à la personne psychiatrique ; c'est ce qu'il appelle les communautés thérapeutiques. Ces bâtiments ouverts sur l'extérieur et où la hiérarchie est horizontale favorise la mobilisation des personnes afin de lutter pour la liberté des droits de la personne, et surtout la liberté des droits de la personne psychiatrique. Basaglia est donc probablement l'un des auteurs de l'époque qui a influencé les acteurs/actrices que nous avons interrogés pour notre recherche. Un discours pareil est ténu par Goffman aux Etats-Unis. Dans son livre « Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux », l’auteur se penche sur le déroulement du quotidien des patients vivant dans ce qu’il appelle une « institution totalitaire ». Ces personnes, privées de tout droit, sont à la merci des médecins, du personnel soignant et du fonctionnement de l’hôpital qui est désormais leur lieu de vie. En effet, l’hôpital psychiatrique ne vise pas à soigner, mais à exclure de la société les personnes qui dérangent par leur comportement. Fondamentalement, la critique est politique, sociale, mais aussi épistémologique: on s'attaque à la réalité qui est un "construit" social. Ce qui explique aussi l'attention mise à la vie quotidienne (voire Goffman, mais aussi Lucien Lefebvre notamment). Le quotidien devenant matrice de la relation créative autant que de la subversion, dans une tradition qui s'inspire d'ailleurs des surréalistes des années 20 (voire notamment Georges Perec). L'approche constructionniste de Kenneth Gergen, aujourd'hui, poursuit cette tradition voyant dans la relation la matrice de cette construction de la réalité allant jusqu'à affirmer que l'individu n'existe pas en-dehors de la relation qui le "produit" [[2]]. Une autre manière de montrer, comme l'a fait Foucault, que l'individu est aussi une construction sociale.

Les droits de la personne: un concept complexe

La thématique des droits de la personne oblige à réfléchir sur le concept et à le relier ou détacher d'autres concepts: celui de l'individu, celui du sujet (de droit) et celui de l'humain.

La plupart des revendications peuvent être reliées aux "droits de la personne". Or ceux-ci sont rarement explicités. Lorsqu'ils le sont c'est en référence à la "liberté individuelle", au droit à la parole, au choix (de traitement notamment) et à la dignité. Souvent, ce sont des valeurs individualistes qui sont prônées même si elles le sont par un collectif (association, comité, mouvement contestataire manifestant collectivement dans la rue) et qui fondent un certain "esprit" du droit de la personne. C'est par le regroupement de plusieurs personnes qui ont des valeurs communes (telles que le libre choix,l'intégrité physique) que le changement peut s'opérer. En effet, à travers notre recherche nous avons pu voir que, qu'il s'agisse des droits des prisonniers, des droits des patients à l'hôpital, des droits des patients psychiatriques ou des droits des femmes, les changements constatés se sont fait par l'intermédiaire de mouvements, d'associations, de fondations... On peut noter la particularité du champ des droits des personnes en situation en handicap, des droits des patients en psychiatrie ou même en partie ceux des enfants, par le fait que ces personnes ne disposent elles-mêmes pas des facultés à défendre leurs propres droits. Il revient alors à leur entourage, aux professionnels, et enfin à la société toute entière, de se porter garante du respect de ces droits. La société en protégeant ces personnes, en les considérant comme faisant partie intégrante des individus qui la composent, effectue alors un grand pas dans les valeurs qu'elle véhicule. L'idéologie en effet, doit être collective, pour prendre du sens pour tous. Mais les actes permettant cette évolution, restent bien souvent le fait d'individus, qui, plus que d'autres, poussés par un idéal, portent des actions progressistes.

Le terme personne est à distinguer d'individu (voire de "cas") en ce qui laisse entendre une capacité de droit et une place comme partenaire dans la relation (éducative, thérapeutique notamment) et les échanges de communication. Ceci peut s'incarner dans des pratiques sociales élémentaires comme de désigner la personne par son nom, la vouvoyer (en langue française en particulier!), jusqu'à la fermeture des hôpitaux psychiatriques par exemple. Mais c'est surtout sur le plan juridique, de ses droits civils et politiques, que les luttes ont été menées: de l'admission volontaire au droit de sortie pour les patients psychiatrique par exemple. Du côté des prisons, les revendications touchent aussi l'individu dans son corps et son esprit: droit à l'intégrité physique et morale, le droit à des conditions de vie appropriées, ou encore le droit à la santé. C'est donc au nom du respect de la personne en tant qu'être humain que les différentes organisations ont milité, bien que ceci n'ait pas été et ne soit toujours pas quelque chose de facile. En effet, la prison demeure un lieu où l’on a de la difficulté à considérer les criminels comme des êtres humains. De ce fait, la population ne semble pas être en mesure de concevoir que ces personnes possèdent également des droits. Pour changer les mentalités, nous pourrions poser le problème de la réinsertion. En effet, si l'on ôte tout droit aux prisonniers, comment espérer les réinsérer dans la société. Peut-on véritablement rendre un Homme "meilleur" en lui enlevant toute dignité?

