Entretien avec Louis Vaney, 2010

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Entretien avec Louis Vaney

Réalisé le 12 juin 2010

A partir de quand vous êtes vous intéressé à la thématique de l’intégration et pourquoi ?

J’ai commencé à travailler avec des personnes avec des limites de capacités mentales en 1964 dans une institution, le « Foyer de la Forêt », rasée aujourd’hui, qui était située dans le quartier de la Servette. Et, on va dire que c’est un petit peu comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, et bien sans le savoir, moi j’étais au foyer et y il avait des personnes avec des capacités mentales réduites, certaines assez sévères et il y manquait de places. Donc on m’a dit : « Pour commencer, vous irez à l’école des Asters, l’école primaire du quartier et l’après-midi vous reviendrez au foyer ». Et voilà, j’ai été où l’on m’a dit et je ne me suis jamais posé de questions : si ce que je faisais était de l’intégration ou non. Je suis peut-être le premier à être allé dans une école genevoise avec un groupe de huit personnes manifestant des déficiences mentales. Je peux juste vous dire que cela n’a pas résonné en moi du tout, au contraire, pour la bonne raison que je n’ai jamais rencontré un collègue en une année dans cette école. Je ne sais même pas si je pouvais les appeler des collègues (le local de classe était prévu pour 25 élèves et était donc inadaptée aux élèves et l’horaire des récréations était décalé pou eux). Donc voilà ma première expérience. Je ne savais même pas qu’il y avait un sujet qui s’appelait l’intégration, j’en avais entendu parler pour les émigrés, mais pas dans le domaine de la déficience. Je suis resté deux ans. L’année suivante, on a déménagé au « Foyer de Pinchat » qui était un ancien orphelinat. Là, il y avait 120 enfants et adolescents avec des limites de capacités mentales, physiques, des troubles autistiques aucune distinction n’était effectuée. La seule intégration, c’était de descendre à Carouge ; j’avais le groupe des grands et on allait relever le prix des produits dans les magasins, faire des additions ; on buvait un café au bistrot. Donc, première expérience, on n’en a jamais parlé, les formations continues on ne m’en parlait pas. Bien sûr qu’il existait des écrits, mais on ne lisait pas beaucoup. Et puis, après deux ans, je suis allé aux études pédagogiques pour passer mon brevet d’enseignant spécialisé. Et même là, il n’a pas été question d’intégration. Le cours était un cours de didactique spécialisée qui avait lieu dans une classe spéciale à la rue de Berne tenue par un pionnier de l’enseignement spécialisé : Jacques Dubosson qui a enseigné ici, à la faculté. Il a même été le seul chargé de cours en éducation spéciale à l’époque où j’étais étudiant. Sa classe spéciale était la classe spécialisée par excellence.

A la fin de mes études, je suis allé à l’école de la Jonction comme enseignant spécialisé pendant une année. Ma classe était parfois désignée comme la « classe des fous ». C’était une période où on envoyait les élèves de l’école en punition dans ma classe et, à chaque fois qu’un caillou était lancé dans le préau, c’était un élève de la classe spécialisée qui était accusé, souvent à tord. On envoyait les élèves en punition dans la classe spéciale en leur disant : tu vas finir comme eux. C’est un état d’esprit qu’on retrouve dans la littérature de l’époque. L’année suivante, j’ai été appelé à être responsable du Foyer de Pinchat, tout en poursuivant mes études à l’Université.

En tant que responsable, je ne suis pas parti sur des idées d’intégration. Cent vingt personnes, enfants et adolescents, je ne sais pas où on les aurait intégrées d’ailleurs. Il y avait un beau parc et là j’ai fait deux découvertes. La première concerne plutôt l’intégration culturelle et sociale (aide aux migrants). J’étais engagé politiquement et j’avais été élu au Conseil Municipal de la Ville de Genève et j’ai participé à l’organisation d’une sortie à Grenoble pour tous mes collègues afin de visiter un quartier de construction récente où les gens cherchaient à intégrer tous les niveaux sociaux, toutes les cultures. Donc mon ouverture sur l’intégration et partie de ces expériences. La deuxième concerne l’intégration des enfants en situation de handicap. D’une part j’ai commencé à développer des réflexions dans mes travaux universitaires et un jour l’assistante sociale stagiaire du foyer (elle venait du Cap Vert et est devenue Ministre par la suite) qui m’a demandé un jour si je n’étais pas mal à l’aise avec tout ces enfants qui vivait dans un ghetto à Pinchat. C’est elle qui m’a ouvert les yeux et qui m’a bousculé.

On peut dire que ces éléments ont été des éléments déclencheurs. Et peut-être aussi des rencontres avec des parents, l’écoute de leurs demandes. Une pionnière a joué pour moi un grand rôle : Mme Posternak qui a aussi enseigné à l’université et dont j’ai repris le poste, et qui était présidente de la Ligue internationale des associations de parents. Elle a fait un travail énorme pour l’intégration. Maintenant, il faut aussi citer un autre élément moteur  très important: les enfants handicapés. J’ai côtoyé des enfants dans l’institution au sujet desquels je me demandais vraiment pourquoi ils étaient là ! Je retrouve aujourd’hui des personnes qui sont dans la vie civile [Anecdotes : un ancien jeune du foyer placé plus pour raison sociale, qui était en classe avec des élèves avec retard mental, des enfants trisomiques, etc. est aujourd’hui concierge d’école. J’ai vu les mêmes situations avec des enfants d’immigrés, etc.]. De tels constats sont aussi mobilisateurs. Quand vous voyez des gosses comme ça, vous vous dites que ce n’est pas leur place.

Au niveau politique, on a vu au cours de nos recherches qu’après la Motion Beck, vous avez participez à la commission intégration qui a été mise en place par l’Etat et on se demandait quels ont été les enjeux politique de cette commission.

Cela aurait pu être des grands enjeux, on l’a cru. Alors, c’était en 1986, je crois, un article relatif à l’intégration a été ajouté à la loi de l’instruction publique, loi qui, soit dit en passant, cite de très belles valeurs. Cet article a beaucoup été discuté, parce qu’il pouvait dire tout et son contraire. Donc la commission, oui on pensait qu’elle allait être très utile, mais en réalité, très franchement avec le recul, cela a été un espace de bagarres, un espace où j’ai appris par exemple que les représentants de l’administration se réunissaient avant pour se mettre d’accord, pour organiser des stratégies. Donc les associations de parents avaient un poids faible, sinon de pouvoir quitter la salle. Moi je me prenais la tête tout le temps avec la direction du Service médico-pédagogique. Généralement, cela pouvait être une commission qui dont l’ambiance était agréable à condition de ne rien dire! Non, très franchement, j’aurais de la peine à dire sur quoi cela a vraiment débouché. Quand, suite au refus de la Conseillère d’Etat (Mme Brunschwig-Graff) d’ouvrir une classe intégrée au Cycle d’orientation, un groupe de travail s’est penché sur le problème de l’intégration au Cycle d’Orientation, malgré les conclusions unanimes des membres du groupe de travail, de la commission et de son président Roland Vuataz nos propositions n’ont pas été prises en compte. Bien que j’aie soutenu ce projet, je n’ai jamais été très chaud pour le modèle de la classe intégrée, je préfère la notion de classe ressources complétée de mesures d’intégration individuelles avec appuis dans la classe ordinaire. Mais néanmoins, plutôt que de voir des gosses rejoindre des structures séparées alors qu’ils avaient avaient été intégrés jusqu’à l’âge de 12 ans, j’ai défendu le projet. Il a finalement été accepté suite à de longues négociations et un travail de persuasion souterrain. Quelques mots sur la classe intégrée au cycle : sa gestion ne me satisfait pas. Le cordon ombilical avec l’institution qui se trouve à deux cents mètres n’a pas été coupé, l’éventail des intégrations est étroit et le nombre d’heures insuffisant.

