L'anorexie: une forme d'auto-maltraitance socialement déterminée

De DeWiki
Aller à la navigation Aller à la recherche

Introduction

Revue de littérature

Lors de notre recherche bibliographique, nous nous sommes rendus compte qu’une multitude d’ouvrages existait à ce sujet (littérature médicales, psychologique, témoignages, magazines, etc.). Dans l’optique du travail demandé, nous nous sommes centré sur les approches plus scientifiques du problème anorexie, que nous avons essayé d’aborder plus précisément sous l’angle sociologique. En effet, nous nous sommes rendus compte que deux étiologies prévalaient dans l’explication de l’anorexie : des facteurs d’ordre psychanalytique d’une part, et sociétal, d’autre part. Nous avons donc, compte tenu des exigences du cours dans lequel notre recherche s’inscrit, pris le parti d’aborder l’anorexie à la lumière des écrits sociologiques.

En premier lieu, nos ouvrages mettent en avant le fait que les symptômes de l’anorexie ne datent pas d’hier, et encore moins d’aujourd’hui. En effet, il semblerait que les comportements d’inanition ait été décrits dès le Moyen-âge, chez ce que Darmon (2003), appelle les « saintes anorexiques » ou « holy anorexia » chez Gordon (1990) et Hepworth (1999). Il s’agissait d’un jeûne, socialement valorisé, car symbole de pureté et de dévotion.

Dans un deuxième temps, les auteurs relèvent le fait que l’anorexie est devenu une question médicale, avant d’être une question sociale. En effet, dès le XIXème, on recherche une cause organique, puis psychique à l’anorexie. Au début du XXème siècle, influencés par la psychanalyse toute naissante, certains médecins voient dans l’anorexie, une manifestation du « refus de grandir » (Hepworth, 1999). Comme dit précédemment, nous avions décidé de privilégier l’aspect sociologique du problème. Par conséquent, nos lectures se sont essentiellement portées sur les facteurs sociaux de la maladie, pour quelles raisons peut-on la qualifier d’épidémie sociale. Nos quatre auteurs en distinguent deux principalement :

  • des critères d’identification féminines contradictoires (femme-mère vs. Femme qui se veut l’égal de l’homme)
  • une incitation à la consommation paradoxale (consommez, mais ne grossissez pas : consommation vs. restriction)

Sur ce point, Guillemot et Laxenaire (1997) mettent en avant la confusion des repères dans notre alimentation. Plus de marquages sociaux délimités, la consommation devient une affaire individuelle. Gordon, quant à lui, insiste sur la « peur de l’obésité », qui renforcerait les conduites alimentaires pathologiques. De plus, ces auteurs, psychiatres de formation, qualifient l’anorexie de culture bound syndrome (syndrome lié à la culture).

A cet état de la lecture, nous avions donc bien pris conscience de l’importance de la société dans l’apparition, et le maintien, des conduites anorexiques. Nous étions particulièrement surprises par le fait que les symptômes de l’anorexie aient fait leur apparition dès le Moyen-âge. C’est pourquoi nous avons décidé d’axés nos lectures secondaires sur cette thématique. Nous avons de plus constaté que les auteurs les plus récents (Darmon, 2003) associait l’anorexie à de la maltraitance, ou de l’autodestruction (brochure de l’ABA, 1998). Ces affirmations étant corroborées par les dires des médecins avec qui nous nous sommes entretenus, nous avons décidé, dans notre réflexion, de mettre en relief ce lien, tout récent, entre anorexie et maltraitance.

Questions de recherche et méthodologie

Ces lectures nous ont conduites à l’élaboration de plusieurs questions de recherche autour de la problématique de l’évolution du concept d’anorexie à travers l’Histoire, du Moyen-âge à nos jours.

  • Quelles sont les théories explicatives de l’étiologie de l’anorexie qui se sont succédées au fil des époques ?
  • Quelle influence culture et société ont-elles eu et ont-elles encore sur l’incidence de l’anorexie ?
  • Quelle est la pertinence du concept émergent d’auto-maltraitance appliqué au cas d’anorexie ?

Afin de mener à bien notre recherche, nous avons choisi plusieurs méthodes de récolte de données: des entretiens de recherche semi-directifs et une analyse d’articles de presse. Nous avons décidé de nous entretenir avec deux acteurs sociaux engagés dans ce domaine. Le premier entretien s'est fait avec le Dr. B, pédiatre, médecin-chef d'un service de pédiatrie qui accueille également des adolescents souffrant de troubles psychosociaux dans le canton de Vaud, le second avec le Dr. P, psychiatre spécialisé en gériatrie et co-directeur d'un centre pour anorexiques et boulimiques en France. En prenant compte le fait que ce travail sera diffusé sur le web, les deux interviewés ont clairement indiqué qu’ils souhaitaient garder l’anonymat. Par conséquent, ils seront identifiés dans l’article par leurs initiales (Dr. B et Dr. P).

