Article 2011

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<pageby/> Titre provisoire: La "génération intégration" 1970-1980: un slogan pour quelles réalités sociales?

Propos introductifs

Héritière du 19e siècle et des institutions hospitalières et pénitentiaires, l’institution qui prend en charge des personnes dites aujourd’hui « à besoins particuliers » est remise en question au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Le développement des traitements ambulatoires (notamment psychiatriques et psychologiques), et l’émergence des sciences de l’éducation, et plus largement des sciences sociales, ont permis de faire un usage différent de l’institution éducative. Celle-ci n’officie plus comme un lieu de relégation, mais comme un lieu de vie, un lieu de consultation voire de laboratoire scientifique alliant vie quotidienne et observation de l’individu.

Ce changement dans le rapport à l’institution demande à être analysé en termes à la fois culturels (un refus de l’enfermement, un respect de l’individu), sociaux (de nouvelles méthodes de prises en charges, l’arrivée de nouveaux acteurs, professionnels et « usagers »), économiques (une maîtrise des coûts des politiques sociales), et politiques (des choix de désinstitutionalisation, de dépsychiatrisation, de déjudiciarisation, etc.).

Ce sont ces différents aspects qui seront abordés dans cet article, lequel veut tenter de mieux comprendre comment l’intégration est devenu un concept phare du champ de l’éducation spécialisée dans les années 1970 et 1980.

L'usage de deux termes - génération et intégration - à définitions et connotations diverses, en histoire de l'éducation spécialisée, est un véritable challenge intellectuel. Entrelaçant constamment une démarche de recueil de données (archives écrites et archives orales par le témoignage) et démarche épistémologique, la recherche menée introduit deux dimensions essentielles : la récolte de données et la construction d'un savoir historique. Celui-ci demande à prendre en compte le contexte des années 1970 et 1980, période choisie pour la recherche, à étudier la place occupée, dans cette même période, par ce concept d'"intégration" (auquel s'ajouterait celui de "désinstitutionalisation") et à éclairer le rôle des acteurs et actrices d'une génération qui a été particulièrement traversée par une volonté de lutter contre les exclusions.

Peut-on parler oui ou non de "Génération Intégration"? Peut-on donc parler d'une génération homogène qui aurait été influencée par des valeurs libertaires (notamment dans l'élan post Mai 68) et qui chercherait à appliquer dans le champ de l'éducation des pratiques différentes ? D'une génération qui aurait été influencée par des acteurs importants d'un renouveau philosophique et éducatif, d'un côté Michel Foucault, de l'autre Fernand Deligny, entre autres.

Or, comment expliquer que, dans cette même période, à Genève, des institutions vouées au placement d'enfants handicapés aient vu le jour ? Y aurait-il comme le dit Pinder, cité par Mauger, en introduction de l'ouvrage de Karl Mannhein, "non-contemporanéité de la contemporanéité"? Autrement dit le temps vécu par les acteurs ne correspond pas forcément au temps historique, ce qui expliquerait que dans une même période des acteurs et actrices de la même cohorte n'appartiennent pas forcément à la même génération. Cette hypothèse oblige à discuter la notion de génération dans l'usage qui en sera fait dans la suite du travail d'un point de vue historique, sociologique, psychologique et anthropologique.

Le film réalisé par l'Institut du travail social de Paris, en 1986, "Histoire de l'éducation spécialisée ou l'éducation spécialisée racontée par ses promoteurs" (animation et commentaires de Paul Fustier), portant sur l'origine du métier d'éducateur spécialisé et les premières formations en résidence, entre 1940 et 1960, qui a été le point d'ancrage de la recherche, nous a amené à faire quelques remarques générales propices à poser les bases d'une recherche en histoire de l'éducation spécialisée, à Genève sur une période plus récente, et d'une approche en histoire orale par la récolte de témoignages filmés. Un premier groupe de remarques porte sur le concept de génération utilisé à plusieurs reprise dans les témoignages visant à poser les bases de sa réalité historique, sociale (ou psycho-sociale) et anthropologique. Cette génération dite des "pionniers" est-elle un "groupe homogène"? A-t-elle un "désir en commun", comme le dit le commentateur, qui la définirait ? Existe-t-il des "couches successives" de générations? Et, in fine, est-il pertinent d'adhérer à l'usage d'un tel concept en histoire de l'éducation spécialisée, comment le définir? en terme de caractéristiques? de situations? de chronologie? d'idéologie? de formation? etc.

Un second groupe de remarques vise à mieux saisir le rôle dans l'histoire du témoignage (histoire orale) et à évaluer son utilité, voire sa nécessité, pour les acteurs et actrices concernés, et plus largement pour le patrimoine de l'éducation spécialisée et pour transmettre des pratiques, des idées, des valeurs fondant de nouveaux objectifs pour aujourd'hui.

Pour mener à bien cette recherche trois temps sont à distinguer (A), deux démarches ont été privilégiées (B) et quatre directions de recherche se sont dessinées progressivement et ont été finalement arrêtées (C).

A. L'objectif de mieux saisir une éventuelle construction épistémologique autour d'une génération porteuse d'un projet d'intégration des enfants handicapés a nécessité dans un premier temps de réunir quelques fondamentaux (démographique, sociologique et anthropologique) sur le concept de génération et d'accumuler des éléments sur le contexte historique des décennies prises en compte. Dans un deuxième temps, les hypothèses construites autour de l'idée d'une telle génération ont été mises à l'épreuve du contenu des articles de la revue de l'Association de parents d'enfants mentalement handicapés et plus généralement de la littérature sur le concept d'intégration. Puis, celles-ci ont été confrontées à la mémoire de cinq personnes, actrices de cette période et supposées pionnières de l'intégration. Enfin, une analyse des témoignages et des conclusions en ont été tirée.

B. Outre les échanges entre les participants dans le but de construire l'objet de la recherche et de se familiariser avec l'outil technologique WIKI, la recherche s'est développée essentiellement dans deux directions: d'une part, la recherche d'informations dans des ouvrages et revues, et d'autre part par celles réunies lors d'entretiens filmés avec les témoins : un premier tournage a eu lieu avec huit personnes, dont trois témoins, un deuxième avec quatre personnes, dont un témoin et un troisième avec six personnes, dont un témoin. Cette approche relativement lourde en temps, en stress et en déplacement, a montré que les acteurs du passé (les témoins) comme ceux du présents (les étudiants et enseignants) ont été gourmands d'échanges de savoirs.

C. Quatre thématiques ont été choisies par chaque étudiants, développées et mises à l'épreuve des témoignages: 1/ L'influence du contexte culturel, social, politique, économique sur l'émergence des projets intégratifs 2/ L'influence de la désinstitutionnalisation, italienne notamment, sur ces projets 3/ L'ambiguité du concept d'intégration ayant favorisé paradoxalement l'institutionnalisation plutôt que l'émancipation 4/ La pertinence du concept de génération pour définir ces actrices et acteurs.

L'article ci-dessous abordera ces différents points à considérer comme un état de la recherche à un moment donné et susceptible d'être à l'avenir modifié, alimenté, précisé et complexifié en fonction de l'intervention d'autres personnes conviées au travail de l'intelligence collective.

Le concept de génération : son usage et ses limites

Le concept de « génération » a été pris en compte dans différents domaines. On le voit utilisé et discuté aussi bien en sociologie qu’en littérature, en anthropologie, en démographie qu’en éducation. Sans évidemment épuiser l’inventaire des auteurs, certains méritent une attention particulière.

A lire le texte de Karl Mannheim édité en 1928 (Das Problem der Generationen), les générations sont un « problème ». Il est donc intéressant de comprendre à la lecture de la traduction qu'en fait Gérard Mauger en quoi il en est un. Nous laisserons de côté les débats qui ont suivi cette parution comme les questions relatives à la traduction largement évoquées dans l'intruduction de l'ouvrage. L’intérêt des propos de Mannheim est de poser en sociologue le problème dans son contexte, c’est ce qu’il appelle la "situation du problème", et de distinguer deux manières de l’aborder. La première, positiviste, cherche à quantifier en quelque sorte la durée de vie et les rythmes d'une génération entre naissance et mort, la seconde est d’en faire un concept « romantique-historique » intégrant le vécu des actrices et acteurs. C'est cette seconde posture que nous suivrons volontiers. D’autres auteurs après lui ont encore souligné la dualité épistémologique d’un tel terme.

En histoire littéraire, Henri Peyre avec son ouvrage de 1948, Les générations littéraires, cité par Morard, dans son ouvrage De l'émigré au déraciné : la "jeune génération" d'écrivains russes à Paris, entre identité et esthétique (1920-1940), a essayé de montrer en quoi le concept de génération permettait d'échapper à des classifications jugées trop restrictives (faits historiques, périodes littéraires, mouvements, siècles...) qui excluaient en définitive certains auteurs des histoires littéraires.

Ainsi, une génération se définit, toujours selon Peyre, en trois points essentiels : a) elle est une "succession à peu près régulière de groupes humains" b) elle révèle une unité de pensée : "Les hommes nés et grandis approximativement ensemble partagent un certain nombre d'aspirations, de rêves, d'idées et de sentiments" mais "cela est plus vrai négativement (dans ce qu'un groupe combat et rejette en entrant dans l'arène) que positivement (dans les réalisations qu'il accomplira ensuite, lorsque chacun se sera trouvé lui-même)" c) la génération est "source de conflits" entre les jeunes et les aînés. Cette conception réfute l'influence du milieu socio-culturel, et plus largement des évènements historiques. Elle a été la cible de nombreuses critiques. Toutefois, pour notre propos, on pourra s'arrêter sur les point b et c, à savoir qu'une génération révèle une unité de penser, plutôt négative ici, tournée contre une conception de la littérature jugée dépassée et aussi contre le modèle contraignant d'un groupe d'aînés.

C'est bien autour de cette conception d'une "unité de penser" qu'une histoire littéraire plus contemporaine ( Morard,2010) a cru bon de s'attacher, en la ramenant à la définition d' "unité générationnelle" telle que l'avait définie Manheim. Pour rappel : "La même jeunesse, orientée par rapport à la même problématique historique actuelle, vit dans un "ensemble générationnel" ; les groupes, qui, à l'intérieur d'un ensemble générationnel s'approprient différemment ces expériences, constituent différentes "unités générationnelles" dans le cadre du même ensemble générationnel."(Manheim, 1990, p. 60). De la sorte, comme le montre Morard, si on peut parler d'un "ensemble générationnel" pour le cas de certains écrivains russes expatriés (mêmes conditions d'existence, mêmes buts, développements intellectuels fait pour tous en grande partie à l'étranger), ces auteurs appartiendront à différentes "unités générationnelles" dans le sens où leurs réponses, leurs réactions, leurs programmes esthétiques différeront. (Pour ce paragraphe, on s'est appuyé essentiellement sur une conversation avec A. Morard ainsi que certaines notes et extraits de texte fournis par cette dernière).