Du côté des enfants, le droit s'est surtout construit à partir de la considération de l'enfant plus seulement comme un adulte en devenir, mais en tant qu'individu ayant des droits propres, notamment liés à la protection, à la parole et l'écoute, mais également aux autres besoins fondamentaux qu'il peut présenter. En fait, la reconnaissance des droits de l'enfant lui ont conféré peu à peu un rôle plus actif dans sa propre existence, comme par exemple par une considération plus importante de ses opinions dans les choix qui le concerne. Du coté des femmes, les contestations se font sur plusieurs plans, mais ce qui est surtout recherché c'est l'égalité avec les hommes. Cette égalité passe donc par la ré-appropriation de leur corps, la liberté de choisir une contraception et la liberté de penser différemment. En ce qui concerne les droits des patients psychiatriques, l’on peut remarquer que la lutte vise une revendication juridique en passant à travers l’humanisation de cette population. En effet, la conception de ce que l’on appelle aujourd’hui les troubles psychiques, est en constante évolution, influencée par les croyances et les valeurs de la société. La reconnaissance des droits des patients psychiatriques vise la reconnaissance de ces personnes comme étant des êtres humains, l’égalité de traitements face à la loi et l’autodétermination ainsi que la liberté d’être tous égaux dans nos diversités. Nous pouvons donc rapprocher ces faits au droit du consentement de la personne et de l'intégrité physique. Ces droits et les droits d'être informé touchent d'ailleurs le quotidien médical et la lutte pour les droits des patients. Les droits des patients touchent la sphère politique et juridique où une bataille s'est générée contre la liberté thérapeutique des médecins considérés comme subordonnés au droit d'autodétermination du patient. Valoriser le rôle des patients en tant que partenaires critiques des médecins, du personnel médical ou encore de les responsabiliser pour éviter des difficultés lors de leur traitement permettraient d'améliorer la qualité des soins dans le domaine de la santé du patient.

Paradoxalement ce sont des luttes (collectives, pour la communauté) qui ont ainsi contribué à construire la notion de personne comme corps, identité physique, morale, psychologique.

En outre, concernant les droits des patients (à l'hôpital) et les droits des patients psychiatriques, il est à remarquer que ces droits peuvent rapidement se révéler ambigus. En effet, la légitimité du secret médical, de l'asymétrie de l'expertise médicale, peuvent davantage protéger le médecin que le patient. Nous avons relevé par exemple des cas où ce sont les patients qui ont dû subir des conséquences, tant au niveau de leur reconnaissance, en tant que victimes, qu'au niveau économique, car ils n'ont pas pu prouver que le médecin qui leur avait causé du tort était véridiquement coupable d'expériences illicites sur eux. Nous pouvons nous demander dans quelle mesure ces droits permettent, intelligemment, à la médecine d'opacifier la recherche médicale et par la même la problématique du patient-cobaye. Problématique qui est de nos jours, une contrainte pour faire avancer la science en toute légalité. Finalement, il faudrait se demander si l'être humain dépend d'expériences faites sur un groupe restreint de personnes. La réponse est oui, passablement des expériences se font avec très peu de personnes pour appliquer les résultats à grande échelle. Par exemple, cela s'est observé avec la morphine concernant le traitement des douleurs. Un médecin, un jour ou l'autre, s'est de toute façon risqué, initialement, à injecter dans un corps appartenant à une personne, cette substance considérée comme stupéfiant auparavant. Une autre expérience de ce même type, à hôpital de Saint-Gall en Suisse, était l'application d'ampoules bleues de méthylène dans le ventre des patients non-informés. Ils essayaient de soigner, par ce biais, leurs occlusions gastriques qui a fini par les tuer.

Méthode

La récolte d'un récit personnel, afin d'approcher l'histoire d'une période et de constituer une archive orale, a une tradition en sciences humaine et sociale. L'ouvrage "Le cheval d'orgueil" de Pierre Jakez Hélias paru en 1975 est souvent présenté comme un détonateur de l'usage des récits de vie pour décrire la réalité sociale et culturelle.

Diverses disciplines ont intégré la narration comme un moyen d'approcher la réalité vue à travers un individu ou un groupe, que cela soit en sociologie, en histoire, en médecine, en sciences de l'éducation, en ethnologie et même en littérature.

Les travaux de Philippe Lejeune ont contribué à collecter des récits sous formes notamment autobiographiques qui sont déposés à l'Association pour l'autobiographie près de Lyon.

La démarche effectuée dans le cadre de cette recherche d'intelligence collective relève de la collecte de récits. La personne interviewée est considérée comme un témoin de son temps. L'histoire se construit dans l'échange grâce aux questions posées, lesquelles doivent donner lieu à une narration libre, reliée aux souvenirs de la personne. Il s'agit d'être dans une écoute bienveillante d'un récit narré afin de venir combler l'intérêt des étudiant/e/s qui sont les récepteur/trice/s respectueux et curieux de cette histoire. Même si pour certains étudiants, relancer ces questions a permis à l'interviewé de se recentrer sur le sujet. Lors de l'interview et comme étape préalable à l'introduction de ces questions, l'explication de cette recherche collective a fait comprendre à certains interviewés l'importance de leurs témoignages.

La démarche de "biographies narratives", telle qu'elle devrait être développée dans cette démarche citoyenne, relève de compétences relationnelles, humaines, particulièrement formatrices aux métiers de l'humain. Elle demande du tact, de l'écoute, de la curiosité intelligente (capacité de s'adapter dans le cadre de l'entretien). Il s'agit de laisser de l'espace et de la liberté aux personnes interviewées. Par conséquent, seules des questions générales et ouvertes assureront la liberté de narrer. Les méthodes d'entretien se distinguent par la mise en œuvre des processus fondamentaux de communication et d'interaction humaine. Ces processus permettent au chercheur de retirer de ses entretiens des informations et éléments de réflexion riches en nuances. Nous accorderons un long temps de réponse, afin de laisser à la personne la possibilité de se souvenir et de raconter l'histoire et son histoire, tout en restant attentive qu'elle ne se perde pas dans des chemins trop éloignés. Elle ne relève pas d'une "conduite d'entretien" particulière, comme l'a développée par exemple Boutin (2006), mais elle relève sans aucun doute d'une approche qualitative.