Les entretiens visaient à récolter plusieurs types d’informations. Dans un premier temps, nous avons cherché à savoir comment ils concevaient les troubles du comportement alimentaire. Le but était de savoir quels facteurs étaient, selon eux, impliqués dans la prévalence, l’étiologie et le traitement de l’anorexie. Dans un second temps, les entretiens se sont focalisés respectivement sur les deux axes traités dans ce travail à savoir le concept d’auto-maltraitance avec le Dr. B. l’historicité du trouble comportemental avec le Dr. P. Nous avons aussi récolté des données à travers l’analyse d’articles de presse, plus précisément de magazines. Nous avons sélectionné plusieurs magazines adressés aux femmes et aux adolescentes. Puis nous avons sélectionné plusieurs articles qui traitaient de thème factoriels dans les comportements anorexiques. Nous avons alors analysé les contenus en cherchant tout discours qui incite à perdre du poids, à brûler des calories. Nous nous sommes surtout concentrées sur les valeurs diffusées à travers ce type d’articles et se demandant quelle influence ce discours peut avoir sur les comportements de personnes anorexiques.

Historique de l’anorexie

Moyen-âge : « holy anorexia »

Par quel miracle, la "nourriture spirituelle" peut-elle transcender les besoins vitaux du corps? Jusqu'à quel point la souffrance physique peut-elle mener à la "jouissance" de l'esprit? Toutes ces questions auraient pu être posées aux mystiques pour comprendre les démarches qu'elles poursuivaient en refusant de s'alimenter. Nous avons des réponses partielles dans la partie concernant le jeûne au Moyen-âge. Pour éviter de faire des amalgames entre les mystiques et les anorexiques mentales aujourd'hui, il faut comprendre que les sociétés dans l'Occident médiéval (durant le haut Moyen-âge et le bas Moyen-âge) sont patriarcales (maintien de la loi salique) et totalement régies par le clergé et ses membres. Toutes conduites doit être justifiées par un discours théologique. Les saintes anorexiques jeûnaient pour améliorer leur capacité à rentrer en contact avec dieu.Nous nous sommes basées sur deux ouvrages pour construire cette partie de l'historique, celui de Bell (1995) 'Holly anorexia' (Les saintes anorexiques) et celui de Nathalie Fraise (2000) 'L'anorexie mentale et le jeûne mystique du Moyen-âge'. La littérature théologique offre un éventail d'exemples de jeunes filles jeûnant jusqu'au refus alimentaire complet. D'après Fraise (2000), à l'époque, ces conduites sont considérées soit comme un signe d'élection divine, soit comme un signe de possession démoniaque... ce qui peut mener à la canonisation ou au bûcher. L'augmentation des jeûneuses au cours du Moyen-âge fait pencher la balance en la défaveur de ces jeunes femmes. Les religieux suspectent les mystiques d'hérésie. Ils soupçonnent ces femmes qui se nourrisent d'un "feu intérieur" et non de "nourriture terrestre" d'être manipulées par le diable.(Fraise) Leur méfiance grandissante va faire évoluer leur discours et les religieux qui autrefois admiraient les mystiques pour leur force morale et leur engagement envers dieu vont construire un discours public dépréciatif à leur égard. Les saintes anorexiques étaient appréciées des ecclésiastiques pour leur capacité à supporter la souffrance (mortifications). Puis, lorsque leur nombre a augmenté au cours des siècles,elles sont devenues dérangeantes et les religieux ont fait en sorte qu'elles soient accusées de sorcellerie.

En étant conscient que la société moyennageuse était fortement marquée par la religion, on comprend à quel point les détenteurs du pouvoir pouvaient avoir de l'influence sur les considérations populaires de l'époque. De nos jours, la religion n'a plus la même force publique qu'elle avait au Moyen-âge, et les explications de la privation alimentaire s'expriment donc différemment. Le diagnostic médical est devenu plus facile à appliquer à des femmes qui dérangent. On les déclare aujourd'hui "folles" comme naguère on les déclarait "sorcières".