Le fossé des génération selon Margareth Mead et la crise des générations de Gérard Mendel peuvent être tous deux considérés aussi comme des écrits fondamentaux. Dans ce dernier (La crise des générations), l'auteur nous décrit du point de vue psychanalytique et sociologique ce que l'adolescence nourrit comme rapport avec l’héritage socio-culturel des générations précédentes pendant les années 1960-1970. L’auteur fait la distinction entre deux phénomènes sociétaux: premièrement, le conflit de générations qu'il présente comme un conflit œdipien lié à la puberté, où le jeune homme veut à tout prix prendre la place de l’adulte, concrètement celle du père. Et deuxièmement, la crise des générations. Cette dernière se manifeste à travers un refus de l'héritage socio-culturel par les adolescents. Non seulement l’adolescent ne s’identifie pas à l’adulte, en l’occurrence le père, mais il refuse tout héritage de sa part. Selon l’auteur, ce refus de l’héritage est une conséquence et non un mécanisme défensif. Le rôle du père est devenu moins important et est remplacé par les institutions, particulièrement l’école qui est devenue la détentrice de ce qui est important pour le jeune adulte et son devenir. La crise des générations est le fruit de la révolution technique et industrielle qui produit en parallèle une forme d'acculturation dans la société. Ceci a bouleversé tout le "mode d'emploi" qui existait auparavant entre les jeunes et les anciennes générations. En 1969, il y a un refus de l'héritage socio-culturel ce qui entraîne comme conséquence la perte des différents stades de passage de l’enfance à l’age adulte. "Dans la mesure où ce qui constitue le bagage culturel et de civilisation d’une société est le résultat de la transmission d’une génération à la suivante de ces institutions socio-culturelles, on perçoit aisément, par la simple comparaison du présent et du passé à dix ou vingt ans d’intervalle combien l’héritage s’est rétréci comme une peau de chagrin." (Mendel, p. 128).

Dans Le fossé des générations, Margareth Mead fait, quant à elle, mention de trois types de cultures. Postfigurative, dans laquelle les enfants tirent principalement leur instruction de leurs parents, cofigurative, dans laquelle les enfants comme les adultes apprennent de leurs pairs et préfigurative dans laquelle les adultes tirent des leçons (apprennent) de leurs enfants. L'année de publication de cet ouvrage, 1970, était, selon l'auteur, une époque conciliant ces deux premiers types de cultures et où émergeait la culture préfigurative. Son approche éthnologique de l'étude des cultures l'amenait à considérer que l'on s'échelonnait alors vers un type de culture de plus en plus préfigurative et que la jeune génération avait de quoi faire avancer la société en enseignant également des choses aux générations précédentes. "...une culture préfigurative dans laquelle le passé sera un instrument plutôt qu'une force de coercition". Les jeunes générations indiqueraient aux précédentes comment rectifier leur manière de penser.

De son côté, Claudine Attias-Donfus a montré comment une "génération" est toujours le résultat d'une construction historique (et sociale). C'est le recueil du temps et la mémoire qui contribuent à élaborer et définir ce qu'on nomme une "génération". Si cela peut paraître évident, il n'empêche, comme le souligne Attias-Donfus que : " Les discours sociaux sur les générations s’inscrivent dans la production par la société de sa propre mémoire : les représentations collectives associant des tranches d’histoire à des générations données sont autant de marqueurs du temps vécu, structuré, mémorisé. » Il en est ainsi du regard porté en arrière : « Aujourd’hui, à la fin des années 80, on se souvient des années 60, vingt ans après, et on procède à des bilans. Le regard distancié sur ces deux dernières décennies se plaît à des reconstructions qui modèlent, après coup, la génération des années 60 en lui offrant une image d’elle-même composée de ce dont les années 80 se souviennent. » (Attias-Donfus, Claudine, 1988, p172). Pas de génération "spontanée" donc, mais toujours un effort de lisibilité historique, avec les risques inhérents à ce type de construction a posteriori, réduction et simplification. Ainsi réduire un temps à une génération qui aurait des caractéristiques propre comme la génération Mai 68, la génération X, la génération Y, la génération des baby boomers, etc. participe aussi de cette construction sociale.

Le concept de génération apparaît aujourd'hui comme un moyen de relier les individus d'une société, comme l'étaient selon Mannheim les classes sociales, il doit être appréhendé dans toute sa complexité selon les travaux récents de Perrig-Chiello P. Höpfinger, F. Suter, C. (2009). Génération-structures et relations. Rapports « Générations en Suisse ». Zurich, Genève: Seismo).

Les générations dans l'éducation spécialisée

Comme le souligne Maugger dans son article, on peut historiquement voir apparaître une nouvelle génération (telle celle des pacifistes de l'entre-deux guerre, des non-conformistes des années trente ou celle de Mai 68). Or, il se peut que dans un champ plus restreint, comme celui de l'éducation spécialisée, on puisse aussi distinguer des générations. C'est le cas par exemple de la génération de l'éducation nouvelle que l'on peut situer entre les pionniers (1890 environ) et la fin des années trente (lorsque décèdent progressivement ses principaux acteurs et actrices) ou celle de l'éducation surveillée (fin des années 1930- année 60 lorsque les pionniers partent à la retraite) emplie de valeurs humanistes, formée par le scoutisme et le personnalisme communautaire, et creuset du métier d'éducateur spécialisé. Les "pionniers" interviewé dans le film (voir ci-avant) décrivent bien leur idée de départ qui était d'aider son prochain. D'ailleurs, celle-ci semble être née du scoutisme, très répandu à cette époque, et auquel la plupart avaient participé. Au départ, les termes utilisés pour nommer les "éducateurs" semblaient même liés à ce passé scout et aux défis qu'ils devaient relever pour démontrer les capacités à travailler dans ce domaine (des capacités surtout physiques). On les nommait "chef" et des épreuves physiques, comme grimper à un arbre, pouvaient leur être demandé par les jeunes pour qu'ils démontrent leurs capacités. On a vu une évolution, non seulement dans les termes utilisés pour parler des éducateurs, en passant par des termes liés à la famille (frère aîné, oncle, cousin, etc.) pour arriver au terme d'"éducateur spécialisé", mais également dans la vision des "jeunes" et des méthodes à utiliser. Cette évolution semble être d'autant plus forte dans les années 60. Les "pionniers" présents dans le film parlent de conflits apparents. Leurs propos nous laissent penser que l'évolution a été importante et conflictuelle à cette époque. Au fil de leurs récits, les participants semblent de plus en plus vouloir défendre leur point de vue lié à l'époque dans laquelle ils ont vécu et une tension toujours plus forte se crée entre eux. L'atmosphère devient de plus en plus tendue ce qui dénote des positions différentes au sein d'une même génération.

Si l'histoire littéraire s'est risquée à employer le concept de génération, elle l'a fait pour tenter de donner une meilleure lisibilité historique à un groupe de personnes ayant la même fonction sociale, à savoir des écrivains. Pour ce qui est des "pionniers de l'intégration", la question se complique un peu. En effet, on trouve dans ce groupe différents acteurs : des parents, des professionnels, des militants, des personnes influentes susceptibles d'appuyer un projet... Des alliances ont évidemment soudé ces différents acteurs, mais il est probable qu'un parent d'un enfant avec un handicap ait pu se soucier de l'avenir de son enfant, sans forcément défendre une vision globale de l'intégration. On peut légitimement penser, au vu de cette pluralité de positions, que l' "intégration" s'est développée comme un projet à différentes facettes, répondant à la fois à l'urgence de situations intolérables pour les parents, tout en défendant à plus long terme un projet social plus viable. Toutefois, la multiplicité des acteurs impliqués rend l'usage du concept de "génération" délicat, sinon à l'utiliser dans son acception la plus évidente, à savoir sa dimension temporelle. Cela validerait dès lors simplement le fait qu'un groupe de personnes sont contemporaines des mêmes événements. On ne semble nullement être face à un ensemble générationnel qui pourrait être reconstruit comme l'explique Attias-Donfus, a posteriori, comme la "génération-intégration". Il semble plutôt s'agir de reprendre le concept de Mannheim de la pensée d'unités générationnelles distinctes.

L'interview de Louis Vaney réalisée par les étudiantes de l'atelier dewiki 2009/2010 Entretien avec Louis Vaney, 2010 donne quelques éléments intéressants sur l'apparition du concept d'intégration dans le domaine du handicap au niveau romand. Vaney commence par raconter qu'au début son action comme enseignant spécialisé n'était guidée par aucune notion d'intégration : "Je ne savais même pas qu'il y avait un sujet qui s'appelait l'intégration, j'en avais entendu parler pour les émigrés, mais pas pour le domaine de la déficience." C'est avant tout par le biais de la politique (pusique Vaney était engagé politiquement et siégeait au conseil Municipal) que la notion d'intégration va être découverte et que la pertinence de son application sera dévoilée : " <...> j'étais au Conseil Municipal et j'ai organisé une sortie pour tous mes collègues à Grenoble sur l'intégration, je dirais culturelle, aide aux migrants, etc. dans un quartier révolutionnaire où les gens cherchaient à intégrer tous les niveaux sociaux, toutes les cultures. Donc mon ouverture sur l'intégration, elle était là, en fait, et il n'y avait pas autre chose." De plus, Vaney utilise à plusieurs reprises le terme de "ghetto" au long de cet interview (pour qualifier par exemple la classe spécialisée "intégrée" au Cycle de Bois Caran). On pourrait donc, dans un premier temps, se demander si l'apparition de la question de l'intégration des personnes avec un handicap découle en partie de l'expérience politique de certains acteurs. Dans quelle mesure les questions d'immigration dans les années après-guerre, et plus encore les années 60-70, ont pu aider à modéliser toute une série d'initiatives visant à intégrer les personnes avec un handicap?

L'on trouve effectivement des liens de ce type, notamment dans un livre dédié à l'oeuvre de F. Deligny, par Alvarez de Toledo , par ailleurs cité dans la vidéo sur les pionniers de l'éducation spécialisée en France. Il y a des passages sur le contexte historique où il est fait mention de l'éducation populaire notamment et de l'immigration. On y trouve mention également du courant antipsychiatrique de la fin des années 60, prônant une prise de parole par les patients et les infirmiers et émettant une critique quant au modèle médical. Il semblerait qu'au tournant des années 1960-70, avec mai 68 comme événement saillant, a été mis à jour une volonté intégrative. Les idées de liberté, de définition de soi et d'égalité, que cela concerne les populations migrantes, la classe ouvrière ou les personnes en situation de handicap sont formalisées de plus en plus. Le handicap devient un thème de société, telle que le démontre plus tard l'année 1981, déclarée par l'ONU année internationale des personnes handicapées, dénotant une volonté intégrative dépassant les frontières. Faisant écho au courant des années 60, un débat sur la sectorisation et la fermeture des hôpitaux psychiatriques se fait houleux au début des années 80, menant à un découpage des pouvoirs entre les domaines de l'administrstion, de la psychiatrie et de la justice.

En Suisse, l'entrée en vigueur de l'AI le 1er janvier 1960 avait très vite déçu et le constat s'était imposé de son éloignement de son objectif ultime, à savoir la réinsertion des personnes handicapées dans la vie active. Il est vrai, par rapport à la question de l'intégration, que selon ce que l'on peut observer dans les différents textes de la bibliographie, le terme concerne plutôt dans les années 60 les populations immigrantes. Les termes utilisés pour parler du travail à effectuer avec les personnes en situations de handicap et les changements sociétaux qui s'y rattachent sont plutôt "insertion" ou "réinsertion". Faisant eux-mêmes suite aux termes de rééducation ou de redressement, entre autres utilisé dans les décennies précédentes. On voit bien que l'évolution de la terminologie n'est pas sans lien avec les mouvances de la société dans laquelle elle s'inscrit, à propos d'un sujet ou d'un autre. Les termes utilisée se font l'écho des nouvelles idées sur les conceptions et les pratiques relatives, ici, au handicap ou encore à la déviance. Là où il s'agissait autrefois de redresser l'inadapté social pour en faire un citoyen apte à contribuer au rayonnement de la nation, il s'agit au fil du temps et selon les apports des expériences menées par les pionniers de l'éducation spécialisée, de faire en sorte que le monde aménage une place pour ces personnes en situations de handicap, et non de les adapter au monde inapte à les accueillir.