Vous savez qu’un des facteurs important de la réussite de l’intégration, c’est la réalisation d’un projet individualisé. Un projet où chacun connait les objectifs de l’intégration, les appuis dispensés, les adaptations mises e six ans pour faire passer l’idée et cela n’a toujours pas été mis en place. Heureusement j’emprunte d’autres voies : les formations continues. Je donne chaque année des formations continues aux enseignants des différents ordres d’enseignement. J’ai pu participer à l’élaboration de quelques projets d’établissement qui prennent en compte l’intégration, mais ce n’est pas la commission d’intégration qui a donné un élan dans ce sens. Quand nous parvenions à un accord, c’est le représentant de la SPG, le syndicat des enseignants qui trouvait matière à s’opposer. Vous constaterez souvent ce phénomène : lorsqu’un parti soutient ou énonce une idée, les opposants vont prendre une voie contraire pour des raisons tout à fait étrangères au sujet lui-même. En ce qui concerne les projets individualisés, la SPG s’est opposée en déclarant que cela allait donner du travail supplémentaire aux enseignants alors qu’en réalité cela devait faciliter leur vie. Avoir un bon projet, un contrat permettant de procéder à un suivi et un bilan est une condition qui favorise l’intégration et je dirais même le bien-être des partenaires. Mais il faut replacer ces négociations dans le contexte : les enseignants estimaient, avec raison, que la direction leur demandait de plus en plus d’efforts et qu’il fallait cette fois-ci réagir. La décision relevait davantage d’une attitude globale que d’une opposition au principe même de la rédaction d’un projet. Vous voyez que je n’ai pas une très bonne opinion de la commission et de son rôle ; il faut savoir que les représentants des associations de parents ont même cessé de participer aux travaux pendant plusieurs mois estimant qu’ils n’étaient pas écoutés.

Qu’est-ce que vous avez fait (vous avez répondu en partie) pour l’intégration et qu’est-ce que vous continuez encore à faire aujourd’hui ?

Il y a toute une partie de mon travail qui ne concerne pas les enfants, mais des adultes ou des adolescents. Il faut y voir une continuité : les enfants sont devenus des adultes. Je continue donc à former des professionnels concernés par l’intégration, ceci dans le cadre du département de l’instruction publique. Je fais de même ailleurs : dans le canton du Valais, dans des HES romandes ou bien dans des Universités étrangères. Souvent, les enseignants qui suivent les formations sur l’intégration des élèves manifestant diverses limites de capacités me demandent ce qu’ils deviennent par la suite, après la scolarité. Il souhaite savoir si l’investissement consenti au primaire permet de déboucher sur une intégration à l’âge adulte. Voilà un des problèmes, la continuité. Le passage du jardin d’enfant à l’école est déjà délicat. Ensuite à l’école primaire, il faut que l’élève puisse suivre ses camarades de classe et ceci nécessite l’engagement de tous les enseignants du bâtiment. On voit donc l’importance du projet d’établissement qui mentionne les valeurs, les buts de l’intégration ainsi que les moyens. Tous ces efforts valent-ils la peine ? Selon moi, même si la personne rejoindra des structures spécialisées à l’adolescente, il ne faut pas oublier que huit ou dix ans passés avec des camarades valides, dans des conditions adaptées, auront stimulé la personne et procuré des apprentissages sociaux utiles pour la suite.

Il y a 25 ans, j’ai mis en place le deuxième centre de Suisse de formation continue pour adultes afin que chacun puisse continuer à apprendre. Ce centre s’appelait le CEFCA (Centre de formation continue pour adultes), aujourd’hui il se nomme Actifs. Il y a 15 ans, à la demande des parents, j’ai créé Project, un service d’accompagnement à l’intégration en entreprise. Je me suis inspiré d’un modèle anglais, que j’ai visité, étudié puis adapté. Dans un autre domaine, Cap Loisir a fait un bel effort pour favoriser l’accès aux loisirs, aux voyages. On voit donc que trois domaines, importants de la vie, la formation, le travail, le loisir bénéficient de prestations visant l’intégration. Reste le logement. J’ai participé à la mise en place y a une dizaine d’année de la CAVI, la Commission d’accompagnement à la vie indépendante où tous les services d’accompagnement en appartement se sont regroupés. Nous avons même proposé un projet fédéral, mais il n’a pas été pris en compte. Bien sûr ces prestations ne s’adressent qu’aux personnes qui en ont les capacités et surtout qui le souhaitent. Certains préfèrent vivre dans des foyers, travailler dans des ateliers protégés ; ce qui compte c’est de maintenir une qualité de vie et une ouverture vers l’extérieur. Il faut aussi rendre possible le fait d’occuper un emploi non protégé avec un soutien, de pouvoir occuper ses loisirs dans les structures ordinaires, de suivre des cours intégrés à l’université ouvrière, à l’Ifage, à la Migros avec des appuis et de vivre dans son propre appartement. De 1979 à 2003, j’ai enseigné à la FPSE, et parallèlement dans de nombreux autres cadres en Suisse et l’étranger. A l’Université, j’étais responsable du cours « conditions handicapantes et intégration » ainsi que du cours de 2ème cycle « approches socio-éducatives des adolescents et adultes handicapés. Je co-animais aussi avec G. Chatelanat le séminaire consacré au « projets individualisés d’intégration ». De 2003 à 2009, j’ai donné des séries de cours, en tant que professeur invité dans des Universités étrangères : Paris, Oviedo et Québec.

Pendant presque vingt années j’ai assumé parallèlement la fonction de chef de projet dans des organismes internationaux comme l’UNESCO, le BIT et l’UNICEF. Mes missions se sont déroulées dans des pays africains francophones, en Amérique latine (Uruguay, Argentine) ; il s’agissait d’évaluations de besoins en matière d’équipement pour les personnes en situation de handicap, de mise en place de projets – les plus intégratifs possibles – et de formations de professionnels. J’ai œuvré pendant une quinzaine d’années au sein du Comité Européen pour l’Intégration Sociale (CEDIS), organisme dont j’ai été vice-président et pour lequel j’ai mis en place des formations dans toute l’Europe francophone et pour lequel j’ai créé des outils d’évaluation de la qualité de vie.

En 1996, je crois, j’ai été responsable de projet dans les écoles de Martigny. Les enseignants étaient déjà engagés pour l’intégration et ils souhaitaient faire un projet d’école qui parte des besoins de tous les élèves, handicapés ou non. J’ai travaillé avec eux pendant trois ans au moins. Pour moi, ils étaient les plus avancés en Europe. A noter que la loi valaisanne est très intéressante, car on part de l’idée que la priorité c’est l’intégration et l’exception, c’est l’exclusion. En Valais un placement ne peut être décidé sans l’accord des parents. Nous avons souhaité une loi semblable à Genève, un modèle où l’exclusion devient l’exception et l’intégration la règles. Dans le cadre de l’association, j’ai participé à la rédaction du nouveau projet de loi, mais cette option a été détournée au cours des débats politiques. Les associations de parents se sont laissés influencer en raison peut-être d’intérêts personnels, de pressions, d’enjeux politiques. Et, aujourd’hui, nous ne sommes pas satisfaits…

Les formations que je donne actuellement sur les projets individualisés, sur la qualité de vie et son évaluation, sur la réalisation de projets d’établissement vont dans le sens de l’intégration. Il en va de même pour mes consultations concernant la mise en place de projets à l’intention des adultes en situation de handicaps Je vois mes tâches comme une action militante. Ajoutons que je suis encore membre d’une commission européenne sur l’intégration. J’ai une devise : ce que nous faisons pour les personnes en situation de handicap, nous le faisons pour tous, pour chacun d’entre nous. Ce qui est primordial c’est de passer du déclaratif à l’effectif. C'est-à-dire, ce qu’on déclare, nous personnellement ou les structures, les institutions ou les politiques, il faut qu’on puisse le vérifier au niveau effectif. Cependant, entre le déclaratif et l’effectif, il y a une étape : l’expressif. L’expressif, c’est ce qu’on pense ou croit faire. Et comme on pense souvent faire ce qu’on dit – à force de le dire – on perd son sens de la réalité. Il y a toujours un décalage entre le dire et le faire ; quand j’entends des gens de Genève faire des conférences à l’étranger sur leurs services, je me demande parfois si l’on vit dans le même canton !

