Entretien avec Gisela Chatelanat, 2010

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Gisela Chatelanat

Entretien réalisé le 11 mai 2010

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans la question de l’intégration, à partir de quand ?

D’abord je ne me considère pas du tout comme une pionnière de l’intégration, parce que j’ai rencontré cette thématique aux Etats-Unis et puis dans un environnement particulier où ça semblait aller de soi. Avant d’arriver là, je devais avoir 25 ans, je n’ai pas le souvenir d’avoir côtoyé une personne en situation de handicap. Pendant mes études, on avait un cours de psychopathologie, où on nous racontait toutes les catégories qu’on enregistre et qu’on oublie aussitôt, car cela fait juste trop et où on sépare les gens avec des psychoses, des névroses, des déficiences intellectuelles etc., avec des vidéos qui m’avaient à l’époque un peu choquées et qui nous montraient des cas extrêmement rares [anecdote, enfant avec syndrome du cri du chat, cela la gênait de voir ça, donc on l’a sorti de son esprit assez rapidement]

Je me suis retrouvée aux USA un peu par hasard accompagnant mon mari à un stage de formation. Avant de partir aux Etats-Unis, quelqu’un m’a dit qu’il était allé aux USA et qu’il avait rencontré un homme très sympathique et intéressant qui travaillait au Kennedy Center of mental retardation à Nashville au Tennessee. Par hasard, c’est là-bas que mon mari allait faire son stage dans l’hôpital. Lorsque j’amène mon mari à l’hôpital, je vois un bâtiment en face qui porte le nom que l’on m’avait indiqué avant de partir. Je vais voir et je trouve le Kennedy Center et cherche M. William Brecker et discute avec lui. Il est intéressé car elle a étudié avec Piaget et c’est ce dont ils ont besoin, donc je vais y rester. C’est peut-être un signe du destin !

William Bricker et sa femme étaient responsables d’un centre de recherche appliquée qui accueillait les jeunes enfants en situations de handicap diverses, mais essentiellement avec une déficience intellectuelle (retard mental dans le vocabulaire de l’époque) et qui était à la fois la crèche universitaire en quelque sorte. Donc la moitié des enfants avaient un retard de développement et l’autre moitié des enfants étaient ceux des gens qui travaillaient dans le bâtiment ou sur le campus plus généralement. Il y avait deux classes (petits et grands) de préscolaire. William me montrait cela, il y avait un endroit où l’on pouvait regarder. Cela se présentait comme un jardin d’enfants ou une crèche d’ici, mais mieux équipée, plus gaie et on voyait dans des coins, parfois un peu séparés, des éducatrices qui faisaient des apprentissages individuels avec des enfants, avec des images : dis-moi ce que c’est ou pointe sur le lion ou l’éléphant ou corriger leur prononciation. Manifestement, il y avait des logopédistes, mais aussi d’autres thérapeutes qui s’occupaient plus du développement physique. J’ai cru comprendre qu’il y avait un coin thérapies pour certains enfants à des petits moments et puis après, ils rejoignaient les autres. C’est la première fois que j’ai vu de jeunes enfants en situation de handicap avec leurs pairs sans handicap. Et autre signe du destin : on était assis comme à une sorte de bar et on pouvait s’adosser là et les regarder, et les enfants avaient l’habitude de cela. Personne s’occupait beaucoup de moi, sauf une petite fille avec une trisomie 21 qui est venue vers moi, qui m’a prise par la main et qui m’a dit : « J’te montre ». Elle m’a fait faire le tour de chaque jouet, de chaque coin de la classe avec un grand sourire. Après elle me montrait comment on faisait, comment on jouait (ex. de la dînette). Et voilà, ça c’est passé comme ça. Bricker m’a installé une chaise dans un bureau. Les personnes ne savent pas trop ce que je faisais là, moi non plus d’ailleurs. Personne ne m’a demandé si je connaissais l’intégration, si j’avais de l’expérience avec les enfants handicapés. On trouvait ça complètement naturel que mes compétences et mes connaissances étaient suffisantes pour apporter quelque chose et que ce que j’avais à raconter sur les enfants sans handicaps était parfaitement approprié ou utile pour des enfants handicapés. Et cela ne posait aucun problème. Ils n’ont jamais expliqué pourquoi ils avaient choisis cette mixité ; cela leur paraissaient complètement naturel parce que forcément il y avait des modèles de compétence d’autres enfants et cela ne pouvait faire que du bien aux autres petits enfants qui avaient un retard et puisque, de toute manière, ils étaient censés s’intéresser aux mêmes choses, jouer aux mêmes choses et qu’ils avaient les mêmes étapes de développement à parcourir. Donc je n’ai jamais vu cela comme une problématique. C’était juste un truc qui était du bon sens, que les enfants soient ensemble. Il avait des groupes de parents, qui étaient mixtes aussi, car tous les parents ont des problèmes éducatifs avec leurs jeunes enfants (sommeil, pleurs, etc...). Il y avait des thèmes qu’on abordait, que les parents abordaient. Il y avait un lieu informel où les parents d’enfants en situations de handicap, ou non, se retrouvaient pour discuter de leurs problèmes éducatifs de jeunes enfants. J’ai donc mis du temps à savoir qui était qui. Donc il n’y avait pas de problèmes.

