L'anorexie: une forme d'auto-maltraitance socialement déterminée

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Introduction

La matraitance est définie des comme un ensemble de mauvais traitements infligés à des personnes dépendantes, sans défense, par des proches (parents, famille) ou des personnes chargées de s'en occuper. Longtemps, les femmes ont été considérées comme des êtres sans défense, peu aptes à exister sans la protection rassurante d’un homme, père, frère ou mari. Cette fragilité supposée faisait d’elles les victimes désignées de l’agressivité des hommes, des violeurs, des voleurs, mais aussi, de leurs propres époux et amants.

Aujourd’hui, l’image de la femme a énormément évolué. On la veut indépendante, dynamique, forte, à la limite de la masculinité. Le problème émergent des « hommes battus » semble emblématique du changement radical qu’ont subi le statut et l’image de la femme depuis leur émancipation dans les années 80. Désormais, l’idéal féminin en vigueur dans nos sociétés occidentales est celui d’une femme « battante » sur tous les plans, familial, professionnel, personnel, etc. En théorie, la femme actuelle est l’égale de l’homme, lequel ne peut plus guère faire d’elle sa victime. L’esprit ne va pas sans le corps, l’enveloppe charnelle des femmes se doit donc de refléter leurs « nouvelles » qualités morales. A caractère fort, corps athlétique : les rondeurs, symbole d’une féminité désuète sont en totale disgrâce. Le surpoids incarne le laisser-aller, alors que la minceur témoigne d’un contrôle du corps et, par une extension maladroite, des autres registres existentiels.

Ce nouveau modèle féminin, soi-disant libérateur est en fait exigeant, très exigeant, tant au niveau moral que physique. Pour correspondre à cette norme sociale, bien des femmes endurent de lourdes contraintes au quotidien. Chez certaines, les jeunes filles notamment, le poids des apparences peut avoir des conséquences alarmantes : elles musèlent leur appétit, s’obligent à faire de l’exercice à outrance… Progressivement, une forme inédite de maltraitance, sournoise, mesquine, s’insinue dans leur existence : celle qu’elles s’infligent à elles-mêmes. Dans notre société, on les déclare « anorexiques ».

Dans cet article, nous chercherons dans un premier temps à définir en quoi cette maladie représente une forme d’ « auto-matraitance ». Nous passerons ensuite par l’histoire pour déterminer s’il est possible de soutenir que l’anorexie est une maladie socialement déterminée et, dans l’affirmative, si elle est intrinsèquement liée à une époque, la nôtre, et à une culture, la culture occidentale. Enfin, nous tenterons de mettre en exergue les facteurs sociaux susceptibles d’influencer l’incidence de l’anorexie à l’heure actuelle et dans le passé.

Revue de littérature

Questions de recherche et méthodologie

Première partie

Qu'est-ce l'anorexie mentale?

Symptômes de l'anorexie

Selon le DSM-VI, les critères ci-dessous doivent être remplis pour que le diagnostic d’anorexie mentale puisse être posé :

  • a) refus de maintenir le poids corporel au-dessus de la normale minimale (moins de 85 % pour l’âge et la taille
  • b) peur intense de prendre du poids ou de devenir obèse, malgré une insuffisance pondérale
  • c) perturbation dans la manière dont le poids corporel, la forme ou la silhouette est perçue
  • d) influence exagérée du poids corporel ou de la silhouette sur l’estimation de soi
  • e) aménorrhée pendant au moins trois cycles consécutifs chez les femmes menstruées (aménorrhée secondaire)

Très généraux, ces critères tracent les contours de la maladie, mais ils rendent difficile de s’en faire une représentation claire. En effet, les points énumérés ci-dessus impliquent des comportements concrets, dans le rapport que l’anorexique entretien avec son corps et avec sa personne en général. Elle s’inflige en effet des traitements extrêmement sévères qui débouchent sur des dysfonctionnements physiques pouvant être très grave, voire entraîner la mort. Selon Vanderlinden (2003, p.15) 5 à 15% des personnes touchées en décèdent. L’anorexie est donc une maladie psychosomatique, c’est-à-dire qu’elle est « caractérisée par des symptômes physiques dont les causes sont multiples, mais où des facteurs émotionnels jouent un rôle important » (Bérubé, L., 1992, p.130).