Quoi qu'il en soit, pour mieux approcher une génération, il est important de prendre en compte les contextes historique et idéologique, et de comprendre comment ceux-ci ont été incarnés dans des activités éducatives (par exemple les valeurs de la force physique, de la famille, de la hiérarchie, etc. Mais aussi envisager la non homogénéité d'une génération (révélée par les conflits entre acteurs et actrices), d'un champ professionnel limité comme l'éducation spécialisée dès la fin des années 40.

Quel contexte dans les décennies 1970-1980? Quelles idées dominantes? Comment comprendre dans ce contexte l'émergence du concept d'intégration?

L"Intégration" en France dans les décennies 1970-1980

Depuis le début des années 1970, se développe en France le mouvement pour l'intégration des enfants en situations de handicap dans les classes ordinaires. Durant la période d'après-guerre (dès 1945) jusque dans les années 1960, on avait assisté à une expansion des classes spécialisées et l'on se posait alors déjà des questions telles que "le développement de structures ségrégatives est-il la bonne réponse aux difficultés des élèves ? Dans l'idée de traiter et même de prévenir certaines difficultés, on crée en 1970 des classes d'adaptation s'adressant aux enfants "qui ont besoin pour un temps d'être retirés de la classe normale qui ne peut ni ne doit s'adapter à eux et d'être placés temporairement dans une classe spéciale où tout sera mis en oeuvre pour leur faire faire les acquisitions et les expériences qui leur permettront ultérieurement de réintégrer avec toutes les chances de succès l'enseignement normal". Puis vers les années 1975-1980 apparaissent d'autres textes et circulaires dans lesquels on saisit l'évolution du discours: "Aussi se donne-t-on pour règle générale de maintenir (les enfants en difficulté) le plus possible dans le milieu scolaire ordinaire, parmi leurs camarades..." Cette nette évolution en faveur de l'intégration vient, selon les auteurs, de trois facteurs: la remise en cause des catégorisations, les actions menées par les enseignants et les pressions venant des associations des parents d'enfants handicapés réclamant l'intégration de leurs enfants en milieu ordinaire. On voit bien avec cette description de la situation que peuvent coexister des mouvements contraires. En tous les cas contradictoires, comme le sont les attitudes des enseignants des classes spéciales par rapport au mouvement d'intégration en structures ordinaires. D'une part, ils ressentent des satisfactions de par leur statut de spécialiste et peuvent oeuvrer en prenant compte particulièrement de l'individualité de l'enfant avec lequel ils travaillent. Mais d'autre part ils déplorent ces "classes-ghettos" et participent alors activement au mouvement d'intégration en marche depuis 1970.

Baton, dans Inadaptés scolaires et enseignement spécial (1962) disait que "l'enseignement spécial est devenu un mal nécessaire"...Plus tard, en 1982, dans "Comme les autres ce sont des enfants", par les chercheurs du CTNRHI (Centre technique national de recherches sur les handicaps et les inadaptations), on pouvait lire "L'intégration nécessite le libre choix de l'enfant, de sa famille et de l'enseignant. Elle ne peut être un nouveau dogme." Ces questions alimentent la discussion sur le paradoxe existant dans l'idée d'intégration et recommandent impérieusemnet de savoir de quel type d'intégration on parle et selon quels termes. Les articles parus dans le livre "Intégration ou marginalisation ?", publié par les chercheurs français du CRESAS (Centre de recherche de l'éducation spécialisée et de l'adaptation scolaire), sont des apports intéressants pour la compréhension du concept d'intégration, ainsi que son application, et des paradoxes qu'il soulève. Selon ces chercheurs, le terme d'intégration est, dans les années 1980, sujet à forte controverse et suscite de nombreux débats dans les secteurs éducatifs. Les divers agents de l'éducation spécialisée et, en particulier, les associations de parents d'enfants handicapés posent et énoncent les problèmes qui y sont relatifs depuis longtemps déjà. On trouve, là encore, un lien entre les populations de personnes en situations de handicap et les personnes immigrées, lesquelles sont pour le moins en situation de handicap social. Il est intéressant de voir dans ces articles la loi de 1975, en France, et à qui s'applique ou non la question de l'intégration: "...l'éducation, la formation et l'orientation professionnelle, l'emploi,....l'intégration sociale...du mineur et de l'adulte handicapés physiques, sensoriels ou mentaux constituent une obligation nationale" puis "...l'état prend en charge...soit, de préférence, en accueillant dans les classes ordinaires...tous les enfants susceptibles d'y être admis malgré leur handicap." Ces extraits d'articles de lois soulèvent effectivement des questions importantes quant à la compréhension que l'on doit en avoir. Premièrement en terme de définition et de catégorisation des divers types de populations auxquels ils font référence et également en terme d'application de ces lois. Le terme "de préférence" reste vague, de même que la composition du groupe des enfants "susceptibles" d'être admis en classe. Ces lois ne parlent pas en termes universels, tels qu'on peut en trouver par exemple dans la déclaration des droits de l'homme. En classe, en tout cas, il y a clairement, ici, des personnes susceptibles d'être intégrées et d'autres auxquels cette acception du terme intégration ne s'adresse pas. Il n'est pas non plus fait mention d'un cadre ou de pistes concernant des moyens généralisés de mettre en oeuvre cette "obligation nationale" d'intégrer socialement. Finalement la population des "ségrégués" est plus importante que celle des "intégrables".

La désinstitutionnalisation intervient de façon explicite dans des textes de loi dans les années 1980: "... le ministère de l'Education nationale avait constitué un important réseau de classes et d'établissements spécialisés destinés à répondre aux besoin spécifiques d'enfants et adolescents présentant des handicaps divers ou des difficultés d'adaptation aux exigences et aux normes jusqu'ici définies par l'institution scolaire" puis "...mise en place d'actions de soutien et de soins spécialisés en vue de l'intégration dans les établissement scolaires ordinaires des enfants et adolescents handicapés ou en difficulté..." On voit bien l'idée de préparer les jeunes en situations de handicap et jusqu'alors marginalisés dans des classes spéciales et établissements spécialisés à réintégrer l'institution scolaire ordinaire. Cependant, se pose également la question de qui édicte la norme, alors que les différentes interprétations possibles laissent encore la place à une latitude de choix pour les institutions scolaires. La désinstitutionnalisation fait écho au paradoxe de l'intégration, sur lequel nous reviendrons plus tard.

Les parents d'enfants en situation de handicap ont souvent, quant à eux, et par le biais d'associations dû participer à la création d'établissements spécialisés pour la prise en charge de leur enfant. Ceci dans l'idée en quelque sorte de pallier à la non réalisation de leur souhait d'intégration scolaire de leur enfant, à la base de l'insertion sociale. Ces associations se sont donc données des moyens pour l'accueil, la prise en charge et le développement de leur enfant, alors qu'on leur refusait son insertion en école ordinaire, notamment. En Suisse, le même processus a eu lieu, comme peuvent en témoigner les nombreux parents, à la fondation d'associations et les pionniers de la création d'établissements, pour recevoir les personnes en situations de handicap. Ils ont également le mérite d'avoir porté haut la voix de ces populations et soulevé la question au niveau législatif. Emerge alors l'idée du paradoxe entre l'intégration, telle qu'on l'a décrite jusque-là, et les institutions spécialisées, avec notamment la question de la maximisation des apprentissages et l'évolution des compétences dans un environnement spécialisé, et de l'autre côté les bénéfices d'une intégration en milieu ordinaire. Il est parfois difficile pour les parents d'avoir le sentiment de devoir faire le choix entre les deux ou pire de ne pas avoir l'occasion de le faire.

Concernant l'intégration, le personnel en milieu scolaire est partagé entre la demande de moyens supplémentaires et spécifiques pour la prise en charge en milieu ordinaire des enfants à besoins éducatifs particuliers, et l'idée qu'une refonte complète et totale du milieu de l'éducation est nécessaire pour l'intégration de tous les enfants. L'intégration des enfants en milieu scolaire ordinaire soulève aussi la question des besoins. Peuvent-ils être pris en compte et respectés de la même façon qu'en institution ? Cela met en exergue le clivage qu'il peut y avoir entre besoins psychologiques et besoins d'apprentissage scolaire. La socialisation est un besoin que les personnes visant à l'intégration en milieu ordinaire mettent en avant. On voit ici, avec ces problématiques, soulevées des années auparavant déjà, que selon que l'on se trouve en milieu scolaire ou dans un établissement spécialisé, on a le sentiment de ne pas mettre les mêmes acquisitions de l'enfant en avant et de ne pas répondre en priorité aux mêmes besoins. Les clivages institutionnels sont, on peut le voir dans cet ouvrage, déjà dans les années 1970-1980 en tout cas, une question récurrente et centrale et mettent bien en lumière le besoin d'un "projet éducatif concerté" incluant tous les acteurs en présence, de la personne en situation de handicap en passant par les parents, les différents intervenants des milieux médicaux, scolaires, éducatifs...De sorte à pouvoir (ré)conforter chacun dans son rôle auprès de l'enfant et de soutenir au mieux la personne dans son évolution et ses acquisitions, de toutes sortes. C'est une façon aussi de s'assurer que tous les membres du "réseau" sont au clair sur ce que fait chacun avec la personne entourée de sorte à pouvoir proposer de meilleures interventions et réadapter les propositions. Selon ces auteurs, la séparation que l'on trouvait en tous les cas à cette époque entre les différents services et l'école résulteraient parfois en quelque sorte en un semblable morcellement de l'élève, bien évidemment non souhaitable en termes humains comme en terme d'intégration. La synthèse des informations permet aussi de pouvoir décrire l'élève selon ses forces et ses réussites et non pas seulement par ses faiblesses ou ses manquements. Cette synthèse nécessite la capacité des uns et des autres, enseignants, éducateurs, médecins, psychologues à remettre en cause les normes dominantes en vigueur dans leurs milieux respectifs, que cela soit en termes culturels (langage, conceptions, représentation) ou en termes de pratiques.

Les auteurs émettent l'hypothèse qu'en décloisonnant les institutions, selon notamment les suggestions d'une circulaire de 1983, l'intégration pourrait être repensée en terme de projet éducatif cohérent. Mention est faite que l'intégration répondrait à un objectif national, alors que sa réalisation et son accomplissement se font à un niveau local ou régional. Là encore, un paradoxe est relevé. Comment est-il possible d'offrir la même intégration à tous avec la prise en compte des particularités, non pas ici des personnes en situation de handicap, mais celles des régions qui s'y superposent ? L'égalité pour tous ? Il y a d'un côté des articles de loi et des circulaires prônant l'intégration et de l'autre, des acteurs différents, des initiatives, motivations, propositions et des forces particulières. Grand besoin de concertation donc, pour la mise en place d'une politique globale d'intégration. Lorsqu'une concertation a bien lieu entre les différents intervenants avec rencontres et proposition également de formation, il y a effectivement un changement rapide des pratiques pédagogiques, et une réduction de la marginalisation pour aller vers une amélioration des pratiques pour tous.