J’ai fini par y enseigner moyennant une lettre de Piaget pour dire que je n’allais pas prendre la place d’un travailleur américain ! J’ai eu une chance extraordinaire. C’est vrai que je n’ai plus décollé de ce sujet. Je l’ai élargi par la suite, par la force des choses, surtout autour de la thématique de l’intégration, mais bon je suis restée là. J’avais travaillé dans d’autres endroits : mon premier emploi était psychologue scolaire. Je garde un très mauvais souvenir de cette période, car je ne savais pas ce que je voulais faire, malgré un diplôme de psychopédagogie en plus de ma licence. Donc, j’étais très contente aux Etats-Unis. J’y suis restée 3 ans et quand je suis revenue, au bout de quelque temps, s’ouvrait dans la Faculté la subdivision éducation spéciale avec 3-4 personnes, avec Didier Pingeon entre autres qui avait aussi été confronté à la thématique de l’intégration pour d’autres populations et on partageait un poste de chargé d’enseignement pendant assez longtemps. On s’est retrouvé sur cette thématique de l’intégration en nous disant : « voilà, on va définir une formation en éducation spéciale qui est non catégorielle et qui dit que toute personne qui est menacé d’exclusion par la société et ayant, ce qu’on appelle aujourd’hui, des besoins éducatifs particuliers, voilà notre population ». Et cela a été complètement à l’encontre de théories d’ici je dirais.

Ici on était très classique, on avait des classifications des handicaps, on ne mélangeait pas les les uns et les autres. Ceux qui étaient mal voyants étaient là, ceux qui étaient mal entendants étaient là, ceux qui avaient un retard mental étaient là, etc. Cela ne venait pas à l’idée de les mélanger. On avait l’école spécialisée, des spécialistes pour tout et qui ne connaissait que leur catégorie de handicap. Et la Suisse à l’époque, riche, économiquement dans une bonne position, avait fait énormément pour développer des métiers, faire des formations, y compris des formations continues de spécialisation pour que les gens puissent être très pointus sur une déficience et qu’après on puisse construire des classes, des institutions pour une population bien particulière. Cela n’était pas mis en question localement. C’était dans les années 70 où l’Italie avait passé la première législation de désinstitutionalisation !

Après la Motion Beck vous avez participé à la commission pour l’intégration : quels ont été les enjeux politiques de cette commission et qu’est-ce que cela a apporté ou non selon vous ?

A mon avis cela n’a rien apporté. C’est parti d’une bonne intention. C’est vrai qu’on pouvait réunir ces personnes, les associations et défendre leurs intérêts,… C’était une énorme commission et il y avait beaucoup de changements ; ce qui faisait que périodiquement, quelqu’un demandait de nouveau qu’on définisse qu’est-ce que c’est que l’intégration ! Et quand j’ai entendu cela pendant quelques années, je n’en pouvais plus et je suis sortie de la commission. Et je crois qu’elle n’a rien fait d’autre que de définir… Enfin moi je n’ai pas eu l’impression qu’elle ait fait quelque chose. Elle a essayé plusieurs fois ; des gens ont essayé de l’animer et actuellement il y a encore une dernière autre tentative. Cette fois-ci, elle va être réinstituée, toujours comme commission consultative du DIP, avec beaucoup moins de membres qui doivent s’engager à travailler et à produire des documents. Ce n’est pas qu’ils n’ont rien produits. Ils ont produit des documents (recueil de lois par ex.), mais sans que cela n’ai jamais été réunis dans une documentation utile à tout le monde. Mais j’ai appris des choses en faisant du bénévolat pour eux et j’ai peut-être l’espoir qu’avec cette nouvelle redéfinition, avec les expériences du passé que la prochaine commission va être plus performante.