Dans la littérature à ce sujet, on parle beaucoup des valeurs de confiance en la nature humaine, d’épanouissement de l’individu. Est-ce qu’il y a d’autres valeurs qui vous ont inspiré, qu’est-ce qui vous pousse à agir ?

C’est une question difficile, parce qu’il y en a beaucoup. Déjà, la cohérence entre le déclaratif et l’effectif peut être considéré comme une valeur essentielle. Mais les principales valeurs en matière d’intégration, sont des valeurs d’humanisme. La première la plus importante, repose sur le postulat que la société est faite de gens divers, variés, singuliers et que chacun doit y avoir sa place. Analysez historiquement l’évolution des normes liée au handicap. Prenez juste la déficience intellectuelle, pensez qu’à une époque l’association américaine, organisme d’influence internationale, a établi que les personne qui manifestaient un QI égal ou inférieur à 90 pouvaient être considérées comme arriérées mentales… Vous vous rendez compte du nombre de personnes qui entraient dans le champ de l’arriération mentale ! On peut se demander à quel moment, selon les fluctuations des définitions, nous allons appartenir à cette catégorie. Aujourd’hui la définition se réfère à un QI en dessous ou égal à septante. En outre, à une certaine la référence ne portait que sur le QI. Heureusement, après de longues discussions, il a été admis qu’outre le QI, le comportement adaptatif devait être pris en compte. Nous assistons là à des débats idéologiques. Selon les limites qui sont fixées, selon les époques, on peut considérer comme déficients mentaux 1% de la population ou plus de 5 %. Comme vous le constatez, les limites se déplacent en fonction des idées du moment et que ces évolutions peuvent avoir de dramatiques conséquences pour les individus concernés.

Revenons à la valeur de la diversité considérée comme une richesse. C’est Durkheim qui parlait d’une intégration mécanique où chaque élément contribue au fonctionnement l’autre, comme chaque partie du corps fait vivre l’ensemble. Je vois la société comme ça. La deuxième idée que j’essaie de faire passer dans les enseignements c’est la notion de situation de handicap. Pour ça il est possible aujourd’hui de s’appuyer sur de bonnes bases théoriques – je pense à la classification internationale du fonctionnement et du handicap de l’OMS et aux travaux d’un québécois, Fougeyrollas qui est plus humaniste, moins technocratique. Il s’agit de constater que nous pouvons tous être, à un moment donné, en situation de handicap. Je sais bien que quand on dit ça, cela fait politiquement correct, un peu comme «nous sommes tous des juifs allemands». Mais cela à du sens. Nous pouvons tous vivre des situations de handicap, cela peut signifier qu’il est normal d’être handicapé. Selon cette approche, le handicap, c’est un rôle qu’on ne joue pas ou un statut qu’on n’occupe pas. Donc, dans ce cas il n’est pas pertinent de parler de handicapé mental, de handicapé physique. Nous sommes handicapé socialement parce que nous ne jouons pas un rôle attendu en raison d’obstacles physiques ou sociaux et parfois aussi en raison de limites de capacité physiques, mentales, psychoaffective, etc. Ces limites intrinsèques du corps, de l’esprit, des sens peuvent être mesurée par des spécialistes avec plus ou moins de précision. Le handicap, c’est le fait de ne pas pouvoir s’asseoir sur cette chaise, de ne pas pouvoir trouver sa place, de ne pas pouvoir ouvrir le bouquin, de ne pas pouvoir lire parce que c’est trop petit, parce que les termes sont trop compliqués. Des situations de handicap peuvent être vécues par un immigré – qui n’a pas de limites de capacités – et par une personne atteinte de trisomie qui manifeste des limites de capacités. Leurs différences, par contre, seront observées au niveau des capacités mentales et des déficiences ou atteintes organiques. Cette notion de situation de handicap, fluctuant selon l’environnement, que j’essaie de faire passer dans les écoles est un concept rassembleur : à un moment donné, tout élève peut être en situation de handicap ou de désavantage. Parce que dans la vie, par rapport aux rôles, il y a des obstacles, physiques, sociaux, politiques, juridiques qui font que ce gosse ne peut occuper son statut d’écolier parce que, non seulement les bouquins, les programmes ne sont pas adaptés, ce sont des obstacles, mais aussi parce qu’ils sont empêchés de participer. Il y a un temps dans les jardins d’enfants à Genève, un enfant trisomique pouvait être refusé parce qu’il était considéré comme un enfant malade. Alors que le règlement faisait référence au rhume, à la grippe, à la rougeole. Aujourd’hui, on admet qu’un enfant trisomique peut avoir la rougeole comme tout le monde mais que son atteinte chromosomique n’est pas un motif d’exclusion.

Donc les valeurs de diversité, de droit à la différence et à la ressemblance sont primordiales. Quand vous un enfant n’est jamais en contact ou en situation de communication avec des gosses «valides» qui sont autant de modèles - en bien et en mal – comment peut-il se socialiser. En le regroupant exclusivement avec des enfants handicapés, nous le privons du droit à la ressemblance : d’apprendre au contact des autres. Parce que la socialisation se fait presque essentiellement par l’imitation. Donc le droit à la ressemblance est indissociable du droit à la différence. Ce droit à la différence étant concrétisé par les appuis et les adaptations mis en place. Voilà, quelques valeurs importantes. Bien entendu, la notion de construction sociale du handicap fait appel aussi à une technicité, à des concepts théoriques. On peut aussi se baser sur des concepts liés à la psychologie sociale. Il est connu que plus les personnes sont éloignées, plus elles paraissent différentes et inversement plus on se côtoie plus on constate les ressemblances. Quand vous voyez que votre voisin algérien a planté des fleurs et qu’il les arrose comme vous, vous commencez à vous dire que des intérêts sont partagés. La distance physique augmente les stéréotypes. Sur un plan pédagogique je vous ai parlé de l’imitation : il faut savoir que parfois les modèles offerts peuvent être trop complexes d’où l’importance de prévoir des médiateurs, des appuis pour que l’enfant puisse copier ces modèles. Les aspects juridiques peuvent aussi nous guider : pourquoi certains droits seraient limités parce qu’une personne est handicapée, pourquoi leur statut de citoyen subirait-il des entorses ? Pourquoi l’accès à certaines prestations et espaces publics leur seraient-ils refusés ? Dans le fond, ce que de nombreux militants en faveur de l’intégration souhaitent c’est que système éducatif change. L’école ne soit pas être qu’un lieu de transmission des connaissances c’est aussi un espace éducatif, un lieu de socialisation. Et là, on se trouve en opposition à beaucoup d’idées. Quand vous voyez en France le discours sur l’école, lieu de transmission des savoirs à compter, pour apprendre à etc. Quand on entend dans les parlements du canton de Vaud, de Genève, les gens prennent les mêmes arguments. Bien sûr qu’il faut apprendre à compter, à lire, mais en quoi cela est incompatible avec la socialisation, l’apprentissage de la solidarité ? Pourquoi faudrait-il choisir ? Vous pourrez le voir dans plusieurs recherches, l’enseignante qui a intégré un enfant handicapé dans de bonnes conditions a généralement une ouverture d’esprit beaucoup plus grande par rapport aux difficultés des autres élèves. L’enseignement différencié, elle peut en parler puisque sait ce que c’est, puisque en 6e l’élève intégré va peut-être faire un programme de grammaire de 2e année. Donc l’intégration implique un changement de l’école aussi, de ses capacités d’adaptation.