Dans cet ouvrage mentionnant la situation en France dans les années 1980, on perçoit la peur, visible en Suisse également et encore de nos jours, que si une part importante est faite aux besoins particuliers d'un enfant, cela risquerait de ralentir et alors d'handicaper les autres élèves. On relève pourtant qu'en réalité, les autres élèves bénéficient d'une attention aux besoin de l'autre et se trouvent enrichis d'une autre façon de comprendre, de voir les choses et simplement d'agir. On parle encore beaucoup de décloisonnement des classes ordinaires, spécialisées, déjà, dans ces années 80. Il y a cette idée que l'intégration passe de toutes façons par là. Le décloisonnement est-il alors une forme de désinstitutionnalisation ? Le processus concerté d'intégration permet une transformation profonde des mentalités, selon ces chercheurs.

Nous pouvons dire sans trop nous avancer que la situation actuelle sous nos latitudes témoigne d'un avancement dans la ligne de conduite énoncée ici, du point de vue de la recherche, de la formation et des pratiques, mais il est frappant de constater à quel point, trente ans plus tard, ces problématiques sont toujours existantes. Evidemment, on peut s'accorder avec les auteurs pour dire que l'intégration est un processus sans fin, en particulier si l'on parle du point de vue de l'évolution des mentalités. Y a-t-il des contextes plus favorables que d'autres et donc plus favorables à l'intégration et au succès des entreprises relatives à sa mise en place ? Que ce soit sur les plans politique, économique ou social ? Y avait-il à dans les années 80 en Suisse et ailleurs, comme ici en France une atmosphère particulière, à la faveur des événements nationaux et internationaux de ces décennies 1970-1980 ? Une ambiance générale plus ou moins propice à la mise en place de mesures intégratives ? Une évolution des mentalités ? On peut penser aux événements de mai 68, dont on peut imaginer qu'ils ont eu un effet libérateur, également vis-à-vis du handicap ? Les années 60 et 70 qui ont vu l'acquisition de nombreux droits pour la femme, notamment, sous nos latitudes, tant sur le plan privé que constitutionnel, et également l'arrivée de nombreux immigrants et la nécessité de leur faire une place, ont-elles également vu une avancée, du moins dans la prise de conscience du problème de l'égalité ou du manque d'égalité pour les personnes handicapées ?

Les lectures ainsi que les réflexions énoncées dans cet article et bien évidemment les entretiens avec les acteurs de l'intégration ayant vécu ces années 1970-1980 ont pour but, notamment de tenter de répondre à ce questionnement concernant le tournant de ces années-là, s'il y a eu un tournant. Existe-t-il une génération intégration en fonction d'expériences communes mais surtout due à une atmosphère particulière ? A une ambiance propice ou non à l'intégration ?


Qu'en est-il alors aujourd'hui en Suisse ? Les acteurs de l'intégration militant à cette époque, dans les différents milieux ont-ils ressenti ce même mouvement ? Ce même tournant des années 1970-1980 ? Se ressentent-ils d'une même génération parce qu'ayant partagé des idées ou s'étant retrouvé dans la même réflexion autour de la problématique de l'intégration ? Même si d'avis divergents... Y a-t-il d'après eux une génération intégration qui les relierait parce que toutes leurs réflexiosn et pratiques sont inscrites dans un même terreau de mentalités et un même déroulement d'événements ? Ce fameux contexte des années 1970-1980 a-t-il été vécu et ressenti par tous de la même façon ? Facilitant pour les uns et le contraire pour d'autres ? Quid des mentalités spécifiquement dans les années 1970-1980 ? Peut-on esquisser une sorte d'ambiance très globale, tant aux niveaux national qu'international ? L'énoncés des événements du contexte de ces décennies peut-il aider à cette esquisse ?

Le contexte des décennies 1970-1980 en Suisse

Les décennies 1970-1980 ont vu l'émergence en parallèle d'institutions dévolues à l'accueil et la prise en charge des personnes en situation de handicap, et de militants de l'intégration. Pour comprendre cette réalité apparemment paradoxale et au delà de l'articulation entre ces deux phénomènes, on peut se poser la question du contexte d'émergence. Celle-ci est très important puisque, comme pour la thématique de la génération, abordée précédemment, on sait qu'au-delà de la réalité physique, il existe une réalité sociale et culturelle. Cette dernière, constituée par des événements, à petite ou grande échelle, au niveau local, national ou même international, ont jalonné ces années-là. Une génération, démographique ou d'idées, ainsi que les agissements et prises de positions de certains de ses membres s'inscrivent forcément dans un contexte, qu'il soit politique, social, culturel et économique. Il est donc important de se demander dans quelle mesure ces événements influencent les actions et les perceptions du monde ainsi que la problématique de l'intégration dans les décennies qui nous intéressent? Voici sur plusieurs plans, certains évènements qui donnent quelques éléments du contexte, à différents niveau, dans les décennies 1970-1980.

En Suisse, au début des années 1970, différents cantons acceptent d'introduire le suffrage féminin en matière fédérale: les femmes accèdent donc au droit de voter en 1971. Pendant cette décennie, les premières femmes sont élues au Conseil national et au Conseil des Etats. La lutte des femmes pour leurs droits s'inscrit bien dans une démarche intégrative, au même titre que l'acquisition d'un traitement égalitaire pour les immigrants. Dans ce domaine, des initiatives contre la menace étrangère et le surpeuplement de la Suisse sont soumises à votation. L'Europe connaît alors une crise monétaire globale. Sur un plan international, les années 1970 ont vu se dérouler des coups d'Etat et des révolutions. Une sorte d'effervescence tragique a marqué les années 1970, sur tous les plans.

Au début des années 1980, alors que s'éteint, au mois de septembre, à Genève, Jean Piaget, plusieurs manifestations menées notamment par des jeunes réclament l'égalité des salaires et des logements. Durant la seconde moitié des années 1980, le peuple rejette une initiative pour la limitation de l'immigration. Les années 1980 symboliseront la fin de la guerre froide, bouleversant ainsi à de nombreux niveaux les rapports entre les nations, sur les plans politique, économique, social et organisationnel. La chute du communisme à l'Est se fait en parallèle de la montée des néolibéralismes.

Ces quelques événements, mis en regard des témoignages de personnes ayant vécu ces décennies, laissent à comprendre que suite notamment à mai 68, sous nos latitudes, les idées d'égalité et d'équité ont connu un regain d'expression, et fait leur chemin. Que ce soit dans le domaine de l'immigration, dans la réflexion sur la condition des personnes handicapées ou dans la lutte pour les droits des femmes. Ou encore dans la lutte pour les droits civiques des noirs, aux Etats-Unis... Il s'agit à chaque fois de luttes découlant des mêmes conceptions d'égalité des êtres et de recherche de liberté pour tous.

Les problèmes des éducateurs spécialisés dans les années 1970-1980 à travers leurs revues

Nous avons voulu prendre connaissance de l'existence de différentes revues spécialisées dans l'éducation spécialisée et des thématiques qui ont été abordées pendant les années 70-80 à Genève. Après un certain temps de recherche, le choix s'est porté sur la revue "Enfants limités. Amour illimité..." de l'Association genevoise de parents d'enfants handicapés mentaux. Nous avons fait ce choix car nous avons rencontré des difficultés à trouver d'autres revues complètes et représentatives de notre thématique. Notre questionnement se focalise sur l'apport de la génération (le terme est ici employé pour les professionnels et les parents ) des années 70-80 à l'intégration des personnes en situation de handicap. De plus, dans ces mêmes années, nous avons pu constater une multiplication d'établissements accueillant des personnes en situation de handicap. Comment expliquer ce paradoxe ? Quel est le lien entre les pionniers de l'intégration et ceux qui ont contribué à créer des établissements ? Pour reformuler l'une des questions de cette recherche, y a-t-il là deux générations ou une génération traversée par des conceptions différentes de la prise en charge des enfants handicapés mentaux, en quelque sorte deux '"unités générationnelles"?

Les thématiques abordées dans cette revue se situent à plusieurs niveaux: politique (les lois), économique (les subventions), culturel (différentes activités). Ce n'est qu'en 1977 que le concept d'intégration est abordé. Nous n'avons pas trouvé d'articles qui abordent explicitement les problématiques telles que la désinstitutionnalisation, l'émancipation ou l'inclusion. Il a été plutôt question de différentes formes d'intégration: institutionnelle, dans la vie communautaire ou la vie culturelle.

Entre les années 70-80, un engagement politique des acteurs est évident, avec des demandes de création de lois qui tiennent compte des différences, comme on a pu le voir pour la France. De 1970 à 1976, l'intégration s'exprime dans différents articles parlants de la mise en place des activités socio-culturelles, par exemple: Noël-Loisirs, Théâtre, Vacances, Concerts, La fête, Un pèlerinage, Pique-nique à la Rippe,Voyages, etc. Dans les années 70-80, il y a le souhait des parents et des amis de pouvoir permettre à leurs enfants de sortir de la maison et de se retrouver dans un cadre autre que celui du cocon familial.

Nous avons trouvé en moyenne deux articles par numéro de revue qui abordent les questions de l'ouverture des établissements et de la vie des personnes en situation de handicap dans ces lieux, notamment dans les établissements d'Aigues-Vertes, de Claire-Fontaine, le foyer des Palettes, la Petite Arche, l'Atelier protégé, le centre médico-professionnel de Bois-Caran ou la Fondation Perceval. Ces articles restent à un niveau informatif et descriptif de ce qui se fait dans ces établissements, tel que leur mission dans le domaine de la prise en charge des personnes en situation de handicap. En 1972, dans le numéro 56 de la revue "Enfants limités. Amour illimité...", l'article de C. Fernandez "L'internat est-il la seule solution ?" mène au questionnement d'une mère de deux enfants handicapés. Cette réflexion porte sur ce que peut amener la vie en institution en regard des valeurs affectives de la vie de famille. Nous pouvons faire l'hypothèse que la question de la désinstitutionnalisation est posée là, ainsi que celle de l'émancipation de l'enfant dans la vie et dans la société où il est né.

Ce n'est donc qu'en 1977 que nous trouvons l'article de Louis Vaney "L'intégration en Suède", qui raconte l'expérience d'un groupe d'enfants handicapés et intégrés dans une école du quartier; de son point de vue ce fut un véritable défi, accompli et réussi. Dans le numéro suivant de la revue C. Schaefer, dans " A Genève, expériences d'intégration", décrit deux expériences d'intégration d'enfants handicapés menées en parallèle, l'une dans un centre de loisirs et l'autre dans un jardin d'enfants privé. En septembre de la même année, furent publiés les articles de A.M. van des Schueren " L'intégration dans une entreprise." En décembre 1977, il y a eu M.N " Intégration...camp animation village." C'est l'histoire d'un jeune trisomique de 10 ans qui part en camp de vacances avec deux autres enfants handicapés et vingt-et-un enfants non handicapés. Ils sont tous âgés entre 8 et 13 ans. Cette expérience fut bénéfique et concluante pour tout le monde, selon ses auteurs.

Nous remarquons que dans la seconde partie des années 1970, le sujet de l'intégration est abordée au niveau sociologique. Il n'est pas question de l'avenir d'un seul individu mais bien de la place de toutes les personnes en situation de handicap dans la société. Ceci est illustré notamment par l'article du Dr J.-J. Eisenring " Problèmes d'aujourd'hui, action de demain". En septembre de la même année, il y a l'apparition de deux autres articles, celui de Willy Donzé," L'évolution des attitudes de la société" ainsi que D. Serfaly avec "Travail handicap".