XVIème-XVIIIème siècles : « Une maladie organique »

Selon Darmon, les causes surnaturelles restent l'explication la plus probable du refus alimentaire, mais le jeûne commence à intéresser le corps médical qui se demande comment l'on peut survivre sans alimentation et pendant combien de temps. Les cas d'abstinence prolongés sont de plus en plus rattachés à des causes organiques et considérés comme des symptomes d'une maladie plus que comme un signe d'intervention surnaturelle. Le refus de manger présenté auparavant comme un acte religieux devient un symptome d'une maladie complexe. Complexe, car elle ne se limite pas à des facteurs organiques purs. Elle serait en lien avec l'état psychique des individus qui s'y soumettent. D'après Darmon, elle devient donc une entité diagnostique. On parle d'anorexie depuis 1689, le livre de Richard Morton intitulé 'Phtisiologie: sur la maladie de consomption' énumère les syndromes d'inanition (survenant à la suite d'un jeûne prolongé). Il insiste sur les effets physiologiques (perte d'appétit, aménorrhée et amaigrissement).On constate déjà une légère évolution dans l'intérêt des acteurs sociaux pour ce problème. Alors qu'avant les religieux jugeaient acceptables (bas Moyen-âge) ou non (haut Moyen-âge) les comportements d'abstinence alimentaire. Les changements politiques et la perte de pouvoir progressive des discours religieux sur le public ne va pas forcément faire disparaître les cas d'anorexies. Les syndromes vont être sensiblement identiques sur le plan physique. En revanche les facteurs du problème vont prendre d'autres formes. Le changement des acteurs sociaux qui investissent le problème explique cette évolution du problème. C'est ainsi que les médecins vont à leur tour faire de la maigreur un problème. Les causes spirituelles ne vont plus suffire à légitimer le refus de s'alimenter. D'autant plus qu'avec le développement de la technique, les conditions de vie s'améliorent et les populations peuvent se nourrir à leur faim (si l'on ne tient pas compte de la pauvreté qui reste plus ou moins forte à chaque époque). Choisir de ne pas s'alimenter alors que l'on n'est pas en période de restriction et que ce n'est plus socialement valorisé (y compris par les religieux) va paraître suspect et sera considéré comme anormal. C'est le point de départ d'une réflexion qui s'intéresse à d'autres facteurs pour expliquer l'anorexie (naturaliste, physiologique, social, psychique et psychiatrique).

Milieu du 19ième siècle: « Une maladie psychique : l’anorexie mentale »

Le concept "d'anorexie mentale" fait son apparition en Europe dans les années 1870. C'est à cette époque que l'on distingue le syndrome psychologique des causes organiques du jeûne. La privation extrême commence à être perçue comme une maladie psychiatrique. Dans les années 1870, deux médecins Gull (Angleterre) et Lasègue (France) vont développer des hypothèses psychogénétiques. Tous deux décrivent des cas de jeunes filles de bonnes familles qui restreignent leur alimentation et maigrissent, tout en augmentant leur temps d'activité physique sans qu'il y ait des causes physiques. Pour ces deux médecins ce type d'attitude est explicable par un dysfonctionement nerveux.Gull va donner naissance au concept "d'anorexie nerveuse". Alors que Lasègue (en France) penche plus fortement pour une explication qui se rapprocherait du caractère pathogène des individus (anorexie hystérique).

C'est aussi à cette époque que l'on peut repérer une apologie du jeûne et de la maigreur, voire d'un certain nombre de maladies (Phtisie,étisie,chlorose etc.). Le romantisme rêve d'une femme immatérielle et les ballerines reflètent à merveille cet idéal romantique. Les opéras tels que Gisèle (1841) et la Sylphide (1832)sont en vogue. Selon Darmon (2000), les souffrances du moi romantique, se traduisent en une pâleur languide. Celle-ci se porte si possible avec des cheveux noirs, des yeux cernés etc. Le visage et le corps des femmes très maigres (anémiées et carencées) est comme le miroir de l'âme. Ils expriment des orages intérieurs. Cette période est vraiment un moment clé dans l'histoire de l'anorexie, car c'est à ce moment que l'apologie de la restriction alimentaire et du corps s'établit.

XXème siècle : « Une maladie socialement déterminée »

Selon le Petit Robert, une maladie est : « une altération organique ou fonctionnelle considérée dans son évolution, et comme une entité définissable ». Notre tâche dans cet article, va donc être de définir de manière précise l’anorexie. Qu’entend-on exactement par anorexie à l’heure actuelle ? Peut-on parler de maladie dans ce cas-là ? Si oui, de quel genre de maladie s’agit-il exactement ? Comment la caractériser ? Telles sont les questions qui vont structurer notre raisonnement, tout au long de cet article.