Mise à part la commission qu’est-ce que vous avez fait ou qu’est-ce que vous continuez à faire pour l’intégration ?

On a fait tout de suite avec Didier Pingeon un séminaire commun. On a eu de la chance que les sciences l’éducation étaient en plein boom ; c’était toujours un peu le parent pauvre de la section de psychologie avant. Mais là, il y avait Michael Huberman (un Américain) qui a beaucoup fait pour donner une nouvelle vie à cette section et on avait une population d’étudiants qui était à 80% composée de personnes qui avaient déjà une formation initiale et qui revenaient à l’université pour avoir un titre universitaire après des années de pratiques Dans le séminaire, on avait fait venir des gens, soit des étudiants qui étaient là, qui présentaient comment ils géraient une problématique d’intégration avec la population dont ils s’occupaient, soit on avait pendant un semestre, une Italienne qui était venue, qui travaillait dans une école intégrée et qui nous a fait une magnifique démonstration de toutes les initiatives qui ont été faite. Comment la mixité était pensée en Italie, les résistances qu’il y a eues… Et cela a été un travail très intéressant. A côté de cela, j’avais un cours de prévention du handicap, un cours qui ne s’appelait pas encore « intervention précoce », mais qui y ressemblait et j’ai compris, assez rapidement (ce n’était pas bien difficile !), que j’étais dans un contexte totalement différent de celui des Etats-Unis et que je ne pouvais pas imaginer que les idées que j’avais ramenées de mon expérience là-bas pouvaient toucher les gens ; on était à des kilomètres de distances. A tel point que j’ai dû y retourner et que je ne lisais plus que de l’anglais pendant un temps, car il y avait une sorte de frustration puisque ici on me regardait d’un drôle air… Enfin je me souviens que j’avais dit dans un de mes premiers cours que je questionnais quand même beaucoup cette idée de mettre les enfants handicapés devant un puzzle et de faire des puzzles sans avoir préalablement définit pourquoi on voulait qu’il fasse des puzzles. Est-ce que c’était vraiment un but dans l’existence de savoir faire ces puzzles ou est-ce qu’il y avait une autre raison, et est-ce qu’on pourrait s’il vous plaît en parler, de faire une sorte de projet individualisé pour les enfants avec les objectifs qu’on avait pour leurs apprentissages. Et j’ai vu une inspectrice de l’enseignement spécialisé qui était venue en disant, vous avez énormément blessé les éducateurs, les enseignants qui se donnent beaucoup de peine à apprendre des choses aux enfants et la manière dont vous avez dit des choses n’était pas très respectueuse de leur travail ; ce qui était probablement vrai. Donc, je me suis améliorée pour être plus en phase avec là où se trouvait les gens d’ici, mais je n’ai jamais vraiment compris, vu que pour moi ce n’était pas un problème lorsque j’étais avec eux là-bas (USA), personne autour de moi ne pensait que c’était un problème. D’ailleurs cela a été un des premiers programmes inclusifs américains, parce qu’en même temps, est passé une loi pro-intégration, donc cela s’est traduit complètement différemment d’un endroit à l’autre.

J’étais dans une espèce de cocon de gens convaincus, militants, mais aussi très sérieux comme chercheurs et experts du développement précoce. On nous a dit, regardez ça, car vous n’allez plus jamais voir ça.

Pour revenir aux précurseurs, la plupart de ces personnes, comme Mlle Delafontaine avec son matériel éducatif, Mme Rey également. Une fois qu’on commence à parler avec ces personnes on sent chez elles, enfin moi j’ai toujours senti et je le sens aujourd’hui encore avec beaucoup de personnes qui sont comme vous, dans un lieu non inclusif, mais qui s’occupe sur un plan éducatif, un énorme respect pour l’enfant, l’adulte avec un handicap. Je n’ai jamais rencontré vraiment des personnes qui par le travail avec les enfants déficients n’ont pas, ne sont pas devenus des gens très respectueux, très protecteurs et qui sont constamment dans cette tension dans laquelle, ils devraient savoir qu’on est constamment entre émancipation versus la protection. On connaît très bien ce que les enfants ou les adultes ne comprennent pas ou ne peuvent pas faire ou comment ils abordent leur univers social. Le plus qu’on sait, le plus on se rend compte aussi des dangers qu’ils courent et le plus on voudrait les protéger des injures, rejets, expériences négatives et en même temps, on se rend compte que cet univers protégé, ce cocon-là va juste rendre les choses pires, ne va pas faire avancer la chose. C’est en intégrant qu’il y aura moins de rejet, que la collectivité va prendre le relais pour les protéger, qu’on va juste pouvoir éviter que les asiles reviennent. Donc, en excluant pour protéger on va droit dans le mur. Enfin à l’époque, l’argent était vraiment là, regardez les EPSE qui étaient construits à la campagne (inaudible), matériellement, c’était formidable.