Chaque expérience d'intégration, intéressante et enrichissante pour tout le monde, aurait apporté de l'espoir. Les personnes qui ont participé à ces expériences n'ont pas eu le souhait de transformer les personnes en situation de handicap, mais ont voulu leur permettre de mieux s'adapter et prendre en compte les différences de chacun. Ce sont ces expériences-là qui vont faire émerger les propos des parents et des professionnels sur l'intégration scolaire ordinaire de leur enfant. Cette admission permettra à ces enfants de pouvoir progresser et d'être stimulés.

Ces expériences doivent-elles rester atypiques et épisodiques ? Pourquoi ne deviennent-elles pas une généralité pour la société ?

Historique de la création du Foyer de Clair-Bois dans le canton de Genève

Il est intéressant de comprendre ce qui a pu motiver la fondation d’une institution en faveur de la personne IMC ou polyhandicapée, qui a vu le jour en 1975 à Genève. Un mémoire réalisé dans le cadre d'un cours d'histoire nationale de l'Université de Genève, se propose d'écrire l'historique du premier foyer de la Fondation Clair-Bois en s'attachant à l'examen de diverses sources. Réalisé par un des participants du cours-atelier, Fabien Tcheraz, http://edutechwiki.unige.ch/dewiki/Construction_du_premier_foyer_genevois_en_faveur_des_enfants_IMC#Litt.C3.A9rature_secondaire c ce mémoire offre un certain nombre de pistes d'analyse intéressantes.

1/La promotion d’un établissement prend un certain nombre d’année ; ainsi pour la fondation de Clair-Bois, les premières discussions autour de la nécessité d’ouvrir un établissement date de la fin des années 50.

2/Le champ de l’éducation spécialisée est constamment alimenté par de nouveaux acteurs, ainsi les promoteurs de Clair-Bois liés notamment à l’Associations de parents d’enfants IMC et de l’Association de parents d’enfants mentalement handicapés créées en 1958 peuvent avoir des motivations différentes que des acteurs entrant dans les années 1970 dans un champ déjà construit et nécessitant de prendre en compte de nouvelles idées (comme l’intégration, la désinstitutionalisation, la prise en compte plus que la prise en charge, etc.). Le champ (ou dispositif) de l’éducation spécialisée n’étant pas imperméable aux influences sociales et culturelles en dehors du champ.

3/ L’histoire des idées scientifiques et des découvertes en matière de handicap influencent nécessairement les pratiques d’éducation en matière de prise en charge précoce, de traitement (physiothérapie, orthopédie par exemple) pouvant entrainer un décalage temporelle entre une culture de l’institution et une culture de traitement ambulatoire par exemple.

4/ Les prises en charges financières des enfants handicapés par la loi sur l’assurance invalidité peut être aussi vues comme un soutien à de nouvelles pratiques jusque-là trop coûteuses pour les familles (service de transport, service de physiothérapie, accès gratuite à certaines manifestations publiques, par exemple). La reconnaissance politique d’un problème social (et non plus seulement privé) est essentiel pour l’affirmation du handicap qui n’a désormais plus à être caché.


Même si la reconnaissance des enfants IMC et le projet de la création du foyer Clair-Bois sont contemporaines de la naissance de l'APMH et de la construction d'Aigues-Vertes, ces deux groupes n'ont pas, selon le témoignage de M. Wahl (voir les témoignages ci-après), entretenu de liens très serrés. Selon ce dernier, les parents d'enfants IMC défendant le fait que l'infirmité motrice cérébrale n'engage pas forcément de déficience intellectuelle. Toutefois, à la lecture des sources mentionnées dans le mémoire précité, certaines ententes ont bien été possibles et quelques actions communes menées de front. Il est très probable pourtant que ces actions soient restées occasionnelles et que, comme l'avance M. Wahl, une certaine ségrégation entre ces différents types de handicap ait pu avoir lieu, chaque groupe devant intensivement batailler pour sa propre reconnaissance et sa spécificité, chacun oeuvrant selon lui pour "sa chapelle".

Désinstitutionnalisation: l'expérience italienne à Trieste

Avant les années 70, en Italie comme en France, le domaine de la santé mentale, et le secteur des handicapés plus généralement, étaient rattachés à la sécurité, la défense sociale, et donc sous la responsabilité de l'administration de la province. Dans les centres hospitaliers, on a vu la population doubler depuis le début du siècle. Il existe deux centres extérieurs à l'hôpital, mais ces derniers sont concentrés sur un asile bien fermé. A cette époque, la loi de 1904 est encore en vigueur. Celle-ci attribue le pouvoir de mise sous tutelle, et d'hospitalisation au juge, au procureur général et au médecin. Cette loi rend alors la situation institutionnelle inhumaine, sans possibilité d'action et de récupération sociale. Le système de décision d'hospitalisation est alors impossible à dépasser.

Dans ces années là, à Trieste, la moitié du budget de la province est utilisé pour la gestion de l'asile, ce qui représente une grande dépense pour l'hospitalisation des personnes avec des maladies mentales. Suite à ces constats: l'argent dépensé pour l'hospitalisation de ces malades et les conditions d'enfermement pour tous, Zanetti, administrateur dans les années 70 à Trieste, s'est fixé pour objectif d'examiner les conditions des malades mentaux et de leur offrir des services et des alternatives appropriés. Pour mener à bien son projet, il devra le défendre face aux politiciens, à la population ainsi qu'aux diverses croyances relatives à ces malades. Pour cela, il fait appel à Franco Basaglia. Ce dernier a de l'expérience dans la communauté thérapeutique. Il a travaillé plusieurs années aux Etats-Unis, avant de tenter une action à Parme qui fut toutefois sans succès.

Cette volonté politique de faciliter les démarches et d'éviter la stigmatisation a entraîné des changements. La loi de 1978 a donc radicalement modifié celle de 1904 sur la vie asilaire, notamment dans les décisions en ce qui concerne la sortie ou l'entrée d'un malade à l'asile. Ce sont avant tout les médecins qui ont la responsabilité des personnes malades. Ces derniers peuvent alors être suivis chez eux, en famille, et ils ont même le droit d'être « hôtes », c'est-à-dire d'être admis pour une courte durée à l'asile sans formalités. Ce faisant, on constate une évolution dans le développement de la formation poussée du personnel.

Toutes ces transformations n'ont pas été sans conséquences. Des conflits internes à l'asile, mais aussi des conflits politiques ont vu le jour. Toutefois, comme le souligne Zanetti, l'expérience à Trieste a permis de faire naître une alternative réelle, mais aussi une progression importante chez les professionnel et l'administration qui l'ont accompagné.

Néanmoins, toutes ces modifications politiques et organisationnelles ne constituent pas la « désinstitutionalisation » à elles seules, car comme le dit Franco Rotelli: « le terme désinstitutionalisation est un mot qui sert à décrire le changement profond de ce que je nommerais la « culture » de la psychiatrie » Dupont, p.92. En effet, il ne s'agit pas de « vider les hôpitaux », comme ont tenté des pays d'Europe et les États-Unis dans cette même période, ce qui d'ailleurs a entraîné des conséquences destructrices pour les asiles, ainsi que pour les personnes. Par conséquent, même si la diminution du taux de personnes hospitalisées sera bien évidement une répercussion de la désinstitutionalisation, car moins de gens seront envoyés en asile, il a fallu avant tout agir sur la culture pour changer les idées reçues par rapport aux malades psychiatriques et adapter les soins aux besoins de ces derniers. Finalement, pour que le processus de désinstitutionalisation se déroule de façon adéquate, il faut d'une part s'attarder sur les besoins des patients, c'est-à-dire donner le pouvoir aux patients plutôt que prendre des décisions en ne s'intéressant qu'à la maladie détectée, et d'autre part, des services extérieurs sont nécessaires pour réaliser les objectifs, c'est-à-dire travailler dans une logique de « production » de la santé mentale.

L'exemple de Trieste a donc été une tentative de renversement de la pensée et des soins, en allant de l'asile vers une situation sociale où tous les acteurs: médecins, patients, psychiatres et infirmiers vont agir dans un processus de changement des relations entre les uns et les autres. Pour ce faire, il aura fallu des conditions matérielles adéquates, d'apporter des solutions concrètes pour modifier continuellement les relations et développer le réseau afin de développer une nouvelle culture.

Basaglia et la désinstitutionnalisation à l'hôpital psychiatrique de Gorizia

Les personnes placées dans les hôpitaux psychiatriques subissent une ségrégation créée par les normes et valeurs de la société. Vascon compare même ces mécanismes de mise à l'écart en institution avec les dispositifs que le blanc met en œuvre quand il tente d'exclure le noir, dans les pays où la coexistence raciale est impossible ou n'a jamais existé Basaglia. L'auteur va jusqu'à affirmer que « la société produit les malades, non dans un sens banal de causalité, mais comme résultat de l'exclusion » Basaglia. Toutefois, dans les années 1970, des mouvements en faveur de la désinstitutionnalisation sont nés et de nouvelles façons de percevoir le malade psychiatrique et d'agir sur lui ont vu le jour. Basaglia est l'un des fondateurs de ces changements. Ces voyages dans divers pays plus avancés dans ce domaine lui ont permis de développer ses connaissances et de les apporter en Italie avec pour objectifs de changer les critères et fonctionnements des institutions en proposant, par exemple, des alternatives au placement en hôpital psychiatrique, la création d'activités ou bien même des médications pour aider les malades. Pour y arriver, Basaglia, comme tous les défenseurs de ces nouvelles méthodes, ont dû lutter face aux politiques, à la population, et dans les institutions face aux autres professionnels qui n'approuvaient pas l'arrivée de ces nouvelles méthodes.

Avant l'arrivée de Basaglia et sa méthode par médication, les personnes hospitalisées étaient continuellement attachées. Elles ne sortaient presque pas et lorsque c'était le cas, on les laissait toute la journée attachés à un arbre ou à un banc jusqu'à l'heure du repas. A cette époque, ces personnes n'avaient aucune liberté, même vestimentaire puisqu'ils devaient tous porter une blouse grise. Dans l'ouvrage, une des patientes raconte même que beaucoup se sont laissés mourir tellement cette situation était difficile à vivre. On s'aperçoit des conséquences de ce type de méthodes: en attachant les patients, l'asile rendait les fous plus fous encore.

La volonté de modifier les institutions psychiatriques est née chez Basaglia de la réalité tragique de l'asile d'aliénés qui était oppressive et des conditions inhumaines qu'un psychiatre ne peut d'après lui pas accepter et perpétuer. Ces conditions s'expliquent par la loi en vigueur à cette époque car elle ne les reconnaît pas comme véritables êtres humains. Par conséquent, ces personnes sont considérées comme incompréhensibles et dangereuses. Même si cela justifiait ces conditions, des personnes comme Basaglia ne peuvent l'accepter et décident de ne pas suivre ces pratiques et même de les détourner en considérant ces malades comme des personnes humaines. A son arrivée à l'hôpital psychiatrique de Grizia, Basaglia a permis aux patients des balades en extérieur, et il a mis en place des assemblées qui règlent les journée à l'hôpital. Les malades ne sont pas forcés d'y assister et peuvent quitter la salle quand ils le souhaitent. De plus, lorsque les malades sont en crise, les médecins les écoutent et gèrent la crise plutôt que de les faire sortir. Dès 1967, lors des assemblées, les échanges sont très intéressants, car les patients se sentent libre de s'exprimer, de dire ce qui va ou ne va pas. En plus, des sujets tels que la médication ou le retour à une vie à l'extérieur de l'institution sont traités. L'une des personnes se dit même heureuse d'être là et remercie les médecins et infirmiers.