En lisant Illich, est-ce que l’intégration sociale passe par l’intégration scolaire ?

Je vais vous chicaner un tout petit peu. Pour moi, l’intégration sociale est un pléonasme. Pourquoi? Parce que l’intégration ne peut qu’être sociale. Sitôt que vous êtes avec ou communiquez avec d’autres personnes le terme de social s’applique. Sur un plan théorique, Söder, chercheur suédois des années soixante a mentionné quatre niveaux d’intégration en termes de qualité:

1- l’intégration physique: qui ne mérite pas le nom d’intégration, parce qu’il n’y a pas d’interactions. C’est être parmi les autres, on peut considérer ce niveau comme un pré-requis.

2- l’intégration fonctionnelle: c’est faire une activité avec les autres. On voit la progression. Aujourd’hui à Genève, ou ailleurs, on peut parfois se contenter d’intégration physique, ce que moi j’appelle insertion. Un exemple d’insertion ou d’intégration [ : un enfant qui vient dans la classe une fois par semaine et dessine pendant que les autres font du calcul, c’est en quelque sorte côtoiement. Il s’agit peut-être d’une étape. Au niveau fonctionnel, l’élève fera du calcul en même temps que ses camarades, le programme pourra cependant être différent, moins exigeant. Cette situation permet des échanges, de l’entraide.

3- intégration sociale: d’après Söder, c’est une qualité d’intégration. Une qualité dans le sens qu’il y a des contacts spontanés, que la personne joue des rôles sociaux, occupe des statuts, que la personne occupe une place dans le cœur, dans l’esprit des autres. Les recherches ont très rarement évalué cet aspect qui est fort complexe.

4- intégration sociétale: on peut dire aujourd’hui que ce niveau est qualitativement différent. Il s’agit d’occuper des statuts de citoyens (voter, participer, etc.).

Pour moi, l’intégration c’est une adaptation réciproque entre des personnes ; ce concept ne peut être que social, cela fait partie de la définition. Je distingue trois concepts différents reliés à la théorie de la construction sociale du handicap. C’est-à-dire, l’insertion pour moi, c’est le fait de jouer des rôles, d’occuper un statut, si vous voulez, au milieu des autres, mais qui ne sont pas forcément semblables. Voir l’exemple du dessin cette démarche n’implique généralement pas d’appuis ou d’adaptations. L’intégration, consiste à occuper un statut et jouer un rôle semblable ou complémentaire à celui des pairs. Un statut d’écolier, d’apprenant, de copain, etc. Si un enfant va à l’école sans occuper le statut d’écolier, il vaut mieux ne pas y aller. L’intégration sous-entend une adaptation réciproque, cela veut dire que l’élève, le cadre physique et les personnes doivent pouvoir changer. Les efforts doivent être réciproques mais en fonction d’aspects culturels, économiques, politiques, etc. l’un des partenaires doit faire plus d’efforts d’adaptation.

Donc, pour avoir adaptation réciproque, il faut des appuis à l’enfant, aux autres enfants, à l’enseignant et des adaptations. Adapter le programme, les locaux selon les besoins et que si c’est indispensable pour ne pas créer de dépendance. Et puis, le troisième concept, c’est l’assimilation. L’assimilation, c’est jouer des rôles, occuper des statuts semblables aux autres. Là des appuis peuvent être dispensés mais il n’y aura pas ou très peu d’adaptations. Le maître dit généralement «je ne change rien au programme.» C’est le « bon » maître républicain, pour lui tout le monde est sur un plan d’égalité, on ne change pas le programme. En assimilation, cela passe ou craque. Je connais de nombreuses personnes avec des limites de capacités auditives qui ont été brisées par l’assimilation. Et ça c’est très important, car ça fait 20 ans que je constate le même problème, la même confusion. Quand je vais dans des classes pour des supervisions ou que je discute avec les enseignants, la plupart du temps lorsqu’ils me parlent de situations d’intégration, je vois en fait des assimilations. Cela est grave. Des appuis peuvent être dispensés mais il n’y a pas d’adaptations.

Il est très important de faire ces trois différences parce que ces concepts nous permettent d’évaluer les situations, de les différencier et de les améliorer. Il y a des gens qui peuvent s’assimiler, mais au prix de grands efforts, voire de trop gros efforts. Mais cela peut s’expliquer.

Encore un mot sur la notion d’intégration sociale. Je me méfie de ce mot quand il est utilisé par certains enseignants. «Ah, mais il est là en intégration sociale» Ah oui et qu’est-ce qu’il fait? «Il joue, dessine et arrose les fleurs». Dans ce cas, il n’a pas de statut d’écolier, les rôles sont différents donc il ne peut s’agir d’intégration. Par contre, la scolarisation, de manière adaptée, implique toujours des objectifs de socialisation (jouer des rôles sociaux) lors d’activités partagées de calcul, de français, d’activités créatrices, de chant, etc. Il y a aussi des institutions dont les enfants vont à cinq, six, pour rendre visite à des écoliers une fois tous les quinze jours, voire une fois par mois. Les gosses de la classe voient arriver, sans préparation, des enfants handicapés avec des stigmates variés qui peuvent impressionner. Ors, nous savons que le résultat n’est pas l’addition des stigmates mais une combinaison, une amplification des stigmates. En outre, les enfants handicapés occupent un statut de visiteur qui ne fait pas avancer la cause de l’intégration et de la participation sociale. Dans ces cas, j’ai l’impression de prêcher dans le désert. En fait, il est très difficile de faire passer ces idées et de faire admettre que le handicap est un processus social, qui concerne tout un chacun et que certains manifestent des limites de capacités. La confusion entre assimilation et intégration demeure largement.

Mais revenons à la question de Lisa : en référence à Ivan Illich, est-ce qu’on pourrait arriver à des objectifs de socialisation sans passer par l’école ?

L’école représente plus de six heures par jour. Pourquoi le système de socialisation prôné par Illich, sans juger de sa validité, serait réservé à des enfants qui sont rejetés du système scolaire ? La grande majorité des élèves va six heures par jour à l’école, c’est un lieu d’apprentissage et de socialisation. Par contre, s’inspirer de l’approche d’Illich à en invitant des intervenants non professionnels dans l’école, travailler hors du bâtiment scolaire peut être valable pour tout les écoliers, handicapés ou non. Personnellement, je refuse que ces mesures soient appliquées uniquement pour une catégorie d’enfants, ceux qui sont déjà exclus de l’école. C’est trop facile. L’intégration doit se passer dans l’école du quartier car cela permet aussi de jouer devant l’école, dans le quartier, de se faire inviter, de se faire des copains, de fréquenter un club, la maison de quartier. Pourquoi se priver de ces occasions de socialisation.

Voilà, le grand défi que représentent les classes dites intégrées et les classes spécialisées hors du quartier de résidence. Un enfant handicapé qui habite Versoix et qui doit se rendre dans une classe intégrée de Plan-les-Ouates ou des Palettes à Lancy fera près de deux heures de bus par jour et se privera d’une grande partie des contacts dans son quartier. Mais c’est difficile de régler ces difficultés, c’est très difficile à régler. Le Centre d’appui à l’intégration des Voirets gère deux classes intégrées pour des enfants avec limites de capacités mentales et fait aussi un magnifique travail de soutien individuel dans les classes de quartier. Je trouve plus pertinent l’intégration individuelle, voire à deux ou à trois, s’il y a plusieurs enfants handicapés dans le quartier. En Valais, à Martigny, vous pouvez avoir trois gosses handicapés dans la même classe, mais un enseignant spécialisé supplémentaire est adjoint. Il n’y a pas de miracle, cela demande des moyens. N’oublions pas cependant que si ces gosses fréquentent une classe spécialisée il faut prévoir un local et un enseignant. Donc la socialisation elle se passe en grande partie à l’école parce que l’école est un espace social six heures par jour. Il faut veiller de ne pas prôner des activités qui seraient réservées aux handicapées avec des objectifs de socialisation et d’autres, basées sur le programme scolaire pour les élèves non handicapés. qui sont socialisantes et puis les autres qui les forment en tant qu’élève qui seraient juste pour les élèves qui n’ont pas de limites de capacités. Il faut s’adapter aux capacités des élèves en situation de handicap et proposer, je me répète, des appuis et adaptions.