Quel a été pour vous l’élément déclencheur ?

Je ne comprenais pas pourquoi on voulait cacher ces personnes. J’imaginais qu’on allait me faire ça, qu’on allait m’obliger à être quelque part où je n’avais pas envie d’être et qu’on allait m’empêcher de parler à qui je voulais... Je me suis toujours identifiée à cette absence de choix. La vie institutionnelle, c’est effrayant, pour moi, c’est effrayant : me dire quand je dois manger, quand je dois dormir, quand je peux sortir, me dire à quoi je peux jouer. Pour moi, cela me paraissait une atteinte fondamentale à la liberté. A cette époque-là, déjà, on l’appelait « autodétermination ». Et, je voyais aussi que ces enfants avaient la possibilité de faire des choix, avaient des préférences et je ne voyais pas pourquoi on les mettait dans un cadre où ils ne pouvaient pas les exercer.

Je crois que c’était une sortie d’indignation et que je suis quelqu’un d’assez indépendant, et j’ai dû m’intégrer en venant en Suisse déjà, en allant aux États-Unis ensuite, en voyageant. Je pense que j’ai été sensibilisée à me repérer dans un environnement en fonction de mes propres choix et de mes propres instincts. Donc c’était vraiment de l’indignation devant cette absence de choix et devant ces décisions que des tas de gens prennent pour vous à votre place.

Bon, après, j’imagine, il y a aussi l’expérience de mère. On ne protège pas ses enfants, on peut tout juste essayer qu’ils survivent, de les mettre hors danger absolu. J’avais aucune influence sur l’horrible petit garçon de l’école qui terrorisait tous les enfants et qui les menaçait. Je n’avais aucune influence sur les enfants qui étaient à l’école. Cette prise de conscience que si je voulais la protéger, ce que j’avais à faire, c’était de la rendre la plus autonome possible et de pouvoir assez rapidement lui dire: «Tu peux dire non». Et, il y a des stratégies que l’on peut mettre en place pour que l’on ne te force pas à faire des choses que tu ne veux pas. Du coup, j’ai transféré ce regard sur les personnes et les enfants handicapés en disant : ce n’est pas en les protégeant dans une institution à la campagne ou dans une classe spéciale où personne ne se moque d’eux ! Ils vont sortir de cette classe, les week-ends, ils sont où ? Pendant les vacances, ils sont où ? Ils vont aller avec leurs parents ailleurs et ils ne vont pas savoir comment se protéger, comment réagir face à ces rejets-là ?

Est-ce que selon vous l’intégration à la société passe vraiment par l’intégration scolaire?

Moi, je pense qu’à l’école, il est trop tard. Je pense qu’il faut le faire tout de suite. Je crois vraiment, et pas juste parce que c’est le domaine où j’ai le plus de connaissances, qu’il faut prendre les enfants au moment où les stéréotypes, les attitudes, les craintes ne sont pas encore là. Il faut aussi avoir des adultes qui, même s’ils n’ont pas grandi comme ça, arrivent à transmettre ce message en disant : bien on est censé aider les gens autour de nous, si un enfant ne sait pas mettre ses pantoufles, bien, tu vas l’aider et puis c’est ok. Et pas besoin de dire «on est tous différents, etc.» Et, les études le montrent bien, c’est dans les premières années de l’école primaire que se développent les attitudes négatives. Une anecdote datant d’hier, il y avait la photo de classe prise. Dans la classe, il y avait un enfant en intégration et on a demandé à cet enfant de sortir du groupe pour qu’il ne soit pas sur la photo. Cela n’est juste pas possible !

Que pensez-vous de l’intégration à l’envers? Est-ce de l’intégration pour vous?