Suite à l'arrivée de la médication et de la volonté de changement dans ces institutions, les choses ont énormément changé. Les pensionnaires sont désormais beaucoup plus libres. Ils sont libres d'exprimer leurs souhaits, mais également de s'habiller comme ils le veulent selon leurs moyens et de faire des activités qui leurs plaisent, comme travailler dans ces ateliers mis en place par l'hôpital. Ils sont d'ailleurs rétribués, ce qui améliore leur situation de vie et surtout les revalorise, car ils (re)trouvent une fonction sociale, même si « ces paies sont de très modestes rétributions décidées à l'échelon administratif, que les malades reçoivent chaque semaine en échange de leur services » (p.23). Suite au dialogue que Vason entretient avec quelques-uns des pensionnaires, on s'aperçoit que l'arrivée de la médication que Basaglia a mis en place a changé leur vie. Ce n'est pas tant la médication en soit qui a modifié leur façon de vivre, que leur effet leur permettant d'acquérir une certaine liberté. Grâce à elle, beaucoup ont retrouvé le goût et l'envie de vivre, ce qu'ils avaient perdu à force d'être attaché tout au long de la journée. Parallèlement à ces constats, on aperçoit des changements significatifs suite aux nouvelles méthodes utilisées en institution, comme le déclare l'une des patientes: « il n'y a pas de malades qui hurlent, qui se démènent, se jettent sur le médecin, l'infirmier ou le visiteur; tout simplement parce qu'en l'absence de barreaux, de grilles, de camisoles de force, de moyens de coercition générateurs de violence, on ne sent pas dans cette communauté de climat d'anxiété tumultueuse qui caractérise les institutions analogues. » Basaglia.

Toutefois, la question du retour dans la société reste difficile. L'un des malade se compare même a un colis confié à son entourage. Néanmoins, cette possibilité de retourner dans la société et revenir pour des séjours dans l'hôpital si le patient en ressent le besoin est bien évidement un immense progrès. Selon Basaglia, les deux assemblées journalières ont deux raisons d'être: la première « offrir aux malades, dans le cadre de l'hôpital, diverses alternatives (se rendre aux réunions, aller travailler, ne rien faire, ne pas quitter le pavillon, se livrer à d'autres activités secondaires) », la deuxième « créer un terrain de comparaison et de vérification réciproque ». Elles sont nécessaire car « le malade est encore lié à une réalité sociale qui le tient pour un individu sans aucun droit » (Basaglia, 1970, p.25). Dans ces « nouvelles » institutions, la personne est donc vue sous un autre angle et les diverses activités permettent de faire naître chez ces personnes une spontanéité de choix. Avant, dans la vieille psychiatrie, on emprisonnait et excluait le malade que l'on ne considérait qu'à travers sa maladie, alors que Basaglia défend l'idée qu'il faut se diriger vers ces personnes en tenant compte de la maladie, mais avant tout en s'intéressant à l'Homme qui est derrière, en mettant la maladie entre « parenthèses ». Basaglia explique même la maladie mentale par ces mots: « le malade mental est avant tout « malade » parce qu'il est exclu, abandonné de tous, parce qu'il est une personne sans droits, à l'encontre de laquelle tout est permis. » Basaglia.

Durant la guerre et l'immédiat après-guerre en Angleterre, les politiques furent à la base de changement dans les structures politiques et culturelles de la société. En 1953, le comité des experts, suite a une étude sur les organisations psychiatriques des états membres de l'Organisation mondiale de la Santé, affirma que l'hôpital psychiatrique devait être une communauté thérapeutique respectant l'individualité du patient, le considérant digne de confiance et capable de prendre des responsabilités et initiatives, etc., c'est-à-dire le début de la communauté thérapeutique comme on la connaît aujourd'hui. Toutefois, «  ce qui est né comme une exigence de renouveau fondamental des institutions psychiatriques se révèle tout au plus, dans la pratique et en théorie, comme un nouveau type d'institution, plus moderne, plus efficace, mais où les rapports de pouvoir sont resté apparemment les mêmes. » Basaglia. En comparant la communauté thérapeutique anglaise de Maxwell Jones à celle de Gorizia, Franco Basaglia fait part d'une crainte: « L'utilité de cette comparaison serait plutôt de montrer le danger que court actuellement Gorizia: après avoir dépassé le stade du renversement institutionnel (avec l'ouverture de tous les services, etc.), que l'on ne parvienne pas à réagir sur l'extérieur, que l'on s'enferme dans un perfectionnisme interne, stérile et privé de mordant. » Basaglia. La comparaison des méthodes italiennes et anglaises permet donc une réflexion sur les dérives possibles, même si le but des deux communautés thérapeutiques n'est pas la même puisque la communauté anglaise n'est pas anti-institutionnelle, mais souhaite avant tout résoudre les conflits sociaux, et que celle de Gorizia a pour objectif de créer une structure sociale et non une institution particulière.

La valorisation des rôles sociaux (VRS)

Les entretiens ayant montré l'importance a Genève du concept de normalisation de la valosiation des rôles sociaux (VRS), il est important de relver quelques aspects. La normalisation et la VRS sont des termes qui décrivent la même idée. Néanmoins, la normalisation entraînait trop souvent des interprétations erronées et a donc été remplacée par la VRS. Pour mieux comprendre ces termes et leurs concepts, nous allons tenter de déterminer ce qu'est la VRS d'après Wolfensberger et comment ces rôles, valorisés ou non, ont un impact sur notre place, que l'on soit infirme ou non, dans la société dans laquelle nous vivons.

Issu des pays scandinaves et énoncé en 1959 au Danemark, le principe de normalisation promeut la possibilité d'intégration sociale pour tous. Au départ, il avait comme objectif la désinstitutionnalisation, principalement des personnes avec une déficience mentale, ainsi que de leur garantir une vie aussi proche que possible de la normale, tant pour l'habitat que le travail ou les loisirs. Il s'agit d'améliorer les conditions de vie en modifiant par exemple l'environnement.

Le principe s'étendant à la Suède, cette dernière énonce les niveaux de manifestation du principe de normalisation. Concernant les rythmes de vie, quotidiens, hebdomadaires, annuels, il énonce des conditions de vie normale, des conditions environnementales comprenant un niveau économique normal avec des standards de vie et de logement normaux. Le principe s'appuie également sur le respect des besoins des personnes, ainsi que sur des contacts normaux entre les sexes.

D'après Wolfensberger (1991)) bibliographie, les rôles sociaux ont une puissance très grande, puisqu'ils définissent en grande partie la personne que nous sommes: nos actions, nos fréquentations etc. Les groupes sociaux se construisent par la reconnaissances de certaines caractéristiques communes qui les réunis. Des groupes sont dévalorisés lorsqu'une grande partie de la collectivité juge négativement ces types de personnes. D'après Wolfensberger (1991), l'imperfection humaine est responsable de la « création » des groupes dévalorisés en tout lieu et depuis toujours. Toutefois, la dévalorisation étant due à la vision humaine positive ou négative sur un groupe de personnes, les groupes dévalorisés varient selon la culture et ce qu'ils considèrent positif. Par exemple, « si les valeurs dominantes de la société de l'observateur disent que tout élément qui gène son propre bonheur ou son accomplissement personnel est mauvais, si l'observateur rencontre alors une personne qui le dérange effectivement, par exemple à cause d'une infirmité, l'observateur peut alors décider que cette personne doit être isolée, neutralisée » (Wolfensberger, 1991, p.35)) bibliographie. Ceci explique certaines situations, comme la mise à l'écart de la société de personnes avec des déficiences ou handicaps en les plaçant à l'hôpital psychiatrique, alors qu'elles ne nécessitaient pas de tels traitements. Il faut donc connaître les valeurs actuelles de la communauté pour comprendre quelles populations risquent d'être dévalorisées. Ainsi, nous pourront entreprendre des actions afin que ces derniers soient perçus positivement, et donc valorisés. Pour ce faire, les acteurs devront agir sur le développement des compétences, pour mieux remplir certains rôles valorisés, et l'amélioration de l'image de sociale, pour être perçus de façon plus positive. Les compétences ne peuvent toutefois être développées qu'en agissant afin de répondre aux besoins réels et individualisés de la personne. Pour y arriver, un soutien matériel et des équipements sont donc nécessaires. Un travail sur l'environnement, les groupes, les activités, etc. est essentiel pour contribuer au bien-être des personnes. Les activités décrites dans l'hôpital psychiatrique de Gorizia peuvent donc être assimilés à ce rôle de VRS (Basaglia, 1970).

Les risque de la dévalorisation sont réels, car comme le souligne Wolfensberger (1991)) bibliographie. « si les attentes de l'entourage sont négatives, la personne est alors susceptible d'agir de même et d'adopter un rôle négatif ». La personne adapte donc un comportement négatif pour répondre au attentes et joue certains rôles sociaux pour deux raisons différents, parce qu'elle les choisit, ou bien parce que les croyances d'autrui l'ont placée dans ces rôles.

Contrairement aux rôles sociaux dévalorisés, ceux valorisés peuvent apporter des avantages, car ces personnes sont acceptées, respectées et autonomes. Le regard face a un même comportement peut même être perçu totalement différemment selon le groupe, valorisé ou non, auquel la personne appartient. Un comportement jugé inadéquat et pouvant entrainer la mise à l'écart pour une personne dévalorisée, peut être excusé même justifié pour une personne valorisée. L'infirmité n'est donc pas la cause de l'exclusion, mais ce sont les attitudes négatives envers l'infirmité qui sont ségrégatives et isolent ces personnes.

La fonction du témoignage dans le champ de l'éducation spécialisée

Le rapport entre temps vécu et temps historique est utile à l’introduction d’une différence entre mémoire et histoire (comme elle l'a été pour définir le concept de génération).

La période considérée est la même pour les individus, les décennies 1970 et 1980, et ces "contemporains" subissent les mêmes influences du contexte. Or, leur engagement dans leur temps relève aussi d’un groupe d’appartenance (l'association de parents d'enfants mentalement déficients ou la commission d’intégration par exemple) et d’un « temps intérieur » qui relève de « qualités » (valeurs, croyance, objectifs, idéologie, etc.) qui leur est propre. C’est ici que l’on peut introduire le concept d’ « entéléchie d’une génération » que Mannheim emprunte à l’historien d’art Pinder qu’il définit comme étant : l’expression de l’unité de son « but intérieur », expression de son expérience propre de la vie et du monde. (Mannheim, p.35)

C'est bien cette articulation entre individus et leurs temps que permet d’entrevoir le témoignage. Les témoins, par définition, rendent compte d’un temps à travers leurs propres perceptions et compréhension et ainsi partagent leur propre existence avec d’autres, définissant une entéléchie de génération et, de ce fait, une génération spécifique ayant son esprit propre, ses valeurs, ses buts culturels, sociaux, politiques.