Dans la plupart des cas, les étudiants n'ont pas transmis au préalable les questions qui allaient être abordées dans l'entretien à leur témoin. Pourtant, il est possible que cette démarche donne la possibilité aux personnes interviewées de prendre du temps pour récupérer leurs souvenirs en mémoire et ainsi construire un récit plus riche que lors d'une réponse spontanée. Toutefois, cette démarche peut également faire perdre quelque peu aux intervieweurs/euses le contrôle de l'entretien, avec un témoin qui se raconte, sans un réel cadre établi, puisqu'il sait sur quels chemins on va l'amener. Ainsi, le cadrage de l'entretien est d'autant moins aisé, car l’intervieweur perd un peu son contrôle sur celui-ci, qu'il aurait pu exercer notamment par la succession des questions.

Pour d'autres étudiants, la transmission des questions préalablement a permis aux interviewés d'affiner leur mémoire en développant leurs réponses pour que leur récit soit accompagné par des souvenirs marquants. Ils ont d'ailleurs fait appel aux gestes pour appuyer leurs témoignages en laissant entendre à leurs interlocuteurs que leur lutte ne cessait pas.

Les réactions (y compris non verbales) encouragent un récit qui se construit dans la relation. Celui-ci devrait être, par définition, original (même si certain/e témoins racontent pour la Xème fois leur "histoire", leur "légende"), puisqu'il est raconté à de nouvelles personnes. L'attitude du/des collecteur/trice/s de récits favorise (ou non) l'expression (et ce jusqu'à la confidence) et permet, qui sait, aux témoins d'innover, de se déplacer dans leur narration, de raconter une histoire nouvelle, vraiment originale.

Critique de la méthode

A travers cette expérience, nous avons en tant "qu'apprentis chercheurs" appris à mener un entretien semi-directif. Malgré le fait que nous avions beau imaginer le déroulement de notre entretien, nous avons rencontré quelques difficultés lors de la passation de ceux-ci. Tout d'abord, il a fallu faire face au personnage que nous avions en face de nous. En effet, comme nous l'avons expliqué, ces personnes ont, pour la plupart, été des militants en faveur des droits de la personne. Parfois, leur engagement a été tellement fort, qu'elles sont devenues des "icônes" dans le combat de ces droits. Nous avons donc dû faire face à leur agacement et leur lassitude face à nos questions qui pouvaient certes être considérées comme trop larges. Ceci nous amène donc à penser que le choix de faire des questions ouvertes, pour que chacun puisse raconter ce dont il a envie, n'était peut-être pas judicieux pour toutes les personnes que nous avons interviewées. Par contre, pour d'autres "icônes" habituées à discuter, même au parlement, ces questions étaient importantes à partir du moment où on allait les analyser par la suite au sein d'une recherche et ils ont répondu le plus précisément possible. Lorsqu'on a présenté ces questions au sein d'une recherche pour un cours universitaire, elles ont été prises sérieusement, sans nous faire remarquer de près le type de question ou les liens entre elles.

De plus, il s'est avéré que pour certains témoins, les questions étaient peu adéquates puisqu'elles positionnaient cette personne en tant que "militante" peut-être trop directement. De même, le mot "droit" se trouvait être un peu fort pour parler de certains engagements, qui ont probablement contribué ou du moins retracent les changements de ces droits, certes, mais ne se positionnaient pas à la base comme des engagements pour les droits d'une population. C'est pourquoi, pour certaines questions, nous avons utilisé d'autres termes (moins forts) ou nous les avons posées différemment, tout en respectant l'idée fondamentale de celles-ci. Cependant, le fait de faire des questions différentes et précises pour chacun des acteurs, nous aurait fortement contraints pour l'analyse transversale des entretiens.
De plus, lors de certains entretiens, les acteurs se sont laissés emporter par leurs émotions. Il n'était donc pas évident de gérer les pleurs rencontrés.

Un cas de figure était, pour ceux qui ont eu l'occasion de faire deux interviews, la position de collecteur/trice/s au niveau générationnel, à savoir faire face à une génération plus âgée, était enveloppée, pour les deux cas, d'une écoute éveillée peut-être parce que leurs récits nous touchaient de près ou parce de la sagesse émanait de certains interviewés. Pour l'un des interviewés, il a suscité en nous un rappel vers les droits de nos proches et, pour l'autre, il nous a sensibilisé vers une menace toujours présente des droits de la personne dans le pays où nous séjournons, la Suisse. Même si l'un des ces interviewés était une personnalité fédérale, le reflet de son authenticité nous a fait croire à son récit et il nous a appris plus sur les droits de la personne, qui sont par ailleurs également "nos droits". Le rapport entre les interlocuteurs a pu être franc et nous avons ressentis que l'un des interviewés nous avait confié une mission, celle de divulguer des faits. C'était pour certains collecteur/trice/s un moment très intense, de vérité et jamais oublié.