Ceci c’est une déclaration générale, il y a des situations difficiles. J’ai constaté que, dans tous les pays du monde, il y a de grandes difficultés d’intégration notamment avec les enfants qui ont des troubles du comportement graves comme certains enfants autistes. Des efforts importants sont consentis, des programmes magnifiques sont mis en place, mais il reste qu’à Genève, j’ai vu deux enfants qui criaient presque toute la journée et cela devenait insupportable pour les autres. Il y a un moment donné où d’autres solutions sont recherchées : une intégration dans le quartier peut être recherchée. Rien n’empêche de faire une petite classe dans une école ordinaire où cet enfant peut aller deux tiers du temps et un tiers dans la classe. Là ressurgirait le problème de la distance par rapport au lieu d’habitation.

Que pensez-vous de l’intégration à l’envers tel que pratiqué par exemple à Montréal, au centre Mackay ?

Je ne connais qu’une situation, en Valais, à Sierre. Cela s’expliquait pour une raison pratique, c’était une institution qui accueillait des personnes avec des limites de capacités motrices, surtout IMC, et dont les effectifs avaient diminué. Alors, la commune a souhaité utiliser la classe pour les enfants valides. Cette initiative est intéressante mais pose un problème de proportion. Dans la société, on va avoir des taux de prévalence du handicap ou des limites de capacités variables selon les catégories prises en compte (déficience, limites de capacités, handicaps) et suivant l’âge du groupe. Quand on arrive à 65 ans, vous avez 100 % des personnes qui sont parfois en situation de handicap et 90 % qui manifeste des limites de capacités diverses (pensez à la vue, à la motricité, etc.). La déficience mentale concerne entre 1% à 2% de la l’ensemble de la population ; pourquoi en retrouverions-nous 50% dans une structure avec 50% de valides. Ces solutions sont artificielles. On a regroupé parfois une centaine de personnes déficientes mentales alors que dans le quartier, il y en aurait peut-être quatre... J’espère donc qu’au moins l’enseignement est à la hauteur et que les élèves, handicapés ou non, n’en souffrent pas. L’école doit être le reflet de la vie. Je crains aussi depuis mes premières lectures de Goffman sur les effets de l’institutionnalisation, la construction de stigmates suscitée par des approches qui reste assez médicalisée. Cette proportion importante de personnes manifestant des limites de capacités ne pousse pas à des modifications d’attitudes et d’organisation. J’ai participé à la création d’outils d’évaluation qui se réfère à l’équivalent culturel valorisé. Qu’est-ce qu’il y a dans la société, à l’école de valorisé pour une personne d’un âge donné. Cette approche n’est pas rigide, l’équivalent culturel est un continuum. Prenez un lit : on peut dormir dans un lit à baldaquins, dans un lit Ikea, sur une estrade toutes ces solutions font partie du continuum culturellement valorisé dans notre société. Dormir par terre ou sur un matelas sans drap, voire dans un lit d’hôpital s’en écarte et risque de devenir déviant, donc stigmatisant. Là j’ai pris l’exemple du lit mais on pourrait parler d’attitudes, d’activités, etc. La culture institutionnelle reste très prégnante et dans le domaine du handicap elle fortement inspirées par la culture hospitalière et médicale. Comment voulez-vous qu’on intègre quelqu’un dans la société alors qu’elle vit douze heures par jour, ou plus, dans un monde qui se réfère à une autre culture. Vous l’avez peut-être constaté si vous êtes hospitalisés plus de deux ou trois semaines vous perdez vos repères. Il y a des choses qui se passent à l’hôpital qui vous paraissent aberrantes lors vous y allez en visite et qui deviennent quasi normales quand vous y êtes soignés pendant un certain temps. Il est faux de postuler que l’on peut se préparer à l’intégration en étant totalement ségrégué. Par contre il est tout à fait indiqué de bénéficier, à certains moments, de prestations spécialisées parce qu’elles répondent à un besoin patent ; reste à voir si elles peuvent être offertes de la manière la moins stigmatisante et la plus intégrée possible.

Vous parlez d’insertion, d’intégration et d’assimilation. Et l’inclusion, qu’est-ce que vous en pensez ?

Pour moi, c’est un concept d’une autre nature. Quand je dis assimilation, intégration et insertion, c’est une qualité d’intégration qui est mesurable. Ces concepts attirent l’attention sur les appuis et les adaptations indispensables. La notion d’inclusion est intéressante à analyser historiquement. En fait, elle n’apporte rien de nouveau, c’est simplement une manière de remplacer ces termes, en maintenant la confusion, parce qu’on les considère comme usés. J’ai entendu dire l’intégration on en a trop parlé, cela ne marche pas, il faut changer l’appellation. L’inclusion se veut une approche radicale : il faut être avec les autres, dans la classe. avec le mot inclusion, ça n’avance pas mieux. Alors on va le changer contre un autre, mais le problème c’est que cela n’avance pas plus vite et j’attends le nouveau vocabulaire qui nous sera bientôt proposé…

En outre quand je parle d’inclusion, je n’ai toujours pas dit si l’enfant est dans la classe en intégration, en assimilation ou en insertion et cela me paraît important. L’association de parents, mondiale, qui regroupe toutes les associations de parents du monde s’appelle depuis quelques années Inclusion internationale. L’association allemande qui gère une grande partie des institutions allemandes - il s’y passe aussi de bonnes choses- s’appelle Inclusion. Alors, vous voyez...

L’intégration est un concept dynamique, chacun tente de s’adapter à l’autre, l’inclusion me paraît plus statique.

On avait parlé un petit peu au début de la motion Beck, est-ce que vous pouvez nous dire si elle s’intéressait à un handicap particulier ou pas, et est-ce qu’elle a été vraiment pionnière ? De ce que vous nous avez dit au début, ça n’a pas l’air d’être le cas… ?

Attendez alors parce que moi j’ai un tout petit souci : j’ai deux motions Beck dans la tête, une était liée aux enfants et adolescents qui devaient être placés hors du canton de Genève par manque d’internats. A ce moment là, j’étais directeur du Centre de coordination, donc c’est moi qui ait dû répondre, à cette motion, enfin c’est le Conseil d’Etat qui les signe. La motionna ire, Mme Beck, était députée du parti démocrate chrétien mais aussi maman d’un enfant handicapé ; elle avait suivi un ou des cours dans notre Faculté. L’autre motion c’était celle en faveur de l’intégration, elle a débouché sur la modification en 1986 de l’article 4A. de la loi sur l’instruction publique. Je ne me souviens plus très bien comment cela a été défendu, il faudrait reprendre les mémoriaux du Grand Conseil. Est-ce que vous avez la date de la motion, pour situer ?

1979, et puis c’était une motion qui favorisait tous les moyens pour favoriser l’expression et la communication des jeunes enfants en situation de handicap.

Oui, alors je me souviens que l’aspect expression et communication a passé à la trappe et que l’aspect intégration a été pris en considération pour la modification de la loi.

Oui, mais est-ce que vous avez l’impression qu’après ça, ça a vraiment été l’élément déclencheur pour la suite ?