Oui, moi je pense que tous les moyens sont bons pour mettre des gens en contact et pour leur faire perdre leurs craintes et leurs préjugés. Je pense que parfois les craintes sont justifiées. Je connais des adultes que je trouve dangereux, que je n’aimerais pas croiser et j’en connais d’autres qui ne sont pas handicapés et que je ne voudrais pas croiser non plus. Il y a plusieurs modèles et moi je crois que tous les modèles qui marchent sont bons, du moment où c’est clair pour tout le monde que cet enfant appartient à une classe ou à un quartier. Plus on en voit, plus on a l’expérience de les fréquenter, plus on devient créatifs. Un conseil: fréquentez les associations de parents et d’amis de personnes en situation de handicap, comme Insieme. Le fait d’aller à leurs manifestations, leurs fêtes, leurs thés dansants, est vraiment une super éducation. Ce faisant, on apprend nos repères, à savoir si quelqu’un est juste un peu bizarre ou franchement menaçant. On trouve les mêmes repères qu’on a avec les autres gens: celui-là vaut mieux ne pas le provoquer ou celui-là a l’air sympathique.

L’intégration et l’inclusion, est-ce le même combat?

L’inclusion, pour moi, c’est ma définition, c’est quand il n’y a pas eu de ségrégation au préalable. Quand on pense que tout le monde est inclus. C’est plutôt un modèle de société inclusif, c’est de réfléchir autrement comment intégrer les étrangers... C’est tout d’abord penser qu’on vit ensemble, en collectivité et que la collectivité doit s’organiser pour que cela se passe au mieux. Donc je ne fais pas trop de différences, mais je pense aussi qu’il ne faut pas abuser et de parler d’inclusion alors qu’en fait, on est en train de faire de l’intégration. Un enfant qui est là trois après-midi par semaine, ce qui est quand même relativement fréquent encore dans l’école. Là, je ne suis pas d’accord que l’on parle d’éducation inclusive. Inclusif, c’est quand l’enfant est inscrit dans une classe au début de l’année et puis on se débrouille pour qu’il y soit toujours. Qu’il aille de temps en temps dans une classe-ressource ou qu’il aille à la logopédie, comme on pourrait l’imaginer pour un enfant qui a été malade et qui doit rattraper des leçons.

La motion Beck, qui prônait l’intégration des jeunes enfants handicapés a-t-elle joué un rôle, a-t-elle été une action pionnière ou non ?

Oui, je pense qu’il y a eu des pionniers de tout temps. Il y a eu des pionniers…. Alors je pense qu’ils ont toujours existé, chaque fois que cela s’est passé au-delà d’affaires privées et personnelles et que cela a élargi le débat.

La motion Beck a quand même élargi le débat. Donc elle est partie d’un constat. Lorsqu’un prêtre a ouvert ses portes pour les handicapés et a incité l’institution de Collonge-Bellerive à amener leurs résidents à la messe, Mme Beck a eu connaissance de cette église et elle pense que cela a été utile. Même si la pensée n’aboutit pas à quelque chose de concret, elle a des chances d’être reprise par la suite par quelqu’un d’autre. Une fois qu’une idée est là, elle fait du chemin comme cela, en souterrain. Et je crois que c’est bien, la législation. Mais pour la législation scolaire, je suis extrêmement critique à leur égard, parce que je pense, quand on les compare, que chaque législation a été écrite pour qu’on continue à faire exactement ce que l’on fait. Puisqu’on fait toutes ces lois et après  l’enfant sera intégré,  « dans la mesure que cela soit dans son intérêt » ; il est possible « si c’est bénéfique pour lui et les autres »… Enfin toutes sortes de choses qu’on ne peut pas prouver. Qui décide que c’est bénéfique pour les uns et les autres. La prochaine loi, y a beaucoup de gens qui sont enthousiastes, qui se disent « ça y est, on tient le bon bout ! », moi je n’y crois pas. Si j’avais un enfant handicapé, sûrement que je ne le mettrais pas à l’école publique. Je crois que vraiment il y perdrait son temps et que cela ne serait pas bien pour lui. Alors pour quelqu’un qui est aussi convaincu que moi, de dire ça ! Les gens le savent aussi, c’est une autre école qu’il faut. Il faut une autre école si on veut faire ça, et il faut faire des changements bien plus fondamentaux. On doit régler le problème des promotions, le passage d’une classe à l’autre, la sélection... On doit être clair par rapport à ce qu’on veut comme but, donner un exemple clair en disant vous n’avez pas le choix, vous allez traiter correctement vos camarades, y compris ceux qui sont handicapés. Mais ils ne traitent déjà pas bien leurs camarades non handicapés ! Donc c’est vrai qu’il y a de quoi craindre pour eux. Moi, je crois qu’aussi longtemps que je n’entends pas les bruits d’une restructuration fondamentale de l’école… Il y a des grands chantiers à ouvrir. On pourrait commencer, on a commencé, c’est vrai, si parallèlement des choses se mettaient en route. Vous avez actuellement des enseignants qui sont très motivés et qui mettent des choses en route, mais qui se retrouvent en burn out à la fin de l’année, parce qu’ils n’ont pas le soutien qu’il leur faut [anecdote : d’autres enseignants se plaignent de ne pas avoir les outils nécessaires à l’intégration et du matériel à créer pour une bonne intégration ; il pourrait y avoir un service s’occupant des adaptations. Actuellement il y a la mise en place d’appuis, travaux pour les chômeurs – mais ce n’est pas suffisant.