Parfois, nous avons pu nous confronter à la difficulté de recentrer la discussion vers les sujets qui nous intéressent. Comme tout un chacun, les acteurs peuvent certes parler du passé, mais en tant que militants ils auront, si leur combat est toujours vivant, tendance à parler plus du présent, et de ce qu'il reste à faire. Pour que nous soyons aussi amenés à prendre la relève. Il faut alors savoir "lire entre les paroles", pour récolter des informations sur la période qui nous intéresse.

Il aurait peut-être été profitable de mettre à disposition de tous les acteurs les questions de l'entretien à l'avance. Cela aurait permis de recentrer le débat, de rappeler plus facilement les questions de recherche. Un cas de figure était pour ceux qui l'on fait et qui ont reçu, en tant que collecteur/trice/s spontanément et préalablement à l'interview tête à tête, des réponses écrites aux questions, de la part des interviewés. Ces réponses ont permis de mieux connaître l'interviewé, son parcours, ses valeurs, son engagement pour les droits de la personne. La pré-analyse de ces réponses par écrit a permis entre autres de revenir encore une fois sur les questions et de solliciter l'interviewé en confiance pour continuer à expliciter certains souvenirs marquants et enrichissants pour cette recherche. Pour les collecteur/trice/s ce va-et-vient entre les réponses écrites à l'avance et la poursuite du récit a engendré une appropriation du sujet, bénéficiant ainsi la cohérence et la compréhension pour eux-mêmes. Toutefois, nous avons également relevé plus haut que cette démarche peut au contraire compliquer le guidage de l'entretien dans certains cas.

Autrement, une des questions qui permettrait de situer l'interviewé sur le passé sans revenir immédiatement dans son discours sur le présent est la question 2. Elle aurait pu être formulée ainsi : Y a-t-il un événement originel durant la période de votre engagement ? Pourriez-vous revenir sur le passé et nous raconter un ou des événements marquants que vous avez menés ou qui vous ont frappés durant une certaine période en faveur de ces droits ? Sinon la question 5 fait l'effet contraire en revenant sur le pas d'aujourd'hui comme conséquence du passé : Qu'en est-il aujourd'hui de cette lutte et des acquis et des risques de retour en arrière? Sur quoi faudrait-il continuer de se battre de lutter? Continuez-vous aujourd'hui à vous engager et sur quoi? Donc, il n'est pas étonnant d'entendre les interviewés parler sur leur présent et ainsi, pourquoi ne serait-il pas envisageable de leur demander : Est-ce que l'un des sujets de votre engagement pour les droits de la personne (patient, enfant, prisonnier...) continue à être d'actualité aujourd'hui ? Lequel ? Pourriez-vous nous l'expliciter s'il vous plaît ?

Quant aux valeurs des témoins, ces dernières ont été évoquées suite à la question formulée qui a engendré aussi des souvenirs vers un événement marquant lié à leurs valeurs et pour la lutte des droits de la personne.

En outre, peut-être peut-on reprocher aussi le manque de temps pour chaque entretien. Au vu de la méthodologie d'entretien semi-directif et biographique, des entretiens d'1h30 ne permettent pas toujours des digressions chronophages. Des entretiens plus longs, dont on aurait pu ressortir la quintessence auraient pu être bénéfiques.

Enfin, la relation biographique n'a pas toujours permis que les questions soient posées comme souhaitées et prises dans l'échange. L'entretien a pu prendre la forme d'une discussion à bâtons rompus en un dialogue qui finalement a échappé aux récolteurs/teuses de récits. En effet, il a parfois été difficile pour certains interviewers de ne pas intervenir dans l'échange ou poser davantage de questions étant donné leur intérêt pour les propos et le parcours de vie de leur témoin. De plus, certains entretiens se sont déroulés en présence de deux témoins, ce qui peut changer la dynamique de celui-ci en amenant plus de tours de parole. On peut noter, par ailleurs, que la distance générationnelle entre les récolteurs/teuses et l'interviewé a pu donner à ce dernier/ère l'envie de transmettre le passé, mais surtout d'avertir et de former pour aujourd'hui. Le retour sur des faits historiques n'est pas chose aisée à réaliser.

Certains ont dû faire face à des difficultés techniques concernant l'enregistrement de l'interview. En effet, l'appareil enregistreur est tombé en panne. Heureusement, que nous avions un autre enregistreur qui a pris le relais immédiatement car la prise de note n'aurait fait que retarder l'interview.

Quoi qu'il en soit neuf entretiens ont été effectués, lesquels ont permis de construire une histoire qui s'est étendue entre les années 1960 (engagement de Mme Amélia Christinat) et aujourd'hui (engagement de Mme Margrit Kessler, conseillère nationale de Saint-Gall).

Des thématiques (problématiques) plus fines ont pu être définies à partir des récits récoltés. Soit:

– le droit des enfants à travers le prisme de l'éducation

– le droit des femmes pour la liberté de leur corps (l'intégrité physique), et plus généralement pour le droit à leur autonomie

– le droit à l'intégrité physique et morale des détenus en Suisse.

– la lutte contre les abus de la psychiatrie

– la prise en compte des personnes en situation de handicap dans ce champ

– le droit à être informé pour que les patients ne deviennent pas les cobayes, des expériences scientifiques

L'analyse sera alors traversante permettant de mieux comprendre ce temps de l'innovation, de la contestation, de la réforme des grandes institutions qui structurent le social et la culture occidentale depuis le 19e siècle: l'hôpital, l'hôpital psychiatrique, l'école, le tribunal, la prison, le code civil, les institutions spécialisées: qui sont ces acteur/trice/s engagés, quelles ont été leurs idées et leurs valeurs, quelles ont été leurs actions et leurs victoires, leurs échecs aussi?