L’anorexie : une maladie organique Comme vu précédemment (partie : qu’est-ce que l’anorexie mentale), l’anorexie est une maladie qui touche aussi bien l’organisme physique (la perte de poids et l’aménorrhée en sont les symptômes les plus marquants) que psychiques (peur de grossir, représentation biaisée de son propre corps). De manière synthétique, Berubé (1992, p.130) la qualifie de maladie psychosomatique, dans le sens ou des « facteurs émotionnels » rentrent en ligne de compte pour expliquer l’état physique de ces malades. Le psychiatre P. évoque quant à lui un « moteur » de l’anorexie d’ordre « psychogène », c'est-à-dire d’ordre psychique ou psychologique. Ainsi, nous avons vu que l’anorexie relève bien d’une « altération organique », une atteinte physique, qui serait motivée par un psychisme perturbé. Ces troubles seront plus détaillés par la suite (cf automaltraitance) Or, si les dimensions physiques et psychologiques sont incontournables lorsqu’on essaie de comprendre l’anorexie, il en existe une troisième non négligeable. Nous aborderons ici la maladie sous son aspect social.

L’anorexie : une maladie socialement déterminée Comment cette maladie est-elle perçue dans nos sociétés ? Quel regard pose les spécialistes sur la maladie, les médias ? Ont-ils une influence ? Un bref regard historique peut nous aider à faire la lumière sur ces questions. Nous l’avons vu précédemment, l’anorexie est une maladie récente (cf. partie historique. je développerai plus, ou moins, quand j’aurai toutes les infos, histoire d’éviter les redondances), apparu « médicalement » au XIXème, elle est reconnue officiellement dans les années 60s, lorsque des médecins, psychiatres, se font « spécialistes » de l’anorexie. Parallèlement, cette maladie est, petit à petit, révélée au grand jour. Des célébrités souffrant d’anorexie se mettent en valeur, la presse se fait de plus en plus éloquente à ce sujet. L’anorexie s’affiche (etc. paragraphe à réajuster)

L’anorexie, une maladie du XXème siècle ? Certains auteurs ne sont pas de cet avis. Guillemot A. & et Laxenaire M. (1997) relèvent qu’on peut identifier des comportements symptomatiques de l’anorexie dès 895. Cependant, il convient de s’interroger sur leur nature. En effet, l’histoire nous a montré que la définition de l’anorexie, et par conséquent de ces symptômes associés, a toujours été sujette à réajustements. Définie, puis redéfinie, l’anorexie est aujourd’hui cadrée par les critères du DSM IV. D’autres auteurs adoptent le point de vue adverse et parlent de « pathologie sociale » (Darmon, M., 2003). Gordon, R., A., 1990 va dans le même sens. Il titre son livre « Anorexia and bulimia, anatomy of a social epidemic”. Particulier à une certaine culture (la société occidentale moderne), l’anorexie est ce que Devereux appelle un « culture bound syndrome (syndrome lié à la culture)». Pour être plus précis, il s’agit d’une maladie, d’un « syndrome » qui n’existe, et ne peut être compris comme entité que dans une culture particulière, et par des personnes appartenant à cette même culture. Plusieurs recherches iraient dans ce sens. Guillemot A. & et Laxenaire M. (1997) relève par exemple qu’aucun cas d’anorexie n’a été diagnostiquée dans la population noire jusque dans les années 80. Les autres auteurs vont dans le même sens. L’anorexie semble être un trouble propre à la culture « caucasienne » occidentale. L’anorexie serait donc une maladie « sociale », puisque le facteur « société » semble être déterminant dans le déclenchement de la maladie. Il convient alors de décortiquer ce facteur sociétal plus en détail. Comme nous le voyons ci-dessus, certaines idéologies sociales affectent les troublées du comportement alimentaire. Nous pouvons distinguer trois concepts sociaux suscitant des comportements alimentaires auto-maltraitant :

  • l’image de beauté, la minceur.
  • l’idéologie du rôle de la femme dans la société moderne : entre maternité (famille) et carrière.
  • La société de (sur)consommation.

Nous allons à présent voir comment ces trois facteurs sont représentés dans la société et comment ils peuvent entraîner des comportements alimentaires dangereux.

1. l’image de beauté, la minceur :

Dans son analyse, Hepworth remarque que dès le début du 20ème siècle, la femme est généralement présentée comme un corps de minceur qui satisfait les critères de beauté de l’homme, ce qui n’était pas le cas avant. La minceur devient un culte selon Guillemot et Laxenaire. Dans notre décortication des magazines pour femmes et jeunes filles, cet aspect-là ne pouvait pas passer inaperçu. Toutes les images de femmes, que ce soit pour vendre un produit quelconque ou pour décorer, représentent une femme mince, souriante et ‘belle’. Il ne faut pas oublier que le terme ‘belle’ est culturellement biaisé. Ce qui est considéré comme beau dans un lieu à un certain moment ne l’est pas à un autre. Par conséquent les dessins ou les photographies de femmes perpètrent les valeurs de beauté reconnues par la société occidentale d’aujourd’hui. Guillemot et Laxenaire observent qu’aujourd’hui les femmes désirent toutes ressembler au nouveau modèle féminin que véhiculent les medias.