En lisant les PV de la commission intégration, il semble qu’on mettait l’idée d’intégration un peu de côté par rapport à la création d’établissements spécialisés et que c’était cela qui prenait le dessus. Comment l’expliquez-vous ?

Je ne peux pas vous répondre. Je n’ai pas analysé cela. Je pense qu’il y avait quand même des gens qui une fois réfléchissaient, et ils se rendaient compte à quel point cela allait demander des transformations. Et ils se sont dit : « Bon, je ne vais peut-être pas perdre ma carrière politique !». Ils ont peu de temps aussi, donc ils prennent des décisions qu’ils n’ont pas préparées ou ils n’ont que peu de temps pour les préparer dans les mandats qu’ils ont. Je pense que personne n’a voulu secouer les murs de l’école, de cette vénérable institution, puisque c’est elle qui a fait les premières séparations avec les classes spéciales. Les classes spéciales, c’était quand même le tri des scolarisables et des non-scolarisables. Les EPP, ces « Enfants éducables sur le plan pratique ». Les autres sont capables d’apprentissages scolaires. Donc, voilà, on a fait ce tri.

A l’heure actuelle, alors qu’on parle des enfants en situation de handicap, y a beaucoup plus d’institutions qui continuent de rajouter des places, ou d’autres institutions qui ouvrent. Donc ce n’est pas forcément dans le sens de l’intégration.

Non, parce que pour cela, il faudrait que le secteur public prenne certaines responsabilités. Et, je suis d’accord, que, aussi longtemps que l’école n’est pas adaptée, il y a besoin de ces places-là. Parce que vous voulez qu’ils aillent où ? Donc, oui, c’est un paradoxe.

L’intégration secoue l’identité professionnelle des gens. Les enseignants ordinaires, ils ont choisi cette voie-là et non pas l’enseignement spécialisé ; et tout d’un coup, ils se retrouvent confrontés à d’autres tâches ; ils se sont fait une image de leur métier et ils n’ont pas inclus cet aspect-là. Donc, il faut les comprendre un peu.

L’histoire a fait que cela est devenu deux métiers différents et les uns ignorent les compétences des autres. Et je crois que les enseignants spécialisés ou les éducateurs spécialisés ignorent beaucoup des compétences qui sont construites à l’école ordinaire, comme le tutorat par exemple. Je suis toujours étonnée que le tutorat ne soit pas plus utilisé dans l’enseignement spécialisé. Les enseignants ordinaires ont construit des compétences là autour, utiliser les pairs comme tuteurs, comme modèle, etc. Il y a des pratiques aussi de résolution de problème par groupe. Ces pratiques-là, les enseignants spécialisés et les éducateurs ne les utilisent pas. Pourtant, ce serait assez intéressant de les utiliser aussi. Tandis que les enseignants ordinaires ignorent complètement les compétences construites dans les communications alternatives, les pictogrammes par exemple, ou bien comment diminuer les stimuli dans une classe, alors que, là, ils pourraient en bénéficier. S’ils appliquaient un certain nombre de principes, de la méthode TEACH par exemple. Certains moments en classe seraient moins chaotiques et ils auraient plus de moyens de se concentrer. Ils s’ignorent. Michel Chauvière le dit toujours : ils se sont développés dos-à-dos. Et c’est une bonne expression. Il faut maintenant que les gens se tournent et qu’on puisse le faire ensemble.