Chapitres

Droits des enfants
Droits des femmes
Droits des prisonniers
Droits des patients psychiatriques
Droits des personnes en situation de handicap
Droits des patients (à l'hôpital)

Que sont les droits de la personne entre 1960-1980?

En conclusion, nous pouvons constater que les droits de la personne dans des domaines différents se sont construits socialement et historiquement à partir de revendications de minorités (ou des porte-parole de minorités dans le cas des enfants ou des personnes qui n'auraient pas leurs responsabilités juridiques), respectivement:

  • les enfants
  • les femmes
  • les prisonniers
  • les patients psychiatriques
  • les personnes en situation de handicap
  • Les patients dans les hôpitaux (victimes d'abus d'expérimentation).

Des acteurs se sont donc mobilisés pour que ces personnes puissent acquérir les mêmes droits proclamés d'abord dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, puis dans différentes lois, règlements et chartes. Les différents chapitres écrits par notre communauté de travail montrent tous que les personnes militantes se sont mobilisées pour le droit à l'intégrité physique (femmes, prisonniers, patients) mais aussi pour le droit à l'autodétermination (personne en situation de handicap et patients psychiatriques) et également pour le droit à la parole, à l'écoute ou à une place reconnue dans la société (notamment pour les femmes – droit de vote et les enfants – droit à la parole –). C'est d'abord un traitement égal que ces minorités veulent obtenir, lequel suppose l'émancipation et la reconnaissance de leurs droits, en tant que personnes, en tant qu'êtres humains avec les valeurs qui s'incarnent dans des pratiques relationnelles (le respect, la transparence, l'égalité, etc.).

Souvent, ces revendications ont été faites suite à une remise en question des institutions ou plus globalement de la société.

Les années 60-80 témoignent de changements importants. Bien évidement leurs prémisses remontent en-deça de cette période comme c'est le cas des droits de l’enfant en tant que personne. Le chemin vers son individualisation a été bien avant 1968, une devise dans le travail éducatif et juridique de Jean-Pierre Audéoud lequel, avec une participation active de sa femme, a pu l’appliquer durant son parcours professionnel. Mais l’histoire retrace également la construction des droits des femmes, lesquelles, encore aujourd'hui, revendiquent leur droit à l’avortement ou à des salaires égaux à celui des hommes. Leurs rôles sociaux, loin du stéréotype de la mère au foyer, font leur chemin. La lutte pour l’égalité des femmes est en perpétuelle évolution, et encore au XXIème siècle. L’entretien avec Amélia Christianat en est une preuve. Son parcours militant en faveur des droits des femmes impressionne. Un combat important qui vise, comme dans le cas des droits de l’enfant, une reconnaissance non seulement tout à fait méritée, mais juste.

Il faut dire que la reconnaissance en matière des droits des personnes est un processus long et complexe. Notre société accepte certains changements et s’oppose à d'autres. Cela a été le cas durant les deux décennies prises en compte par notre recherche pendant lesquelles d'autres droits sont revendiqués tels que les droits des patients ou patients hospitaliers, des prisonniers et des personnes en situation de handicap . Tout individu avec son identité propre avec ses forces, ses faiblesses, ses différences, doit se battre afin d’être accepté à part entière par la société dont il fait partie
: c'est cela les droits de la personne.

Néanmoins, un certain nombre de constats peuvent être relevés:

  • Pour avoir des droits, il faut se battre pour les obtenir; c'est une lutte permanente; ce n'est jamais acquis.
  • Le temps de la construction des droits est un temps long pour les promoteurs, mais un temps court dans l'histoire de la démocratie et de l'humanité (1789).
  • l'égalité des individus quelques soient leur situation comme personne (droit à la parole, droit à l'intégrité physique, droit de vote, dignité, consentement, participation, etc.) demande une prise de conscience du public: ce n'est pas évident (notamment pour des populations incarcérées).
  • la revendication de droits pour des populations "marginalisées" (patients psychiatriques, handicapés, prisonniers) demande un changement de "posture" épistémologique, idéologique, politique.
  • les droits de l'homme et du citoyens représentent les prémisses des droits accordé à l'être humain. Puis, il a eu les droits envers des populations spécifiques, plus ou moins dans cet ordre dans ceux que nous avons traité: enfants, femmes, prisonniers, patients psychiatrique, handicapés, patients à l'hôpital. On peut penser que cette revendications de droits spécifiques est dû au fait que les droits de l'homme ne suffisaient pas à soutenir les réalités de vie des populations citées, d'où les luttes pour faire valoir leurs droits particuliers. Ainsi, peut-être sommes-nous passés des droits de l'être humain aux droits de la personne?
  • L'importance de faire valoir ses droits (les connaître, les faire respecter, participer à leur application).
  • Sur la question des droits, le risque est toujours présent de régression.


Le contexte: climat économique, contingence sociale et politique, "esprit du temps" de l'après-guerre. Quid d'aujourd'hui ?