Examinons à présent quels sont les comportements les plus courants chez les anorexiques, ainsi que leurs conséquences. Petite précision : le féminin sera utilisé dans ce texte pour parler des anorexiques, puisque l’on sait que seul 1 à 5% des personnes souffrant d’anorexie sont des hommes. L’anorexie commence, dans l’immense majorité des cas, par un simple régime, justifié ou non. La personne affirme vouloir perdre juste quelques kilos (deux ou trois) et elle y arrive sans peine. Mais atteindre son objectif ne lui suffit pas. L’amaigrissement continue, le poids descendant souvent au-dessous du poids minimum médicalement acceptable, soit un IMC de moins de 18 (l’IMC est l’indice de masse corporelle, obtenu en divisant le poids en kilos par le carré de la taille en mètres). On parle d’anorexie à partir d’une perte de 15% du poids initial. Paradoxalement, l’anorexique continue de se trouver trop ronde et développe une véritable phobie de grossir. Son poids et son alimentation deviennent ses principales préoccupations. Elle se pèse plusieurs fois par jour et développe toutes sortes de stratégies pour maigrir encore ou pour se maintenir à un poids très bas. On distingue deux types d’anorexie, caractérisés par des comportements différents : l’anorexie restrictive et l’anorexie purgative.

Dans les cas d’anorexie restrictive, la jeune fille réduit progressivement son apport calorique, bannissant, l’une après l’autre, toutes les catégories d’aliments de son régime (graisses et sucres, puis féculents et protéines). Elle saute parfois des repas ou jeûne et fait beaucoup d’exercice. Dans « L’ombre de toi-même » (Barraud, 1998), brochure informative éditée par l’Association Boulimie Anorexie (ABA), M., 19 ans, raconte cet engrenage : « D’abord, j’ai éliminé les pâtisseries, puis tous les aliments que je considérais comme étant caloriques. Je connaissais par cœur les tabelles de calories. […]Je ne perdais pas encore assez de poids. Alors, j’ai réduit les portions et je ne prenais plus que du light. […] » (p. 10)

Dans les cas d’anorexie purgative, les restrictions draconiennes que la jeune fille s’impose finissent par déboucher sur des fringales irrépressibles qui l’amènent à s’empiffrer. Ces crises de boulimie sont suivies de comportements visant à compenser l’excès. Il peut s’agir de vomissements, de prise de laxatifs et/ou de diurétique, de jours de jeûne ou encore d’exercice forcené. Dans « Vaincre l’anorexie », Vanderlinden (2003) décrit le cas de H., 21 ans : « [H.] suit un régime depuis l’âge de 16 ans. […]Après environ deux ans de jeûne tenace, elle s’est rendue compte qu’il n’était pas nécessaire de se priver de toutes ces bonnes choses : elle pouvait s’empiffrer et puis sans difficulté se faire vomir ou prendre des laxatifs. Et ainsi, elle arrivait à maîtriser son poids. […] Après une crise, H. essaie de s’en tenir à un jeûne strict de 24 heures […]. En alternant ainsi jeûne, boulimie et vomissements, elle arrive à maintenir son poids au-dessous de 43 kg. » (p.21)

Dans un cas comme dans l’autre, la dimension sociale de l’alimentation détruite (MANQUE QUELQUE CHOSE A CETTE PHRASE?). La jeune anorexique invente toutes sortes de prétextes pour éviter les repas en famille. Les rares fois où elle vient à table, elle trie le contenu de son assiette, découpe les aliments en tout petits morceaux, qu’elle mâche très longuement. Parfois, elle finit par les avaler, parfois elle va les recracher discrètement, les cacher et les jeter ensuite. Les repas deviennent des moments de tension, où les disputes éclatent, comme en témoigne M. : « [Mes parents] essayaient de me faire manger, de me faire venir à table avec eux. Il y avait des conflits épouvantables autour de mon assiette […].» (Barraud, 1998, p. 11) Le rythme de vie que l’anorexique s’impose est à l’image de son régime. Comme l’explique Vanderlinden (2003), « la plupart des anorexiques sont décrites comme très perfectionnistes. Elles exigent beaucoup d’elles-mêmes et visent la performance. […][Cela] se manifeste souvent par le caractère forcené de leur étude, de leur serviabilité et de leur pratique du sport » (p.22). Fréquemment premières de classe et désireuses de le rester, les anorexiques étudient tard dans la nuit, se lèvent tôt. Le manque de sommeil, les privations alimentaires et l’épuisement dû à l’exercice rendent la réussite scolaire de plus en plus dure à atteindre. Pourtant, l’anorexique nie généralement son mal-être et refuse toute aide.

Conséquences physiques

L’ensemble de ces comportements ont des conséquences désastreuses sur le corps de jeunes filles, dont voici les principales.