Les magazines ne servent pas seulement à transmettre les images du corps idéal de la femme mais ils sont aussi là pour nous donner les outils nécessaires pour atteindre cet idéal (régimes, crèmes amincissantes, programmes de sport, adresses de fitness) remarque Darmon. Par exemple, dans le magazine Questions de femmes apparue en avril 2006, un article sous la rubrique ‘Beauté’ décrit « 15 stratégies sur mesure pour perdre ses kilos en trop » (Questions de femmes, p. 32). Au tout début le magazine conseille d’éviter les régimes « drastiques » et de suivre les « bons principes » (Questions de femmes, p. 32). Toutefois, certaines des stratégies proposées sont : « je pèse mes aliments et je compte les calories pour parvenir à une précision supérieur » (Questions de femmes, p. 34) afin de « [maîtriser] parfaitement mon alimentation d’une manière instinctive et je reste mince » (Questions de femmes, p. 34). Ces stratégies sont souvent pointer du doigt quand les médecins craignent un comportement troublé de l’alimentation, comme le mentionne Gordon. L’article conseille aussi de « faire de l’exercice » (Questions de femmes, p. 35) et de fréquenter les salles de sports tout en faisant « confiance à ces machines » (Questions de femmes, p. 35).

2. Les rôles de la femme dans la société

La société de nos jours, donne deux grands rôles à la femme occidentale. Le premier rôle fait référence à son image biologique, perpétrée pendant des siècles : celle de la mère féconde. Le second rôle est une représentation plus récente qui a débuté avec les mouvement féministe bourgeois du fin du 19ème siècle qui permet à la femme de s’acharner pour accéder à une place professionnelle au côté de l’homme. Comme il est décrit par Guillemot et Laxenaire, ces deux rôles contradictoires offrent deux images contradictoires de la femme. De nos jours, la minceur est vue comme un signe de volonté et de maîtrise de soi-même. Elle est la nouvelle condition de la réussite sociale. Donc une femme mince est celle qui a une ambition professionnelle et celle qui trouvera sa place dans le monde des hommes, comme si les rondeurs renvoyaient trop directement à l'image stéréotypée de la femme au foyer, maternelle.

Comment régler ce conflit de rôle ? Malheureusement les médias, notamment les magazines sont là pour donner réponse à cette opposition. Un exemple démonstratif est l’article : « Comment devenir une exécutive woman » apparu dans le magazine Edelweiss en mai 2006. Nous pouvons d’abord nous interroger sur les sous-entendus du terme ‘executive woman’ : une femme qui a une carrière et qui l’assume bien, une femme qui est parfaite dans tous les domaines de la vie qui est forte et n’a pas besoin d’aide, et reconnue en tant due tel. Autant dire, une super-woman ou une femme aux qualités idylliques d’un homme.

Enfin, que propose cet article ? Il donne dix « leçons » pour « accéder à un poste de célébrité » (Edelweiss, p. 52) Parmi ces leçons figure en troisième place : « garder une excellente forme physique » (Edelweiss, p. 53) en suivant « une monodiète de fruits une fois par mois » ou encore en faisant du « spinning [c’est-à-dire faire du vélo statique en groupe dans une salle de sports] entre midi et 14 heures pour pouvoir prétendre ensuite qu’elle peut manger tout ce qu’elle veut sans prendre u gramme » (Edelweiss, p. 53) Il est évident que ces comportements ne sont pas sans danger. Ces énoncés encouragent donc un comportement de contrôle de son poids. Plus encore, il préconise clairement le fait de montrer une image de contrôle de soi à la société. L’article alimente le contraste entre le principe de manger ‘ce qu’on veut’ revendiquée par une société de consommation, mais ‘sans grossir’ car la minceur est l’idéal de cette société. Certaines analyses s’accordent à dire que ce conflit d’idéologies mènent à un conflit identitaire qui est à l’origine des comportements anorexiques. Ainsi Gordon résume l’anorexie en terme de conflit identitaire, une confusion des valeurs d’identification inhérente à l’image paradoxale de la femme que donne la société. Il n’est pas étonnant alors, que, dans cette période critique de construction identitaire qu’est l’adolescence, on retrouve la quasi-totalité des cas d’anorexie mentale. Gordon remarque d’ailleurs que ses patientes sont constamment tiraillées entre ces deux images de la femme totalement opposées.