A travers nos différents chapitres sur les droits des personnes, nous avons constaté que toutes les mobilisations ont émergé à la suite de la seconde guerre mondiale. En effet, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (10 décembre 1948), a permis de lutter contre les injustices qui se faisaient à l'encontre des populations marginalisées (enfants, femmes, prisonniers, personne en situation de handicap, patients psychiatrique et patient à l'hôpital). Plus particulièrement, le jugement de Nuremberg a joué un rôle fondamental, lorsque les médecins nazis ont été condamnés pour avoir causé l'humiliation, la séquestration, l'expérimentation médicale et la mort de minorités. D'ailleurs l'action de la population juive a été déterminante dans la promotion des droits humains. L'émergence des revendications de l'après-guerre en matière d'égalités des femmes, de protection de l'enfant, de droit des patients en psychiatrie, ainsi que de droits des prisonniers prennent pour cible la société de type capitaliste, inégalitaire – et dans laquelle les écarts socio-économiques tendent à se creuser – et ses institutions, dites alors "totalitaires".

Le contexte de l'époque était favorable à des revendications, manifestations et soulèvements de populations pour les droits des opprimés. D'ailleurs, la bonne croissance économique y a beaucoup contribué, car lorsque tout va bien pour les gens ne sont-ils pas prêts à aider les plus démunis ? Certains témoins interrogés laissent entendre que lorsque la société est en période de crise, les droits des personnes acquis durant cette période (1960-1980) tendent à régresser.

La lutte pour le droit des personnes (enfants, femmes, prisonniers, patients ...) a duré pour la plupart plus de trente ans. Parfois les acteurs se sont investis du début jusqu'à l'acquisition de ce droit ; dédiant une grande partie de leur vie à ce projet. C'est pourquoi, marquée de luttes, la construction des droits de l'homme est un temps long pour ces promoteurs, mais si nous le plaçons sur un axe temporel plus large, ces luttes ne constituent qu'une courte période dans l'histoire de l'humanité.

C'est en fait la lutte d'associations de minorités qui va être à l'origine de la reconnaissance de ces droits. Sans cette lutte point de progression pour l'humanité. Nous remarquons, plus que jamais, aujourd'hui, que cette lutte est permanente et n'est jamais acquise. Plusieurs acteurs, que nous avons eu la chance d'écouter, nous ont rappelé l'importance de se mobiliser pour que ces droits restent actuels. Pour eux, la lutte ne doit cesser puisque sans une mobilisation de notre part, les droits qu'ils ont acquis durement, vont rapidement régresser.

Les femmes comme populations dites « marginalisées », ont pu être sensibles à d'autres problématique comme celles du droits des patients puisque ce sont des femmes qui ont fondé la première association des droits de patients en Suisse. Ce sont elles qui se sont questionnées, elles qui ont de près vécu des situations d’injustice. Voir que le médecin décidait à la place du malade leur apparaissaient non pas seulement anodin, mais injuste. Souvent c'est lorsque l'on est touché personnellement que vient la conscience des manquements aux droits, au contournement des lois et c'est souvent lorsqu'une "affaire" se fait publique que les autorités réagissent pour calmer le scandale.

Aujourd'hui, en pleine crise économique, les mentalités se transforment. Passant d'un "Je vais bien, il faut que j'aide l'autre" à un "Je vais mal, c'est la faute de l'autre". Néanmoins, d'autres militants partent au combat.

Comme il a été remarqué avec les droits des patients à l'hôpital ou le droit des prisonniers, une régression est toujours possible, généralement marquée par une stigmatisation de ces minorités ou une volonté d'en contrôler la dynamique. En effet, il y a quelques mois, après l'affaire du meurtre d'Adeline M. à la pâquerette,le gouvernement a eu une volonté de durcir encore davantage les conditions des prisonniers afin de calmer la population qui criait au scandale. Pour ce faire, Yvonne Bercher nous a informé qu'ils ont enlevé tout droits de sortis à tous les prisonniers de Champ-Dellon sans prendre en considération la nature des crimes de chacun ce qui, selon nous, représente une forme de régression.

Pour rester sur la thématique des prisonniers,nous pouvons également noter que défendre de tels droits n’est toujours pas quelque chose de facile puisque l’importance de cette lutte n’est pas encore très démocratisée et comprise par l’ensemble de la population. En effet, la prison demeure encore un lieu où l’on a de la difficulté à considérer les criminels comme des êtres humains. De ce fait, les prisonniers ont encore beaucoup de mal à exister en tant que personnes à part entière mais davantage comme des individus morcelés et éclatés. Par ailleurs, l’humiliation et le non respect de la dignité semble toujours très présents en prison. Par conséquent, nous pouvons nous demander quelle est la véritable place à accorder aux droits de l'être humain dans un contexte carcéral si difficile. Nos constatations nous amène à réfléchir sur l'avenir : que faut-il faire maintenant pour améliorer le respect des droits des détenus? A cette question, les divers textes que nous avons pu lire ainsi que nos deux entretiens se rejoignent tous sur un point : il faut rendre la prison plus visible. En effet, comment agir pour les détenus si personne ne sait exactement comment ils sont traités? Reste maintenant à savoir si la population est véritablement désireuse de rendre le traitement des prisonniers plus transparents. Dans une démocratie, il revient au peuple de faire des choix quant aux droits et devoirs des citoyens qui la composent. Sommes-nous alors prêts à assumer notre responsabilité dans le traitement des personnes déviantes? Ou préférons-nous occulter cette zone d'ombre de la société et l'enterrer au plus profond de nos esprits?