Je l’ai plus en tête, il aurait fallu que je la relise avant notre rencontre. Je devais encore diriger l’Office à ce moment-là, et j’enseignais à la Faculté depuis septembre 1979, deux heures par semaine. Concernant l’aspect communication, on s’est toujours demandé pourquoi la députée avait inclus cet aspect. Je pense qu’elle avait été concernée par ce problème et qu’il avait peut être des parents qui lui ont demandé d’ajouter cette notion. Sur le plan fédéral, l’assurance invalidité ne reconnaissait pas pour certaines déficiences les mesures de logopédie. Par exemple pour les enfants trisomiques les décideurs estimaient que ces mesures n’avaient pas d’effets. Je pense que la motionna ire, par cette adjonction, a voulu faire d’une pierre deux coups mais cela n’a pas été pris en compte. Ce qui est important, c’est que la motion a débouché sur la formulation de l’alinéa 4A. Les lois, s’appuient toujours sur des expériences, elles sont généralement une formalisation de pratiques existantes. A cette époque j’ai rencontré Mme Beck plusieurs fois. Je lui ai présenté des gens qui vivaient des expériences d’intégration, elle savait que c’était réalisable. Je crois qu’elle s’était rendue en Italie pour se rendre compte par elle-même des innovations. En outre, elle avait de bons contacts avec Mme Posternak et Thérésina Rey. Avant la motion, rien n’était mentionné au sujet de l’intégration des élèves en situation de handicap et il est clair que cela a permis de s’appuyer sur la loi pour inciter des enseignants à s’engager. La loi n’était pas claire, elle pouvait tantôt servir de tremplin en l’interprétant largement et tantôt être utilisée par certains comme argument d’exclusion. En effet, il est mentionné que l’intégration doit être pratiquée pour le bien de l’enfant et sans que cela ne gêne l’organisation de la classe. En précisant la possibilité d’intégrer un enfant en classe spéciale ou en institution, la porte vers la ségrégation restait ouverte et de nombreux inspecteurs d’école s’y sont engouffrés. De notre côté nous insistions sur le fait que la mise à l’écart devait être argumentée et qu’un recours au Tribunal Administratif restait toujours possible pour les parents.

Les enseignants n’ont jamais pu savoir s’il y avait obligation d’intégrer ou non. Les pressions pouvaient varier selon les partenaires et la vision de tel ou tel inspecteur. En fait l’article 4A a repositionné le processus d’intégration et a entraîné davantage de réflexions la politique intégrative et la mise en place des projets d’intégration. En se référant à la loi, des parents ont davantage interpellé les inspecteurs et ont manifesté progressivement plus d’exigences.

Et donc c’était pour tout type de handicap ?

Oui. Bien que Mme Beck soit membre de l’association de parents d’enfants mentalement handicapés, l’APMH, elle a rédigé une motion qui concernait l’ensemble des élèves en situation de handicap. Du reste, c’est le cas de la nouvelle loi, de 2010 : elle concerne les élèves à besoins spéciaux et/ou handicapés, aujourd’hui on dirait en situation de handicap. Cette distinction m’échappe l’enfant handicapé a évidemment lui aussi des difficultés de fonction, des limites de capacités, donc par extension, il a des besoins spéciaux. Pour revenir à la loi de 1986, nous sommes plusieurs à ne pas avoir été satisfaits et j’ai réalisé en 1994 un dossier publié dans le cadre de l’association de parents (Insieme), dans ce dossier j’ai pu formuler des critiques dans le but de demander une nouvelle modification de la loi.

A la lecture des rapports de la commission, les lois et les PV, j’ai remarqué qu’on parlait quasiment plus d’intégration au niveau des établissements spécialisés - comme Marie-Laure Beck qui demandait d’ouvrir des établissements sur le canton parce qu’il n’y avait pas forcément de place et que l’intégration scolaire passait un peu à la trappe. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Le partenariat entre la personne handicapée, sa famille, les réseaux de professionnels, internes et externes est une valeur et un concept importants. Un service ne peut pas répondre à tous les besoins, il faut aussi collaborer avec des structures extérieures et d’autre par le partenariat avec les parents est prioritaire.

Il y a eu des moments très dynamiques à l’association de parents, nous avons beaucoup partagé en tant que membres amis en essayant de rester sur un niveau de relation horizontal, en s’efforçant de ne pas utiliser notre pouvoir de spécialiste. Gisela Chatelanat participait, comme moi, au comité Avec le recul, je pense que j’ai fait des erreurs et j’ai cru à ce partenariat avec un partage total. Il ne faut pas le nier, même si certains pensaient que j’étais sympa, que je ne comptais pas mon temps, que je m’engageais pour eux, je restais quand même un professionnel, un spécialiste. Les parents se réunissent prioritairement pour partager leurs émotions, les références théoriques, même si elles peuvent leur apporter des arguments ne sont pas un objectif prioritaire. Ce qu’ils veulent tout d’abord c’est partager entre personnes qui vivent des situations quasi analogues pour trouver du réconfort, de la force pour se battre. Moi, j’organisais des séminaires é leur intention, avec eux, pour donner des bases solides, différencier l’intégration et l’assimilation et leur fournir une argumentation. Dans le fonds, en majorité, ce n’était pas leur besoin. J’ai fait une erreur d’appréciation et n’ai pu quitter mon statut d’expert. Je ne vis pas exactement les mêmes problèmes qu’eux et ça c’est un sésame. Tout en ayant membre du comité national de la Fédération de parents et vice-président de l’association cantonale (Insieme-Genève), je n’aurais jamais la légitimité de représenter les parents, même si cela a été le cas dans certaines commissions. Il faut être conscient des biais qui se produisent dans les engagements de professionnels, même avec le statut de membre –ami. Concrètement, quand je déclarais « les parents veulent ça », je me référais à ce qu’ils m’avaient dit, mais cela ne correspondait pas forcément à ce qu’ils souhaitaient. Les messages qui sont complexes. Il faut tout de même préciser que certains parents s’appuyaient sur des bases théoriques (ma première assistante était une maman d’un enfant handicapé), d’autres exprimaient des attentes ambigües : ils souhaitaient l’intégration, maîtrisaient des concepts mais recherchaient la sécurité et le placement de leur enfant. Certains parents me disaient « Nous n’avons plus la force de nous battre, nous avons couru dès le plus jeune âge chez la logo, chez le psychologue, le physiothérapeute ; aujourd’hui nous devons participer aux réunions de classe, se bagarrer pour obtenir des soutiens, maintenir notre enfant en classe … si vous nous trouvez une bonne institution, nous sommes preneurs … ». Donc le discours peut changer, être ambivalent. J’ai connu des parents qui se sont battus pendant quarante ans, voire plus, à chaque étape de la vie de leurs fils et d’autres qui n’en avait ni les ressources, ni le désir.

Il y a aussi des parents qui militent dans une association de parents et qui a un certain moment, tout en conservant une partie des valeurs, vont se prendre au jeu du pouvoir, estimer qu’il ont une mission et s’engager dans des carrières personnelles qui impliquent des compromis, des stratégies parfois au détriment des intérêts des personnes handicapées ou de l’association qui leur a servi de tremplin. Si vous ajoutez que les associations sont généralement financées par les subventions publique vous comprendrez qu’il n’est pas rare qu’ils modèrent leurs critiques envers les autorités et l’administration. Les acteurs du social et de l’éducation expriment des valeurs, ils ont une relativement bonne image, ils sont censés s’engager par altruisme. En réalité, l’attrait du pouvoir est bien présent. Dans le milieu bancaire ou économique cela est courant et ne surprend personne, mais dans le social, le constat de tels fonctionnements déçoit et interpelle.