Entre le "devoir de mémoire" et le "droit à l'oubli" se glissent des paroles libres de témoigner selon la conscience et la volonté des individus de dire et de cacher, de dévoiler et de taire, de simplement raconter un moment vécu, souvent avec force émotion. Les acteurs/trices d'un temps révolu ont un sentiment d'avoir vécu quelque chose d'exceptionnel, ainsi en va-t-il des premiers pas du métier d'éducateurs/trices spécialisé qui s'apparentait souvent au scoutisme et au modèle familial (on parlait alors de chef, de frère aîné, de moniteur avant de fixer le mot "éducateur" à la fin des années 50), ainsi en va-t-il aussi des innovations pédagogiques ou des combats pour introduire de nouvelles idées (l'intégration des enfants handicapés par exemple).

Le témoignage à recueillir est nécessaire lorsque l'archive manque pour rendre compte des pratiques qui peuvent (souvent dans l'éducation) ne pas être écrites (analysées ou théorisées) par les acteurs/trices. Mais le plus souvent, il est un utile complément aux archives permettant de combler des manques et/ou apporter une dimension qualitative rendue par le souvenir. Certes, celui-ci ne peut être traité de la même façon que la trace écrite ou photographique, ou l'archive orale, dans la mesure où le témoignage est un discours contemporain, différé et dépendant de la qualité de la mémoire de la personne.

Mais, on ne peut faire usage de cette méthode sans mettre en jeu non seulement la question de la vérité historique, mais aussi le rôle de cet acte pour le témoin et notamment le plaisir de transmettre un savoir original.

Les témoignages recueillis cette année auprès des différents intervenants montrent à quel point la fonction du témoignage est essentielle pour mieux connaître et comprendre une problématique historique. En effet, les divers témoins racontent le même temps de diverses façons, et bien que se reconnaissant souvent de la même génération, principalement du fait du partage de certaines valeurs humaines et croyances fondamentales, ils ne racontent pas la même histoire. Le témoignage est de plus une forme bien particulière de transmission de connaissances dans le sens où ces dernières sont indissociables d'une part émotionnelle, puisque de fait les témoins rapportent leur expérience propre, et leurs sentiments, vis-à-vis des différentes questions soulevées. Souvent, ils font part d'expériences personnelles, autant que professionnelles, ce qui étoffe encore le discours et permet d'entrer dans une dynamique de partage. Leurs propos, bien que parfois étranges pour des étudiants d'une génération plus jeune, font écho en eux ou au moins raisonne une part simplement humaine.

Il s'agit d'une sorte de mémoire collective à laquelle nous avons accès par ces témoignages. Les intervenants qui nous on fait le plaisir de partager une période de leur vie ont donné du relief et de la précision, un visage aussi et mis des sentiments forts sur des informations acquises théoriquement et souvent de façon lacunaire par les étudiants. Leur narration d'une époque ou d'une suite d'événements qu'ils ont vécu "de l'intérieur" enrichit de façon considérable notre façon d'appréhender les différents concepts questionnés. De plus, leurs divergences rendent encore mieux compte de la diversité des enjeux, des solutions, des volontés et des motivations à l'oeuvre, pour ce qui nous concerne dans les décennies 1970-80 et parfois même plus avant (1950-1960), dans le domaine de l'éducation spécialisée.

Le témoignage donne une sorte de mosaïque, un patchwork, un tableau non lisse et plat des événements mais une sorte de paysage que l'on peut regarder sous divers angles et interpréter à l'aide de divers cadres, auquel nous pouvons apposer nos propres conceptions et connaissances. Le témoignage ne se veut pas "science exacte" puisque lui est inhérente une certaine dose de subjectivité et les confrontations d'opinions pouvant avoir lieu lors de témoignages-débats, faisant intervenir plusieurs acteurs et actrices vont dans le sens d'une recomposition collective, pour arriver à dépeindre une certaine réalité en un lieu et un temps donné, qui serait une sorte de compromis entre les diverses expériences et les multiples ressentis des témoins.

Questions de méthode

Les trois entretiens menés pour recueillir les témoignages des différents acteurs de l'intégration ont eu lieu dans des conditions à chaque fois particulières en nombre de personnes, en lieux et en modes d'échange. Le temps était d'environ deux heures à chaque fois.

Le premier tournage s'est déroulé en présence de Mesdames Maries-Louise Thorel et Gisela Chatelat et de Monsieur Louis Vaney. Les quatre étudiants du cours étaient présent (Aurore Egger, Katia Lopez, Adelina Gjini et Fabien Tchéraz), la direction des entretiens a été assurée par Monsieur Charles Magnin en l'absence de l'enseignante Martine Ruchat (malade). L'entretien a eu lieu dans un salle de cours de l'Université de Genève (Uni-Mail).

Deux caméras fixes ont été placées de chaque côté de la salle, tenues par Alexandre Bourquin et Isabelle Descombes, ce qui n'a pas permis d'avoir des prises directes (plans fixes) de chaque personne (et notamment des témoins vus le plus souvent de profils).

Le deuxième entretien a eu lieu au domicile de Monsieur Raymond Uldry (un centenaire!) pour des raisons d'impossibilité de déplacement de celui-ci, avec deux étudiants (Aurore Egger et Fabien Tchéraz) et l'enseignante. Le caméraman était Alexandre Bourquin.

Le troisième entretien a eu lieu dans la salle de cours dans laquelle M. Jean Wahl s'est rendu. Il a été filmé avec les quatre étudiants et l'enseignante par le même caméraman.

Le déroulement des entretiens a été lui aussi différent chaque fois. Le premier entretien s'est déroulé comme il avait été prévu: les étudiants présentant successivement leur point de vue et la question que chacun a décidé de poser. Les prises de parole ont été faites selon la liberté des intervenants (y compris d'ailleurs le meneur de jeu), ainsi le mode a été progressivement à la conversation qui a donné plus de place aux débats et aux acteurs qui aiment à parler.

Les deux autres entretiens se sont tenus l'un avec Monsieur Uldry et l'autre avec Monsieur Wahl. Le premier a été un recueil privlégié du témoignage d'un pionnier de l'intégration à Genève. L'enseignante a posé la plupart des questions, les deux étudiants étant les interlocuteurs privilégiés auquel le témoin s'adressait. Le second a été un témoignage à l'adresse des étudiants successifs, puisque le témoin avait accédé à dewiki et avait ainsi lu les questions à l'avance, il répondait en quelque sorte par un récit.

Ainsi 4 des 5 témoins (sauf M. Uldry) avaient consulté le dewiki et ont pu se préparer aux entretiens. Or, il semblerait qu'il y ait eu (sauf pour M. Wahl) une part importante d'improvisation et donc une parole spontanée et un discours construit dans l'instant.

Il faut rappeler que les intervenants lors de la première table ronde filmée ont débuté leur combat en faveur de l'intégration autour des années 1970 alors que M. Wahl et M.Uldry appartiennent à une génération chronologique antérieure, M. Uldry ayant fêté ses 100 ans récemment et M. Wahl étant âgé de 85 ans. Il est à noter, même si nous y reviendrons plus tard que ces derniers, au contraire des autres témoins, sont eux-mêmes parents d'enfants handicapés.

L'ensemble des entretiens filmés donneront lieu à un montage d'un film dont quelques extraits seront accessibles sur dewiki.

Le contexte et l'intégration selon les témoignages de Mmes Chatelanat et Thorel et M.Vaney

Répondant à diverses questions lors d'une table ronde filmée, les invités, qualifiés de militants de l'intégration dans les années qui nous intéressent (1970-80) ont permis d'ébaucher un lien entre contexte de l'époque et intégration. De même il a été question de comprendre les différentes acceptions possibles du terme même d'intégration ainsi que de savoir s'ils se reconnaissaient, voire se réclamaient d'une génération commune. La première des questions posées consistait à savoir dans quelle mesure ils voyaient ou non un paradoxe dans l'émergence de l'idée d'intégration en milieu ordinaire, et le développement du mouvement d'intégration scolaire, conjointement à l'ouverture d'établissements spécialisés dans l'accueil de personnes handicapées. La question visait à mieux comprendre s'il existait, à leurs yeux, à cette époque un contexte particulier, tant sur le plan social que politique et économique qui aurait expliqué ce double développement.

Dans les années 1970-80, les intervenants relèvent la nécessité qu'a été pour les parents de l'association des parents d'enfants mentalement déficients, de créer des lieux d'accueil et d'éducation pour leurs enfants, alors que la société ne leur accordait pas de place. Parfois, cela répondait à un besoin de protection, mais répondre à ce besoin seul peut être difficile à concilier avec l'intégration. Cet aspect a été développé lors d'une entrevue très riche avec Raymond Uldry (voir ci-près). Au tout début des années 1970, on ne parlait pas encore de l'intégration scolaire dans la littérature, cela est intervenu plus tard, autour de 1975, comme on avait déjà pu le constater avec les articles de lois, notamment, et les lectures glanées tout au long de nos recherches. Selon Louis Vaney, ce qui a surtout influencé ces militants de l'époque, fut le principe de normalisation, en usage dans la littérature dès 1959. Ce principe est à comprendre comme la normalisation des conditions de vie pour les handicapés avec un accent important mis sur la valorisation de leurs rôles sociaux.

Pour Bank-Mikkelsen, qui en est à base, la normalisation est un but et l'intégration, un moyen pour y parvenir. Comme on peut le lire dans le "Plan d'action en faveur des personnes handicapées" de 1997 au Luxembourg, la discussion autour de cette notion, ayant débuté dès les années 1960, a permis de développer une vision du handicap plus positive, en termes de possibilités, s'éloignant de la vision déficitaire dominante jusqu'alors. De plus, le concept de normalisation a permis, selon Vaney, de préfigurer le concept de désinstitutionnalisation. Ce plan de 1997 souligne que désormais l'idée d'intégration est devenue centrale à toute politique sociale. On a effectivement pu constater cela dans les lectures concernant la France et les articles de lois de la Suisse notamment. Selon les auteurs de ce plan, bien que l'émergence du concept d'intégration traduise une évolution culturelle notable, ils constatent à cette époque, malgré des résultats sensibles depuis la moitié des années 1970 quant à l'implication des personnes handicapées dans la communauté sociale, que les résultats restent insuffisants en matière notamment d'accessibilité, de scolarisation ou d'emploi.

En ce qui concerne le contexte, les intervenants soulignent que ce qui se passait au niveau international, notamment en Italie avec la désinstitutionnalisation par exemple, n'avait pas vraiment et même pas du tout de retentissement à Genève. La Suisse romande était, selon eux, plus influencée par la France. Dans les écrits, petit à petit, on trouvera mention de la notion de handicap en terme de statut et de rôles sous l'influence de la théorie de la normalisation.

Vaney évoque le contexte des années 60 avec bien sûr en point de mire la révolution de mai 1968, qui a influencé les décennies suivantes. Cela a contribué à libérer la parole, à "oser dire les choses". Les idées défendues à ce moment-là sont, selon lui, toujours d'actualité et en adéquation avec les valeurs défendues pour la participation sociale de tous. Selon Mme Chatelanat, aux Etats-Unis, à cette même époque, les luttes des femmes et du mouvement civique des noirs s'inscrivent dans la même ligne d'idées, car l'intégration se nourrit également d'une sorte de conscience civique. Il s'agit dans tous les cas de se battre contre les inégalités. Comme déjà mentionné, on retrouve aussi cela dans la problématique de l'aide aux immigrants et de l'obtention de droits. Selon les régions du monde et les courants politiques, qu'il s'agisse de désinstitutionnalisation ou d'intégration, les citoyens peuvent s'élever contre les injustices.