Pour ce qui est du droit des femmes, un léger retour en arrière peut également être observé quant à l'avortement. En effet, ce dernier est actuellement en train de faire débat, puisqu'une votation aura lieu d'ici quelque mois sur le non-remboursement par les caisses maladies de celui-ci. Nous risquons de revenir vers un statut des opprimés dans une société qui par ailleurs valorise l'individu, la personne. Le cas récent de l'Espagne illustre parfaitement la possibilité de régression. Dans la majorité des pays de l'Union Européenne, l'avortement est autorisé. L'Espagne vient tout juste de sortir de cette majorité en modifiant la loi sur l'avortement. Désormais, l'avortement est interdit sauf dans quelques cas :

  • en cas de danger physique encourus par la femme. Ce point devra avoir été vérifié par deux médecins différents et étrangers à l'établissement où prendra place l'avortement.
  • en cas de viol mais à condition que la femme ait porté plainte.
  • en cas de malformation fœtale.

Enfin, pour qu'une mineure puisse avorter, l'accord des parents sera nécessaire.

Il est certain que, malheureusement, toutes les revendications finissent par s’essouffler. Les gens ne peuvent se battre pour une cause indéfiniment. Au bout d'un certain temps, on se convainc que ce que l'on a obtenu est suffisant et on arrête de se battre. Ou on arrête parce qu'on est fatigué. Et la relève n'est pas toujours là. Par contre, du moment qu'un mouvement militant s'essouffle, il y a des chances pour que le parti opposé se relève et effectue le combat inverse.

En ce qui concerne les personnes en situation de handicap, si l'on en croit le discours des acteurs des années 1960-1980, le combat est loin d'être achevé. A l'heure où l'école s'ouvre à l'intégration, où l'on parle d'inclusion de tous les élèves, des institutions ségrégatives continuent de se développer, et la réalité du terrain est encore très éloignée des lois (loi sur l'intégration LIJBEP, 2008). Le temps où l'on cachait les enfants porteurs d'un handicap semble révolu, et pourtant, quand on travaille dans ce milieu, les regards réprobateurs ne sont pas rares, et rappellent le chemin qu'il reste à parcourir. A l'Université, nombre de cours nous forment à considérer ces personnes en tant que "personnes" justement, comme si cela n'était pas une évidence. C'est donc que l'on peut encore douter du statut de cette population. En bref, la question aujourd'hui pourrait se résumer ainsi, en termes politiquement incorrects: la société, en temps de crise, peut-elle s'offrir le luxe de se préoccuper des plus démunis? Citons ici Charles Fourier "On mesure le degré de civilisation d'une société au sort qu'elle réserve aux plus démunis".

Qu'en est-il des droits de l'enfant aujourd'hui? En Suisse, nous avons pu voir à travers l'entretien avec M. Audéoud et sa femme, que la considération des mineurs a changé dans le domaine éducatif. On peut penser que les mentalités et valeurs ont été modifiées entre les années 60 et la fin du siècle ainsi que les instances rattachées à l'enfant, tel que le Tribunal des mineurs ou l'école. Le Tribunal des mineurs a évolué dans ce sens, avec une attention particulière à l'enfant ou adolescent, à ce qui serait le plus favorable pour lui. Quant à l'école, on peut voir que la pédagogie s'attache désormais plus à la participation de l'enfant, au respect de son rythme, entre autres nombreux aspects. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas encore à faire dans le sens du respect des droits de l'enfant. En effet, la sensibilisation des enfants quant à leurs droits reste d'actualité, d'où le travail dans les écoles sur ceux-ci, présentés aux enfants de manière simplifiée. Même si sur le versant visible, la Suisse, comme pays "développé", a mis en place des dispositions juridiques relatives aux droits de l'enfant, il demeure que dans le privé il existe toujours des cas que l'on pourrait appeler de maltraitance envers les enfants.

Sur le plan international, bien que la quasi totalité des Etats reconnus pas l'ONU aient ratifié la Convention relative aux droits de l'enfant de 1989, son application fait encore largement défaut dans certains pays. L'UNICEF met en lumière quelques chiffres mondiaux très parlants quant aux principes fondamentaux de la CIDE (droit à la santé, à l'éducation, à une identité, à la protection et à la participation) dans un dossier de 2008. Par exemple, en ce qui concerne le droit à l'identité de l'enfant, "51 millions de naissances ne sont pas enregistrées", tandis que "24'000 enfants âgés de moins de cinq ans meurent chaque jour de malnutrition et de maladies qui, dans la plupart des cas, pourraient être évitées" alors que le CIDE accorde à l'enfant le droit essentiel à la santé. Bien que la nécessité et le droit de l'enfant à l'éducation soient inscrite dans ce texte, "101 millions d’enfants ne sont pas scolarisés" dans le monde et "158 millions d’enfants âgés de 5 à 14 ans travaillent" malgré la reconnaissance des Etats de leur droit à la protection. Pour ce qui est du droit à la participation des enfants, il n'est pas évident d'y associé un chiffre, mais on peut tout de même aisément penser que bon nombre d'enfants n'ont guère possibilité d'expression et sont certainement peu, voir pas écoutés. Il y a donc encore bien du chemin à parcourir encore pour faire valoir et respecter les droits des enfants, avenir de notre société, dans le monde.