A l’heure actuelle, vous pourriez dire que la situation est la même ? Parce qu’on remarque que le nombre d’institutions a augmenté, si on regarde dans des manuels comme la Clé, et même maintenant que le nombre de places par institution tend à augmenter, alors qu’on vise l’intégration scolaire…

Il ne faut pas confondre le fait de trouver une place pour chaque personne, y compris en institution et le fait d’intégrer à l’école les élèves handicapés. A Genève, lorsque l’on parle d’intégration on a tendance à tout englober. Le nombre de personnes intégrées a augmenté, c’est certain mais pas énormément. Il a aussi augmenté dans les institutions. Il est vrai qu’aujourd’hui des personnes manifestant des limites de capacités plus graves peuvent bénéficier de mesure d’intégration ; par exemple pour les limites physiques, des moyens technologiques nouveaux peuvent faciliter le processus. Mais pour être plus précis il faut se baser sur des chiffres par types de limites de capacités, par tranches d’âges et sans oublier de mentionner la durée et la fréquence des intégrations. Pour la déficience intellectuelle par exemple, il a aussi augmenté, y a des centres d’appui qui ont été mis en place, il y a celui des Voirets, celui de Vermont pour la division primaire. Mais par contre, malgré l’ouverture de la très discutée « classe intégrée » du cycle de Bois-Caran - elle est intégrée physiquement et les élèves passent très peu d’heures dans les classes du cycle - et bien au cycle, ça a diminué. Il y a quelques années, un enseignante du centre d’appui des Voirets étaient détachée et payée par le cycle pour continuer l’intégration individuelle d’élèves handicapés au cycle. Avec les adaptations et les soutiens, ils pouvaient fréquenter le cycle à 80 %. Aujourd’hui, à ma connaissance, il n’y a plus d’élèves intégrés individuellement au CO, en tout cas pas pour une durée de plus de deux heures hebdomadairement.

Il semble qu’une direction unique soit mise en place, prochainement, pour toute la scolarité obligatoire, espérons que cela ait des répercussions positives en matière d’insertion. Au delà des chiffres, je pense que la qualité de la préparation et de l’accompagnement des intégrations est majoritairement meilleure. Dans le cadre d’un des premiers mémoires sur l’intégration que j’ai dirigé, il a été constaté qu’un enfant effectuait un parcours de 1ère enfantine, 2ème enfantine, 1ère primaire puis retournait en 1ere enfantine, parce qu’ils suivaient la maîtresse... Aujourd’hui ce parcours ne serait pas possible. Vous avez raison de souligner l’augmentation du nombre de mineurs en institution. L’analyse des causes est complexe. C’est une question de culture, d’orientations politiques et de moyens. Lorsque j’ai évalué les systèmes d’intégration professionnelle en Angleterre, j’ai pu constater que par manque de moyens financiers empêchant la création d’ateliers protégées, des solutions d’accompagnement intégrées et innovantes ont été mises en place. Les moyens à disposition en Suisse ne nous contraignent pas encore à de telles réflexions. L’autre paramètre aujourd’hui, c’est la situation des familles. Des familles aujourd’hui, sont fragilisées psychologiques par rapport, notamment, à la situation économique et qui ne peuvent pas se battre pour l’intégration de leur enfant. Le SMP a constaté une augmentation importante des consultations psychologiques pour les mineurs, une relation certaine entre les difficultés vécues par les familles et les problèmes qui sont générés chez leurs enfants. Mais il faut être prudent dans notre analyse. J’avais constaté lors d’une étude concernant les enfants sourds que l’on pouvait observer une concentration d’enfants sourds à Ferney-Voltaire. La première hypothèse fut de mettre la faute sur les nuisances des avions. Ors, en réalité un logopédiste notoire habitait dans cette ville, en conséquence des parents habitant d’autres zones de la région se sont fixés à Ferney que leur enfant soit mieux suivi. Pour Genève, des faits similaires pourraient être constatés : l’attrait d’une grande ville avec un éventail de services, des gens peut-être plus fragilisé, un lien social assez distendu, etc. En revanche, je connais aussi des personnes qui retournent dans leur canton d’origine pour favoriser leur intégration culturelle.

Vous avez parlé d’institutionnalisation, on parle aussi de désinstitutionalisation. Est-ce qu’une vraie intégration doit passer par là ?

J’ai prononcé une conférence sur le rôle des institutions pour enfants dans le processus d’intégration scolaire. Si je crois à cette possibilité pour les adultes, en revanche j’en suis moins persuadé pour les enfants car il existe de nombreux effets pervers. Par exemple, lorsqu’une institution ouvre une classe intégrée dans une école ordinaire avec un de ses enseignants, on va retrouver des aspects institutionnels dans l’école. J’ai vu parfois des institutions qui mettaient en place des véritables prestations d’appui à l’intégration mais il concernait souvent des enfants qui étaient adressés de l’extérieur et non pas ceux déjà accueillis dans le service, Je l’ai dit pour les adultes c’est un peu différent. En Valais, où j’interviens, des appartements de groupe ou individuels, une plateforme d’accompagnement à l’emploi intégré sont gérés depuis les institutions et permettent une évolution personnelle. Ceci, nous l’avons vu existe à Genève, cependant le plus grand nombre reste tout de même en institution. Les bâtiments sont là, il faut occuper des lits. Une chose est certaine, pour être en accord avec le déclaratif, il faut faire de véritables projets d’établissement intégrant le concept de désinstitutionalisation. Idéalement, et cela s’est fait dans des pays nordiques, les locaux devraient progressivement être affectés à d’autres population. En Suède, des grandes institutions spécialisées, remplacées par de petits foyers, sont devenues, par exemple, des résidences pour étudiants. Mais il faut aussi nuancer, des structures de repli, temporaire sont aussi utiles à certains moments pour des enfants qui ont des besoins particuliers dûment analysés dans un projet personnalisé : un besoin de rupture, de calme, de se ressourcer, etc. Lambert avait écrit « Faut-il brûler les institutions ? En fait, cette phrase provocatrice avait pour objectif de faire réagir et d’arriver à des solutions nuancées. L’institutionnalisation n’est jamais la solution idéale : il faut la laisser pour ceux qui en ont vraiment besoin, quand on a tout tenté sous des formes plus intégratives. Commencer par des intégrations dans les crèches et jardins d’enfants, fournir des soutiens efficaces, proposer pour certains des structures mixtes comme par exemple le jardin de la Fondation Ensemble. Il faudrait que chaque école communale ait un espace permettant de se ressourcer et ceci est valable pour tous les élèves. Une fois de plus tout ce que l’on dit pour les enfants en situation de handicap est un plus pour les autres. L’enfant doit pouvoir bouger, marcher, courir, libérer son énergie etc. c’est le rôle de la récréation mais cela ne suffit pas. On peut construire les écoles différemment. Regardez les expériences pour les personnes atteintes d’Alzheimer pour qui il est important de garder un contact social ; des bâtiments locatifs ont été créé et vise la mixité d’âges. J’ai beaucoup défendu un système de valeurs qui se nomme la Valorisation des Rôles Sociaux, la VRS, où partant de l’équivalent culturels et des besoins des personnes on parle de petites structures, intégrées dans la cité, favorisant les contacts et les expériences humaines valorisantes. Après avoir défendu ces idées à Genève, je travaille beaucoup dans ce sens en France et dans les cantons de Vaud et du Valais. Dans notre canton, je constate malheureusement que plusieurs institutions ont augmenté leur nombre de places (il serait du reste judicieux de faire un travail de mémoire sur ce thème). Une institution a par exemple transformé l’infirmerie du centre de jour en lieu d’habitation. Selon la VRS, comme pour tout le monde, nous devons séparer le lieu d’habitation, du lieu de jour ou de travail. Il me semble, qu’heureusement, aucun étudiant ne dort à l’université ! Ces agrandissements sont toujours dus à des raisons financières, les valeurs passent au second plan.

Est-ce que la loi sur l’intégration, telle qu’elle va passer maintenant par exemple, est le meilleur moyen pour faire avancer la cause de l’intégration, ou y a-t-il d’autres mobilisations ?