En d’autres termes, Gordon cite Chermin, pour qui le « marketing de l’idéal de la minceur reflète un effort conspiratoire pour garder les femmes à leur place, dans une période où l’assurance des femmes menace la pérennité du contrôle masculin ». Cette citation ouvre une autre porte d’analyse des troubles alimentaires, celui du conflit de genre.

3. La société de (sur)consommation

Il est désormais visible que la société post-industrielle est une société de consommation, car l’abondance est de règle. Les médias en font une certain idéal de vie, la mode de la consommation. La consommation est encouragée surtout à travers la publicité de tout genre : à la télévision, des affiches dans la rue, dans le courrier à domicile et aussi dans les magazines. Il y a deux principes majeurs dans la consommation : la propriété renforcée par l’individuation et la reconnaissance à un modèle ‘supérieur’. En d’autres termes nous consommons pour satisfaire nos besoins et nos désirs et nous consommons pour ressembler à un modèle préconçu. Aujourd’hui, ce sont les stars et les personnalités connues qui représentent le modèle, surtout pour les jeunes. Nous allons à présent voir comment un magazine pour jeunes filles, "Girls", encourage les adolescentes à "consommer" la minceur.

Dans son article, « 100 conseils de pro selon ta morpho », le magazine invitent les adolescentes à se reconnaître dans une des quatre stars selon leur morphologie. Ensuite ils proposent une série de suggestions sur le mode impératif pour ‘tonifier son corps’, faire disparaître les bourrelets ou encore ‘chasser les kilos en trop’. Le magazine propose de nombreux exercices sportifs et d’activités en salles ou dans la vie quotidienne pour brûler les calories. Enfin la consommation la plus évidente est de présenter plusieurs produits cosmétiques sous la rubrique « Ton shopping minceur » (Girls, p.31), du type anti-cellulite, massage minceur, raffermissant, etc. Il est de toute évidence comme le déclare Gordon que la minceur est un marché : allez au fitness, consommez allégé, …

Cet article tend à généraliser le besoin de perte de poids de certaines adolescentes à toutes. D’ailleurs les modèles de stars proposés sont toutes minces et n’ont pas besoin de perdre des kilos. Il faut aussi noter que les dessins et les photos utilisés pour illustrer cet article montrent tous des jeunes femmes minces. Difficile pour une adolescente ne pas devoir chercher à s’identifier ou au moins à ressembler à l’une d’elles. Toutefois, nous avons l’obligation d’observer que cet article ne dit à aucun moment quelle nourriture manger. Sur les cent conseils, un seul déclare : « Vivent les rondeurs ! (…) commence (…) à voir ton corps de manière positive » (Girls, p. 32). On constate donc que certains médias commencent à prendre conscience de l’influence qu’ils peuvent avoir sur les comportements des adolescents et qu’ils agissent par conséquent. La problématisation des troubles des comportements alimentaires influence les positions des médias. Cependant, on remarque bien que leurs messages sont teintés d'ambivalence. D'un côté, on érige la minceur en symbole d'acceptation et de réussite sociale, et de l'autre, on a bien conscience du phénomène pervers de "régimisation" à outrance qui peut se jouer (l'anorexie en est la forme la plus extrème). Par conséquent, on essaie de faire accepter aux jeunes filles leurs "rondeurs". Ainsi, nous pouvons constater que le discours social de l'anorexie est totalement paradoxal. C'est cette confusion entre différents rôles, confusion généré par la société et les modèles qu'elle impose, qui rend l'anorexie une pathologie épidémique dans nos cultures actuelles.

XXIème siècle : « Du comportement auto-destructeur à l’auto-maltraitance »

L’anorexique mène un combat acharné contre son propre corps. Elle s’inflige une grande souffrance, comme l’explique le Dr. P. : « «l'anorexie entraîne une souffrance dans tous les sens du terme. […] Les anorexiques augmentent leur seuil de tolérance à la souffrance jusqu'à ce qu'elle ne la ressente plus ou qu'elle arrive à la percevoir comme agréable. La sensation de faim est un exemple typique.» Cette parce que les personnes atteintes d’anorexie s’infligent de telles souffrances qu’on range cette maladie dans la catégorie des « comportements autodestructeurs ». Le Dr. P. insiste sur ce point : « Il faut comprendre que l’anorexie, c’est de l’autodestruction […]. Le but de tous les médecins, c’est de stopper l’autodestruction. »