En ce qui concerne les droits des patients psychiatriques en Suisse, l’on peut remarquer comme des amélioration ont été apportées grâce aux revendications des groupes militants. Néanmoins certaines problématiques sont toujours d’actualités et il semble difficile d’y trouver des solutions. Comme nous l’avons pu remarquer à travers l’entretien avec Monsieur Riesen et lors de nos recherches, l’évolution des droits des patients psychiatriques se confronte à des impasses au niveau juridique. Tout d’abord il est difficile de limiter le pouvoir médical. En effet, lorsque un médecin se prononce en faveur d’un internement, motivant sa décision par la possible dangerosité du patient, personne ou peu de monde ose s’y opposer. De plus, la nature de la maladie mentale empêche le patient psychiatrique de pouvoir jouir pleinement des droits des patients. Si d’un côté les lois visent la tutelle de cette type de population perçue comme étant plus vulnérable, ces mêmes lois sont responsables de la limitation de ces personne dans l’exercice de leur droits. C’est le cas par exemple de la lois sur la privation de liberté à des fins d’assistance qui reste dans l’ambiguïté face à la Convention européenne des droits de l’homme (ratifiée par la Suisse en 1974). En effet, on peut interner une personne contre son gré si on estime que cela soit la seule façon d’assurer son assistance. Une autre difficulté se trouve dans l’évaluation de la capacité de discernement. Le code civil prévoit certaines situations dans lesquelles cette capacité peut être limitée dans l’intérêt de la personne concernée, notamment dans le cas de « maladie mentale » et de « faiblesse d’esprit ». La reconnaissance de cette capacité est la condition indispensable sans laquelle l’individu n’est pas en mesure d’exercer ses droits personnels. L’évaluation de la capacité de discernement se prête à controverse, notamment entre psychiatre et juriste, car il est impossible de poser un jugement objectif. Ceci est encore de nos jours source de malentendus et il semble très difficile qu’une réforme juridique puisse parvenir à éclaircir cette situation compliquée. En outre, on assiste aujourd’hui à une forme de stigmatisation, de la part des mouvements populistes et de l’extrême droite, des personnes qui souffrent de troubles psychiques et qui bénéficient de l’assistance. Le discours budgétaire se traduit aussi par rapport aux diminutions des subventions aux hôpitaux psychiatriques. De plus, au niveau de la population, il y moins de tolérance, moins d’acceptation des personnes ayant des troubles psychiques. Ceci est dû aussi à des évènements récents qui font resurgir le discours sécuritaire de protection de la population.

Et les sciences de l'éducation dans tout ça?

Les rencontres que nous avons faites avec ces militants d'une autre époque nous ont permis d'alimenter nos réflexion sur le domaine des droits de la personne entre 1960 et 1980. Nous avons surtout relevé la fougue et la passion de ces militants en faveur d'autrui. C'est une belle leçon d'humanité que nous avons eue, puisque par leur mobilisation ils ont pu faire changer les conditions des personnes marginalisées. Nous qui avons choisi une filière sociale et qui souhaitons plus tard intervenir auprès de personnes fragilisées, cette expérience nous a appris qu'il faut s'engager "à fond" pour la cause que nous défendons si nous voulons qu'il y ait du changement.

Nous avons également pu comprendre que le droit à l'autodétermination des personnes en situation de handicap - que nous voyons dans le cadre de notre formation - est un droit qui a été avant cela revendiqué par d'autres personnes ; les enfants, les femmes, les prisonniers, les patients psychiatriques et les patients à l'hôpital. Tout ceci nous a donc expliqué que l'acquisition des droits de la personne prend du temps puisque pour la plus part, il a fallu se mobiliser pendant vingt ans pour voir des changements dans la société.

Les sciences de l'éducation prennent une place dans la lutte a poursuivre pour certains de ces droits, leur connaissance et leur maintien. On peut notamment penser aux populations des enfants et des personnes en situation de handicap avec qui nous travaillerons. Il est ainsi important de continuer à faire valoir leurs droits, leurs applications et la connaissance de ceux-ci par les populations concernées.

De plus les sciences de l’éducation doivent promouvoir une réflexion constante autour des populations les plus démunies, afin de permettre une remise en question des concepts qui encore aujourd’hui limitent la reconnaissance et l’exercice des droits de ces personnes. Pour que des changements au niveau juridique et des politiques publiques s’opèrent, il est nécessaire un changement de mentalité de la part de la société.

Des auteurs, comme Illich, préconisaient une société sans école, où l'on apprendrait, directement d'autrui, inséré dans un réseau, au gré de nos besoins éducatifs. La personne irait trouver les connaissances dont elle a besoin dans un réseau de connaissances et d'individus, pédagogues, comme elle, en puissance. Nous constatons, également, que dans une même revendication d'égalité et de remise en question des institutions, des auteurs comme Foucault dénoncent l'autoritarisme d'institutions comme la médecine qui en fait exerce un vrai pouvoir policier sur les personnes. Toute institution se construit socialement. Il en est de même pour la médecine qui s'éloigne volontairement du patient, en adoptant une posture d'expertise. Ce dernier ne construit pas le savoir médical avec le médecin, il ne connait souvent pas les méthodes de recherches concernant cet art. Or il pourrait, en aller autrement, notamment en permettant aux hommes d'apprendre davantage sur la médecine et ses méthodes de construction du savoir. Le patient est avant tout une personne, comme l'est d'ailleurs le médecin. C'est pourquoi cette dyade doit s'évertuer à construire ensemble un savoir médical compréhensible par tout-un-chacun. Telle est la condition, telle que visionnée par Illich, pour que l'homme se connaisse davantage lui-même, c'est-à-dire se réapproprie ce regard sur lui-même qui sait aujourd'hui en lien avec les autres dans des relations qui soient productrices de respect et de compréhension réciproque.