Le meilleur moyen de faire avancer la cause de l’intégration, c’est le militantisme des associations qui se battent en se référant à des concepts éthiques, théoriques cohérents et se basent sur des faits. En Colombie Britannique des familles ont occupé l’aéroport pour manifester en faveur de la désinstitutionalisation. Les lois sont utiles mais ne suffisent pas ; faut-il encore que soient édictés des règlements d’application clairs et courageux. De nombreux enseignants sont partants mais ils veulent connaître les moyens, les soutiens dont ils disposeront. C’est le rôle des règlements. La majorité des enseignants va vous dire que la première solution consiste à réduire les effectifs. Je peux vous assurer que les recherches ne considèrent pas ce moyen comme prioritaire. Bien sûr si vous êtes en Afrique dans des classes de 100 élèves ou bien en France sans des lycées avec des classes de 30 adolescents c’est une autre question. Chez nous cela peut être un obstacle mais ce n’est pas le problème numéro un. C’est un problème, mais ce n’est pas le numéro un. Le facteur le plus important c’est la référence aux valeurs. On croit ou l’on ne croit pas à l’intégration ? Si l’on accepte un élève parce j’ai subit seulement une pression, cela marche rarement. Je demande toujours aux enseignants en formation de préciser leurs valeurs, les motifs de leur engagement. Je conseille aux enseignants de soutien de reparler régulièrement des valeurs qui sont le guide de l’action. C’est les valeurs qui sont fondamentales et il faut les renforcer, les alimenter. Le deuxième facteur, c’est la réalisation d’un bon projet individualisé qui précisera les besoins de la personne, les modalités d’intégration et qui spécifiera les appuis dispensés et les adaptations réalisées. Et c’est ces facilitateurs qui vont jouer un rôle très important dans la réussite de l’intégration faut-il encore les définir judicieusement, ce qui implique des formations et de l’expérience.

Troisième paramètre : le projet d’établissement, nous en avons déjà parlé et ce facteur est important. Quant aux effectifs, cela n’est pas qu’un aspect quantitatif mais surtout qualitatif. Cela va dépendre surtout de la composition de la classe, des élèves. Vous verrez des classes à vingt élèves très difficiles à gérer à cause du comportement d’un ou de deux enfants perturbés et d’autres qui ne posent pas de problèmes avec des effectifs de 23-24. Des enseignants me disent parfois : « Une petite trisomique comme ça, vous m’en donnez deux en échange de cet enfant perturbateur! ». L’effectif, c’est aussi symbolique. L’enseignant aujourd’hui à des conditions de travail différentes, plus difficiles, il y a des pressions énormes sur l’école, des critiques et des enjeux politiques. Le partenariat avec les parents n’est pas aisé ; les échanges sont souvent conflictuels. Et toute cette charge fait que, à un moment donné, l’enseignant qui manque d’outils d’analyse sur les appuis et adaptations cite l’effectif. Je ne dis pas que cet aspect n’a aucune importance, mais qu’il y a d’autres facilitateurs plus efficaces. L’enseignant spécialisé d’appui peut jouer un rôle primordial pour les définir mais cela nécessite aussi des outils d’évaluation et de l’expérience et ils peuvent faire défaut. L’enseignant d’appui c’est un nouveau métier, un autre métier. Il doit intervenir auprès des parents, auprès des enseignants, auprès des cadres, auprès des enfants valides, auprès de l’enfant handicapé, c’est un travail très complexe. Et, j’ai malheureusement remarqué que parfois des enseignants qui n’arrivent plus à tenir leur classe, qui sont fatigués – ils ont sûrement des raisons – deviennent sans autre enseignant d’appui. Je pense qu’au contraire, il faut être intéressé, avoir de l’énergie, une formation, de l’expérience et des outils. L’appui à l’intégration n’est pas du tout l’appui à l’assimilation, là, il faut travailler au niveau de la personne et au niveau des environnements physique, social et psychologique,

Il y a eu des pionniers renommés à Genève : Audermars, Lafendel, Dubosson mais leurs apports ont surtout concerné au développement de la pédagogie spécialisée et des classes spéciales. Les discours et les actions en liens avec l’intégration n’étaient pas au premier plan. Le droit d’aller à l’école, de recevoir un enseignement de qualité même en institution ou en classe spécialisée était cependant clairement exprimé ; il ne faut pas oublier qu’à cette époque de nombreux enfants restaient à la maison.

Par rapport à l’intégration mon rôle, ainsi que celui de G. Chatelanat pour la petite enfance ont certainement eu une influence. Avant nous, il faut citer le rôle important de Mme Posternak qui avait une influence internationale. Il faut aussi citer des chercheurs français et québéquois qui assez tôt dans les années 70 remettaient en question la classe spéciale et ses effets ségrégatifs ; cela nous a certainement influencés. Dans les années soixantes, Reymond Uldry, a fortement défendu le droit au travail – protégé il est vrai – pour les personnes manifestant des déficiences mentales. En donnant un rôle utile aux personnes considérées comme dépendantes, voire inutile, ce pionnier à participé à la modification des représentations et à préparé l’intégration. Nous avons poursuivi nos réflexions, nous nous sommes inspirés des expériences vues en Scandinavie, en Italie, au Québec, en Angleterre, etc. Après nous on a dit plus loin, on a dit tous ne doivent pas aller en ateliers protégés, on a dit il doit y avoir des intégrations individuelles : on a appris plein de choses ailleurs. Nous avons parfois été considérés, Gisela et moi, comme des provocateurs, des donneurs de leçons.

Aujourd’hui il y a des parents qui se battent, qui rejoignent des associations mais, vu la lenteur des changements, certains abandonnent. Plusieurs parents ont été à la base de combats mémorables. La majorité des parents s’engage pour être soutenu, pour partager leurs préoccupations ; dans une deuxième phase, ils s’engagent pour les autres, militent et deviennent leur porte parole.

Leurs enfants grandissent et à chaque étape, ils peuvent rencontrer de nouvelles difficultés. Par exemple pour les élèves avec des limites de capacités mentales : la sortie de la division primaire à douze ans et le retour, même pour des enfants qui avaient été intégrés, dans des établissements spécialisés. L’absence de soutien à l’intégration après 15 ans. L’entrée en matière de Project pour l’intégration professionnelle qu’à l’âge de 18 ans, laissant donc un « trou », qui ne peut être comblé que par des structures non intégrées entre 15 et 18 ans. Certains parents se sentent concernés par l’ensemble des problèmes, d’autres se préoccupent plus spécialement du domaine qui les préoccupe ; le vieillissement de leur enfant par exemple. Et d’autres à un moment, parce qu’ils se sont assez battus, acceptent l’institution et prennent de la distance.

En France j’ai pu constater qu’une nouvelle génération de parents souhaite amplifier le rôle des services d’intégration. Malheureusement, les appuis des associations qui ont le pouvoir politiquement – les grandes associations – ne soutiennent les initiatives novatrices que du bout de la langue. Les dirigeants qui portent tous une médaille à la boutonnière, preuve de leur relation au pouvoir, ont été des pionniers dans la réalisation des institutions, c’est leur œuvre. Ils ne sont pas prêts à envisager autre chose. On les entend dire que la relève est difficile, que les jeunes parents ne s’engagent pas mais aucun ne libère un siège pour céder sa place. En conséquence, les idées nouvelles ont de la peine à être relayées auprès des autorités. Cela fait plus d’une dizaine d’années que j’attends de percevoir les signes d’un véritable changement, il en va de même de la société qui, malgré les drames, les crises, les erreurs n’en finit pas de reproduire les mêmes modèles tant les facultés d’adaptation du pouvoir sont grandes.

Je crois que l’approche deviendra plus globale, que la notion de situation de handicap ou de désavantage va élargir nos réflexions et dépasser le cadre des personnes avec des limites de capacités. Dans notre pays, la qualité de vie s’est grandement améliorée mais il existe encore des lieux où la dignité humaine n’est pas respectée – je pense surtout à certains hôpitaux psychiatriques, à certains foyer pour personnes âgées, etc. La majorité des modèles institutionnels ont maintenant près de quarante ans, même si les conditions de vie y ont évolué positivement, les modèles réellement novateurs en matière d’intégration restent très minoritaires.