La définition de l'intégration est essentiellement, pour ces personnes interviewées, une adaptation réciproque entre la personne et son milieu. La solution pour y aboutir est la prise en charge de toutes les "limitations de capacités" - Vaney insistant sur la nécessité d'utiliser ces termes plutôt que de parler de sortes de handicap - au milieu de tous. Le développement de l'intégration, basée sur des valeurs déjà mentionnées, doit prendre en considération les besoins des personnes, avant tout. Les projets individualisés devraient viser ces objectifs. Si toute situation de handicap est avant tout sociale, d'où la nécessité d'oeuvrer pour la participation sociale de tous, cette conception est rendue aujourd'hui encore plus compliqué à cause de la conjoncture actuelle portant à l'élitiste et à la catégorisation.

Selon Charles Magnin, les années 1970-80, étaient une période d'abondance et d'ouverture des possible, alors que l'on peut noter une évolution du contexte politique et économique dans le sens de la péjoration aujourd'hui. En effet, les discours changent et les intérêts ne sont alors plus les mêmes. De nos jours, on assiste de plus en plus à une confiscation des richesses par certains, ce qui modifie la donne, notamment en terme de politique sociale. On voit bien là en quoi des considérations politico-économiques influent sur le domaine social, notamment, et peuvent bouleverser les discours et donc changer les priorités, gouvernementales par exemple.

Quant à la question d'une possible "génération-intégration", les intervenants reconnaissent partager les mêmes valeurs, entre autres d'égalité et d'équité. Pour les enfants de la génération d'après-guerre (encore une génération!) tout était possible.

Le contexte et l'intégration selon les témoignages de M.Uldry et M.Wahl

Les témoignages de Messieurs Uldry et Wahl ont beaucoup enrichi la compréhension de la problématique concernant le paradoxe entre intégration et institutionalisation, mais aussi la notion d'intégration et le concept de génération.

Ayant en commun d'être parents d'un enfant handicapé, ils ont tous deux été à la fondation d'associations et de lieux adéquats pour recevoir leurs enfants, et ceux des autres, alors que rien n'existait alors pour les accueillir. Tout comme Mmes Chatelanat et Thorel et M.Vaney, ils ont milité leur vie durant et oeuvré pour les droits des personnes en situation de handicap, mais dans une période un peu plus ancienne, dès la fin des années 1950. Il est très frappant à l'écoute de leurs témoignages de constater qu'ils ont du faire avec des conceptions encore empreinte de soupçon de péchés et être objets de ce regard de la société sur les personnes handicapées et leurs parents. En effet, M. Uldry témoigne d'une époque où l'on "promenait les enfants handicapés la nuit" et M. Wahl rappelle que l'on pensait que l'enfant handicapé était une punition pour un pêché commis par les parents. Au début de l'Association de parents d'enfants mentalement déficient, en 1959, les adhérents demandaient à ne pas recevoir les brochures dans leur boîte aux lettres, afin d'éviter lors du passage du facteur que les voisins se rendent compte que leur maison abritait un handicapé.

M. Uldry pensait que les personnes handicapées qui le pouvaient devaient avoir la possibilité d'être intégrées dans des ateliers de travail avec des jeunes en pré-apprentissage et devaient pouvoir bénéficier de lieux adéquats pour leur développement. M.Wahl, quant à lui, met lui l'accent sur le fait qu'il est parfois compliqué pour une personne handicapée d'être intégrée dans la société, au vu de ses compétences et comportements, mais qu'il est fondamental pour une personne handicapée de ne pas restée enfermée à la maison. Selon lui, malgré tout l'amour porté par la famille et toute la bonne volonté du monde, il est vraiment nécessaire de "laisser sortir" la personne handicapée, d'ouvrir la porte de sorte qu'elle intègre notamment un établissement où les soins et les compétences des professionnels viendront aider au développement de la personne et offrir de nouvelles perspectives d'épanouissement. M.Wahl a vraiment beaucoup insisté sur le fait que garder une personne handicapée à la maison était une erreur. Sur ce point, son avis rejoint celui de M.Uldry qui a très vite souhaité des lieux propices au développement des enfants handicapés et aux apprentissages, il nous a également parlé des débuts de l'arrivée de professionnels, en éducation spéciale notamment, ou de logopédistes, par exemple, qui ont élargi le panel des possibilités de prise en charge.

Ces deux hommes, avec chacun leur expérience propre, ont vraiment débuté leur combat alors qu'il n'existait aucun lieu approprié et que les handicapés étaient confinés à la maison. Partageant avec les militants ayant pris le relais des convictions humaines et des valeurs communes, ils ont oeuvré principalement pour "ouvrir les portes", offrir des lieux là où il n'y avait rien, informer, animer les consciences... Par la fondation d'associations et d'établissement et la participation à l'élaboration de législations, dans le cas de M.Uldry, ils ont posé les premières pierres à l'édifice de l'intégration. Il ont pris, en quelque sorte, comme le dit M.Wahl, le relais des bonnes soeurs et des anthroposophes dont ils partageaient certaines convictions. Les militants des années 1970-80 ont oeuvré eux à d'autres niveaux, notamment celui de l'intégration scolaire et en milieu ordinaire et s'inscrivent plus sur un continuum qu'en porte-à-faux avec eux. Suivant, pour ces derniers le concept de normalisation, comme déjà mentionné alors que leurs aînés, se ressentant pourtant d'une même génération en tous les cas de valeurs, pensent celle-ci inapplicable, de façon globale.

Conclusion

Si la question de l'intégration, ses objectifs surtout, restent toujours à défendre, on ne peut qu'être frappé par le changement des mentalités qui s'opère au sujet de la personne handicapée dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Les témoignages de M. Uldry et de M. Wahl ont montré à quel point jusque dans les années 60, le fait d'être parent d'un enfant handicapé était assimilé à une tare et "révélateur" d'une condamnation morale, voire divine. On pense avec consternation à ces parents "obligés" de cacher leurs enfants et au sujet tabou que ces naissances pouvaient représenter pour eux. Même si les difficultés relatives à l'acceptation et à l'intégration des personnes handicapées n'ont pas entièrement disparues, loin s'en faut, on s'est heureusement éloigné de l'idée que la conception de ses enfants n'était que le stigmate déshonorant de la vie dissolue des parents.

A partir des années 50, on assiste à la création de plusieurs associations de parents d'enfants handicapés (l'APMH, L'association des parents d'enfants IMC...), qui font éclater le tabou et cherchent à fédérer les forces. Des rencontres et des appuis avec le monde médical et des professionnels du champ de l'éducation spéciale alors en pleine émergence, vont participer à activer la reconnaissance de ses enfants porteurs d'un handicap, de leurs besoins et de la nécessité de leur faire une place dans la société. Cette reconnaissance se gagne progressivement et en phase avec un mouvement plus vaste de cohésion sociale et d'intégration qui, des femmes en passant par le statut des immigrés, tend à créer une société plus égalitaire et plus respectueuse des différences dans les années 60-70.

Pour répondre au souci des parents quant à l'avenir de leurs enfants, des institutions telles que Aigues-vertes ou Clair-Bois vont voir le jour. S'il existait déjà quelques structures d'accueil de jour comme certains ateliers, ces nouvelles institutions se proposent d'accueillir dans un lieu de vie adapté ces enfants porteurs d'un handicap et de les intégrer à un environnement social plus large, plus ouvert que l'univers familial où ceux-ci étaient généralement "coincés". Toutefois, la taille de ces institutions et leur caractère décentré (Aigues-Vertes en campagne genevoise, Clair-Bois dans le commune de Lancy) sont sujets à quelques critiques de la part de certains parents et de professionnels de l'éducation  : même si socialement on reconnaît implicitement l'existence de ces enfants on continue malgré tout à perpétuer un geste de mise à l'écart, de ségrégation. L'"intégration" n'est que relative, elle n'a pas de caractère proprement inclusif, la personne handicapée évolue toujours ailleurs que dans un milieu ordinaire, elle est "protégée" de l'extérieur entre les murs de ces institutions. C'est en ce sens que la question de la "désinstitutionnalisation" de la personne handicapée deviendra de plus en plus présente dès la fin des années 70 en Suisse, poursuivant et prolongeant le travail amorcé par Wolfensberger avec le concept de Valorisation des Rôles Sociaux (VRS).

Aujourd'hui, le combat pour l'intégration de la personne handicapée se poursuit et l'accent est mis sur les moyens d'offrir le soutien nécessaire aux personnes porteuses d'un handicap pour pouvoir évoluer le plus librement possible dans un milieu social "ordinaire". Un projet qui se heurte aujourd'hui encore à beaucoup de résistance, de peurs, l'argument de la crise et du manque de ressources freinant de même régulièrement la mise en place de dispositifs de soutien.

On peut se demander enfin s'il est pertinent de parler de "génération-intégration" face à ce pan d'histoire sociale. Les acteurs interviewés débordent clairement du "moule" d'une génération: M.Wahl et M.Uldry sont plus âgés et liés à un temps révolu (la période du handicap comme "tache morale"), alors que Mmes Châtelanat et Thorel, et M.Vaney, plus jeunes sont directement impliqués dans l'émergence d'une volonté d'intégration des différentes minorités (femmes, immigrants, personnes handicapées...) propre aux années 70 et 80. Une deuxième remarque concerne le statut des acteurs : les parents ont souvent une attitude différente par rapport à la question de l'intégration que celle défendue par les professionnels de l'éducation spéciale. Pour les premiers, la question de la reconnaissance et de la sécurité sont évidemment prioritaires en ce qui concerne l'avenir de leurs enfants. Pour des professionnels, comme M.Vaney, la question de l'intégration de la personne handicapée se concentre sur la place qui est faite socialement à ces enfants et la nécessité de les inclure dans un milieu ordinaire. Même si ces deux positions ne sont pas complètement fermées, il n'en reste pas moins que des tensions, des différences d'approche peuvent être ressenties entre ces deux pôles. Des parents, à l'image de M.Wahl, peuvent être plus "modérés" quant au projet d'intégration de leurs enfants et trouver le discours sur l'inclusion trop "idéologique".

Pour revenir à la conception d'une "génération-intégration" et s'ancrer plus précisément dans le cadre temporel visé au début de cet article (les décennies 70-80), on pourrait, en utilisant les concepts de Karl Manheim, parler d'en ensemble générationnel qui regrouperait tous les acteurs impliqués dans la problématique de l'intégration de la personne handicapée dans ces décennies. Une alliance a certainement eu lieu entre plusieurs types d'acteurs (parents, professionnels, médecins...) pour défendre cette cause, constituant un ensemble relativement soudé. Il s'agirait de mieux délimiter à l'intérieur de cet ensemble des unités générationnelles, chacune concevant le problème de l'intégration d'une façon spécifique ou plutôt avec une sensibilité propre. Par exemple, une unité plus centrée sur la reconnaissance des besoins de la personne handicapée, sans pour autant défendre une visée inclusive ; une autre plus axée sur la "conquête" et le partage d'un espace social dit ordinaire.

Au sein d'une même génération de valeurs, nous avons donc eu le privilège, en recevant ces témoignages, de dégager des différences idéologiques et pratiques au sein d'un discours d'ouverture commun. Comprenant donc des "unités générationnelles" différentes, définies par les particularités du discours et des sensibilités différentes dans l'approche du handicap. L'intégration apparaît comme un concept à nuances qu'il s'agit de décrypter afin de mieux comprendre sa portée, pour la personne handicapée, "protectionnelle" ou émancipatrice.