L’anorexie est un comportement autodestructeur parmi d’autres. Pour le Dr. B., médecin-chef d’un service de pédiatrie qui accueille également des adolescents en rupture, les tentatives de suicide et l’automutilation appartiennent également à ce groupe. Comme l'anorexie, ces comportements pathologiques surviennent principalement à l’adolescence. Les comportements autodestructeurs semblent être en augmentation chez les jeunes. Celle-ci s’explique en partie par le meilleur dépistage des problèmes des adolescents, la fait que les parents sont informés des éventualités et la multiplication des structures de prise en charge pour adolescents en rupture. Cependant, ces facteurs n’expliquent pas tout, l’augmentation du nombre de cas ne relevant pas de la simple illusion mais bien d’une réalité. Le Dr. B estime que le mal-être des adolescents s’est accrû ces dernières années parce qu’ils ne trouvent pas de place dans « une société qui magnifie la jeunesse mais ne veut pas lui donner de place adéquate ». Pour lui, « tout ça fait que la vie des ados est devenue plus difficile et qu’ils ont des comportements pour certains destructeurs ou autodestructeurs. » Selon lui, la logique qui sous-tend l’ensemble des comportements autodestructeurs est la suivante : « La douleur physique soulage les jeunes qui se scarifient, parce qu’elle est moins dure que la douleur morale qu’ils éprouvent. La souffrance de les anorexiques qui se privent de manger les distrait aussi d’une souffrance morale. En plus, ils ont l’impression d’être forts, parce qu’ils arrivent à supporter ça. […] Le contrôle de leur corps et de la douleur les rassure, leur donne l’impression de maîtriser de leur vie. […] .» Barraud (1998), qui attribue elle aussi l'anorexie à une volonté de maîtriser son existence souligne la contradiction que cela implique : « Paradoxalement, il [l’adolescent, ndla] ira jusqu’à la mort dans sa quête de contrôler sa vie » (p.23). Le Breton (2003) constate également, dans un ouvrage sur l’automutilation : « En situation de grande souffrance, le corps devient une sorte d’ultime recours pour ne pas disparaître […] L’affrontement aux limites […] n’est en aucun cas une volonté dissimulée de périr, mais à l’inverse, une volonté de vivre enfin […] » (p.11). Ces deux constats amènent à considérer les comportements qualifiés d’autodestructeurs sous un tout autre angle. Soudain, ils ne semblent plus découler d’un désir de mort, mais bien d’une pulsion de vie ! L’anorexie peut avoir une issue fatale, mais malgré cela, le Dr. B. estime que les anorexiques « n’ont fondamentalement pas envie de mourir ».

Or « autodestruction » signifie « destruction de soi par soi-même » et « destruction » se définit comme « l’action de faire disparaître complètement ». Seule la mort peut faire disparaître un être humain ? L’anorexique ne souhaitant pas mourir, peut-on dire qu’elle s’autodétruit ?

C’est peut-être pour cette raison qu’au terme de son exposé de la logique sous-jacente à l’anorexie et à l’automutilation, le dr. B. a soudainement parlé non plus d’autodestruction, mais d’auto-maltraitance. Le Dr. P. utilise lui aussi cette expression, à propos de l’anorexie : « [L’anorexie] c’est évidemment de l'auto-maltraitance. Nous parlons souvent d'auto-maltraitance pour les femmes. Tous les médecins sont impliqués pour protéger ces personnes. »

La maltraitance est un ensemble de mauvais traitements infligés à des personnes dépendantes, sans défense, par des proches ou des personnes chargées de s'en occuper. Si un parent malmène son enfant, lequel dépend de lui, il y a maltraitance. Or l’adolescent est précisément à l’âge où il devient autonome et ne dépend donc plus que de lui-même. S’il néglige de répondre à ses besoins et malmène son organisme, comme l’anorexique le fait, nous assumons qu’il est possible de parler de maltraitance auto-infligée, ou d’auto-maltraitance.

La maltraitance peut prendre plusieurs formes, physique, psychologique, sexuelle ou relever de la négligence. L’anorexie en tant que maltraitance auto-infligée se manifeste également à différents niveaux, comme le relève le Dr. P. : « C'est une auto-maltraitance physique, psychique (au sens de l'identité du sujet), psychologique (au sens des mécanismes et des comportements) et sociale. » Le Dr. B. insiste quant à lui sur le lien très étroit qui existe, chez l’anorexique, entre auto-maltraitances psychique et physique : « L’anorexie, c’est d’abord une auto-maltraitance psychique. Les anorexiques ont une vision très négative d’elles-mêmes. La maltraitance physique suit, comme moyen désespéré et irraisonné de calmer l’angoisse. » L’auto-maltraitance psychique de l’anorexique se caractérise par une dépréciation constante et par les punitions sévères qu'elle s'inflige pour des actes comme manger ou se reposer. Elle s'impose également un isolement social parfois complet (Vanderlinden, 2003)