[renversement de l’entretien]

Gisela : Qu’est-ce qui vous a frappé dans votre expérience institutionnelle par exemple ? Vous dites que vous êtes dans une crèche où il y a un enfant intégré. Quel est l’aspect institutionnel qui vous a questionné ?

Julie : J’étais impressionnée de voir que cet enfant côtoie énormément d’endroits spécialisés, que ce soit la physio, etc. Donc des domaines qui lui prennent toute la semaine. Et justement, les parents en avaient marre, ils voulaient que leur enfant puisse avoir une vie normale comme les autres enfants. Et donc, le fait de pouvoir le mettre dans cette crèche et qu’il puisse avoir un bout de son éducation comme les autres, je pense que c’était cela principalement qu’ils voulaient viser. Ce qui fait que justement, le rapport à l’institution en tout cas pour ces parents, est très important. Parce que justement, ce n’est pas juste un lieu de garde, eux ils aimeraient que ce soit un lieu de développement pour leur enfant, mais pas spécialisé.

Gisela : Les parents sont extrêmement patients. Je pense que quand c’est un jeune enfant, ils sont encore un peu sous le choc, ils essaient de s’approprier un peu les connaissances, et même après je trouve qu’ils sont très indulgents.

Julie : Oui, vraiment eux, ils sont très preneurs, ils s’impliquent là-dedans et il y a un grand partenariat qui est fait entre eux et l’institution.

Gisela : Ce qui fait mal au cœur, c’est quand ils vous remercient 50'000 fois.

Julie : Oui, c’est vrai qu’il y a souvent plus de remerciements de leur part que de la part d’autres parents. Mais sinon je trouve qu’il n’y a pas de différence : quand eux ils arrivent avec leur enfant, ou quand ils repartent avec leur enfant, et avec les autres parents, c’est la même chose.

Gisela : Oui, et peu à peu il y a parfois des liens qui se créent avec d’autres parents. Et ça, c’est très, très important. Dans le canton de Vaud, on le voit assez souvent, les enfants restent dans le village et vont dans le jardin d’enfants de leur village. Et cela reste le plus souvent des soutiens et des défenseurs à vie.

Qu’est-ce qu’une vraie intégration ? Est-ce que ça doit forcément passer par une désinstitutionalisation  qui amènerait à une normalisation de l’enfant, ou est-ce qu’il y a d’autres moyens ?

Dans un premier temps, je vous dirais, aussi longtemps qu’il y a des institutions, on ne peut pas y arriver. Parce que s’il y a une alternative, elle sera toujours utilisée. Dans un deuxième temps, je pense qu’il faut rester vraiment très prudent, dans les étapes successives (exemple de l’Italie, où cela fait plus d’une génération que des enfants n’ont pas connu d’institution spécialisée, ce qui s’est très bien passé, mieux au secondaire qu’à l’école primaire, car dans le primaire ils sont constamment en échec à cause de leur difficulté de lire et écrire qui occupent principalement cette section). L’intégration se passe mieux dans le secondaire, car ils ont la possibilité de faire d’autres choses, des branches scientifiques, d’utiliser d’autres matériaux, comme les films, les photocopies, etc. Au niveau des loisirs, c’est après l’école que cela pose problème, car leurs amis partent, ont des relations, vont fonder une famille et même si certains contacts restent, il y a une grande solitude. Ils ne voient pas non plus pourquoi ils devraient être amis avec d’autres trisomiques ou handicapé (exemple d’une jeune fille trisomique qui détestait les personnes handicapées). Cela vient entre autres du fait que les parents ont eu des mauvaises expériences avec les établissements spécialisés et n’ont plus voulu la faire côtoyer cette population).

Moi je pense que d’imaginer qu’il y ait des regroupements d’adolescents ou d’adultes qui partagent des difficultés importantes n’est pas une mauvaise idée. Comme d’autres enfants qui partagent un centre d’intérêt, par exemple qui vont dans des classes de sportifs d’élites, ou d’autres font des clubs. On devrait le traiter de la même manière. Le fait qu’il y ait des regroupements n’est pas forcément de l’exclusion. C’est un regroupement par affinité. On va quand même retrouver des gens avec des intérêts communs et avec des difficultés similaires. Et ça, je pense, qu’on n’y a pas assez réfléchi. Et, à force de ne pas leur donner cette occasion - une parmi d’autres - pendant qu’ils grandissent, on a oublié de la leur donner. Il faut dire que les institutions ont fait un très grand effort d’ouverture, aller ailleurs, dehors, faire des sorties. Ils font vraiment beaucoup plus de choses qu’ils ne le faisaient avant. Sauf que c’est une lutte quotidienne contre le poids institutionnel. C’est comme à l’hôpital, ils ont beau mettre des petits salons avec des télévisions, on est toujours à l’hôpital, avec le problème de l’institution.