L’auto-maltraitance physique de l’anorexique la plus répandue est sans doute l’absorption massive de médicaments destinés à accélérer la perte de poids (laxatifs et diurétiques)(Junguenent, 2005, p.30). L’obstination qu’elles ont à faire des exercices malgré leur épuisement, peut aussi être qualifiée d’auto-agression. De même, certaines anorexiques ont tendance à l’automutilation. Enfin, la privation alimentaire que les anorexiques s’imposent relève également du mauvais traitement physique et non pas de la négligence, comme on pourrait le penser. Le Dr. B. argumente : « La privation, ce n’est en tout cas pas de la négligence chez elles, elles ne négligent pas leur alimentation, au contraire, celle-ci est toujours sous contrôle ! »

L’ensemble de ces remarques corrobore la réflexion du Dr. P. citée plus haut, qui décrit l’anorexie comme une auto-maltraitance articulée autour de quatre axes :

  • physique: privation alimentaire, hyperactivité, abus de laxatifs ou de diurétiques
  • psychique (au sens de l'identité du sujet: mésestime de soi
  • psychologique (au sens des mécanismes et des comportements): auto-dénigrement, auto-critiques
  • sociale: isolement enfermement sur soi

Ce concept émerge visiblement dans le milieu médical, bien qu’il ne soit pas officiellement reconnu. Nous estimons qu’il fournirait une alternative intéressante à celui d’autodestruction, pour deux raisons. Tout d’abord, parler d’ « autodestruction » dans le cas de l’anorexie mentale, c’est supposer aux malades une volonté qu’elles n’ont pas forcément : celle de mourir. Nous avons vu en effet que l’anorexie correspond davantage à une tentative irraisonnée de maîtriser son existence qu’à un désir d’en finir avec la vie. Ensuite, le terme « autodestruction » ne rend compte que de l’expression physique de l’anorexie, laquelle n’est que le symptôme d’un mal-être psychique. Le concept de maltraitance recouvre différentes sortes de mauvais traitements. Par extension, le concept d’auto-maltraitance appliqué à l’anorexie recouvre à la fois le mal-être psychique, psychologique et émotionnel des malades, l’expression physique de ce mal-être (auto-agression) et les conséquences sociales de la maladie. Il rend donc mieux compte de l’extrême complexité d’une maladie telle que l’anorexie.

Bibliographie

Bibliographie de la première partie

  • Vanderlinden, J. (2003). Vaincre l’anorexie mentale (J.-M. Huard, trad.). Bruxelles : de Boeck.
  • Bérubé, L (1991). Terminologie de neuropsychologie et de neurologie du comportement. Montréal : La Chenelière.
  • Barraud, R. (1998). L’ombre de toi-même. Anorexie et boulimie : comprendre pour agir. Lausanne : Narbel.
  • Junguenet, C. (2005).Anorexie et boulimie: d'un corps à l'autre. Feminin psycho, 6, 26-30.
  • Le Breton, D. (2003). La peau et la trace. Sur les blessures de soi. Paris : Métailié.
  • Site de l’Association Boulimie Anorexie, consulté le 5 mai 2006 dans

http://www.boulimie-anorexie.ch/troubles.php#anorexie_1

  • Site du délégué du canton de Vaud à la prévention des mauvais traitements envers les enfants, consulté le 27 mai dans

http://www.prevention-maltraitance.vd.ch


  • Darmon M.(2003). Devenir anorexique, une approche sociologique. Paris. La découverte.
  • Fraise, N. (2000). L'anorexie mentale et le jeûne mystique du Moyen-âge. L'harmattan.
  • Gordon R.A.(1990). Anorexia and bulimia, anatomy of a social epidemic. Oxford and Cambridge. Basil Blackwell.
  • Guillemot A. & et Laxenaire M. (1997). Anorexie mentale et boulime le poids de la culture (2e éd.). Paris: Masson.
  • Hepworth J. (1999). The Social Construction of Anorxia Nervosa. Londres: Sage.
  • Chabrillac O. (2006, avril). 15 strégies sur mesure pour perdre ses kilos en trop. Questions de femmes, 114, 32-38.
  • Divine D. (2006, mai). Comment devenir une executive woman. Edelweiss, 54-55.
  • Lucia M. (2006, mai). 100 conseils de pro selon ta morpho. Girls!, 29-37.