Est-ce que les lois (comme celle sur l’intégration de 1986) est la voie unique pour faire avancer la cause de l’intégration ou est-ce qu’il y en a d’autres ?

Je pense qu’il y en a plein. L’école est là pour tous, elle devrait être là pour tous. Elle doit se débrouiller pour l’être. Mais pour vous faire un aveu, c’est, il n’y a pas si longtemps que j’ai compris que les législations ne sont beaucoup moins importantes que je ne le croyais. Moi, je pensais que si on y avait une législation, si on avait la possibilité de faire recours parce qu’on était soutenu, on pouvait aussi longtemps qu’il y avait quelqu’un, s’engager et continuer à entretenir ces envies d’avancer, mettre la pression pour qu’il se passe quelque chose et que cela ne soit pas seulement de l’intention. Aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui disent des choses fortes sur l’intégration. Le Conseil des Ministres de l’Union européenne par exemple a fait tout un programme pour les prochaines années, tout ce que les états devraient faire pour favoriser l’acceptation, l’intégration des personnes ; l’ONU avec sa dernière convention que la Suisse n’a toujours pas ratifiée des droits des personnes handicapées... Y a quand même énormément de choses aujourd’hui. On a aussi les moyens de mettre la pression. Donc les législations me paraissaient vraiment, vraiment, nécessaires. Et, j’ai une collègue américaine qui a fait une recherche sur l’intégration sociale extrascolaire, donc vraiment dans le communautaire et elle m’a parlé de ses résultats et j’ai dit « Ah bon ? ». Moi j’ai trouvé la même chose chez nous mais dans un autre contexte : à savoir que ce sont les parents qui sont l’initiateur de tentatives d’intégration sociale. Ce sont les parents qui la préparent, qui l’accompagnent, qui payent les gens, qui coachent les gens, qui expliquent aux gens ce qu’il faut faire, etc. Donc le fait d’avoir une législation ne résout pas tous les problèmes

Conclusion

Je crois qu’on a quand même rendu visible la maltraitance que les personnes ont vécu au cours des siècles : l’exclusion. C’est dans les années septante que sont arrivés les photos des grandes institutions asilaires, c’était des camps de concentration, c’était inimaginable comme images, il y a eu des scandales des expériences médicales sur les personnes handicapées, on a notamment testé le vaccin contre l’hépatite B, on a stérilisé énormément de femmes à leur insu.

Ma génération a éclairé ce passé sombre et cela a été un choc salutaire, mais ce n’est pas fini Quand on lit des récits aujourd’hui dans les pays d’ex-union soviétique : il y a encore des barbelés autour des institutions, les gens ne veulent même pas livrer des marchandises dans l’institution.

Notre génération l’a vu, cela nous a impressionné, nous a fait dire : « Plus jamais cela, il faut que cela change ». J’ose croire qu’il y a eu une avance faite, qui ne peut plus être défaite. On ne peut plus penser pareillement.

Quand il y a une figure politique très forte (comme un député handicapé ou des députés qui ont eux-mêmes des enfants handicapés), cela aide, mais il faut des relais, une loi, ou alors personne ne sait qu’en faire. Il faut des enseignants qui soient d’accord de se former, d’accord d’ouvrir leurs classes, de faire de l’enseignement en duo ; il faut des parents qui soient convaincus que de côtoyer des enfants différents, c’est bien ou alors mon enfant ne va pas être rejeté par les autres. Le système suisse permet ces relais interpersonnels. Cela marche quand tu connais les gens !

L’extraordinaire de l’apport de Louis Vaney pour le canton a été de se centrer sur la création de lieux intégrants et ouverts sur l’extérieur, c’est plus difficile à enlever, même si on peut toujours dire qu’il n’y a plus d’argent, comme son service Project - cela a passé à deux doigts de la faillite.

Si j’ai un message à faire passer ? Il ne faut jamais croire que les choses sont acquises !