  • a) Problèmes cardiaques : les vomissements provoquent une perte de potassium, électrolyte indispensable au fonctionnement de la cellule. Si le taux de potassium baisse, l’activité électrique intra-cellulaire se réduit dans les muscles et particulièrement dans le muscle cardiaque, dont l’activité est perturbée. Si de plus, le poids est insuffisant, le muscle cardiaque s’affaiblit, ce qui peut déboucher sur un problème mortel.
  • b) Problèmes digestifs : l’estomac et les intestins deviennent paresseux, ce qui entraîne des ballonnements et de la constipation. Les filles qui se font vomir s’exposent à une inflammation de l’œsophage, voire à sa perforation.
  • c) Problèmes hormonaux : au-dessous d’un certain poids, les règles disparaissent. Si cet état se prolonge, le risque de stérilité devient réel.
  • d) Problèmes dus à des modifications métaboliques : tout le métabolisme passe à un régime d’économie : le rythme cardiaque se ralentit (le pouls descend au-dessous de 60 pulsations par minute), la tension artérielle baisse, la respiration se ralentit également. La décalcification osseuse s’accélère, multipliant les risques d’ostéoporose à moyen terme, de fractures à court terme. La croissance peut être stoppée, surtout chez les très jeunes filles.
  • e) Autres problèmes : la peau se déshydrate, la pousse des cheveux est altérée, les ongles sont fragilisés. L’émail dentaire est altéré par l’acide gastrique remis lors des vomissements. L’anorexique a toujours froid, le cerveau ne contrôlant plus la température corporelle. En réaction, le corps se couvre d’un duvet noir appelé lanugo.

Psychologiquement, la jeune anorexique connaît également une grande détresse. Elle rompt progressivement tous ses liens d’amitié, de peur d’avoir à partager des repas et entretient des relations compliquées avec sa famille. Elle se replie sur elle-même, s’enferme dans un état dépressif, organisant sa vie autour de ses deux obsessions, la nourriture et la balance. L’anorexique a une piètre image d’elle-même. Elle ne se porte ni estime, ni amour. Elle ne se supporte pas et cherche à se faire du mal, en se privant de nourriture et en s’épuisant physiquement, comme nous l’avons vu, mais aussi, souvent, en s’automutilant ou en faisant un ou plusieurs tentatives de suicide. Le moindre excès doit être rigoureusement puni. Malgré cela, l’anorexique s’obstine à dire que « tout va bien », parfois des années durant. C’est pour cette raison qu’elle ne demande pas toujours de l’aide à temps et que la maladie peut s’avérer fatale…

De l’autodestruction à l’auto-maltraitance

L’anorexique semble mener un combat acharné contre son propre corps, avec la privation pour principale arme. La violence qu’elle s’inflige surprend, désarçonne. Pour le Dr. P. (QUI EST_IL POURQUOI NE PAS DIRE SON NOM: SI C?EST LA PERSONNE INTERVIEWVEE IL FAUT PRESENTER BIEN AVANT NOUS NE SOMMES PLUS DANS LA REVUE DE LA LITTERATURE ALORS! SINON IL FAUT METTRE LA REFERENCE), psychiatre spécialisé dans la prise en charge des troubles du comportement alimentaire, «l'anorexie entraîne une souffrance dans tous les sens du terme ». Il poursuit : « Elles [les anorexique, ndla] augmentent leur seuil de tolérance à la souffrance jusqu'à ce qu'elle ne la ressente plus ou qu'elle arrive à la percevoir comme agréable. La sensation de faim est un exemple typique.» Cette parce que les personnes atteintes d’anorexie s’infligent de telles souffrances qu’on range cette maladie dans la catégorie des « comportements autodestructeurs ». Le Dr. P. insiste sur ce point : « Il faut comprendre que l’anorexie, c’est de l’autodestruction […]. Le but de tous les médecins, c’est de stopper l’autodestruction. »

Les comportements autodestructeurs chez les jeunes

L’anorexie est un comportement autodestructeur parmi d’autres. Pour le Dr. B., (MEME REMARQUE ET REFERENCE) médecin-chef d’un service de pédiatrie qui accueille également des adolescents en rupture, les tentatives de suicide et l’automutilation appartiennent également à ce groupe. Ces deux types de comportements pathologiques ont pour autre point commun avec l’anorexie celui de survenir principalement à l’adolescence. Il semblerait que, globalement, les comportements autodestructeurs sont en augmentation dans cette population.

Dans le cas de l’anorexie, l’évolution des chiffres parle d’elle-même. Les études de Theander (1970), en Suède, concluent à une nette élévation de son incidence entre 1950 (0,24 cas par an pour 100 000 habitants) et 1960 (0,45). Toujours en Suède, Nylander avance, en 1970, le chiffre d’une anorexique mentale pour cent cinquante adolescentes (Guillemot et Laxenaire, 1997). En 1997, B. Isenschmid médecin chef à l’hôpital de l’Ile à Berne estime qu’environ 1 à 2 % de la population adolescente souffre d’anorexie mentale (source : statistiques de l’Association Boulimie-Anorexie [www.boulimie-anorexie.ch]). Enfin l’étude du Dr. C. M. Bulik et de ses collaborateurs, dont les résultats ont été publiés dans Arch Gen Psychiatry en mars 2006, établit la fréquence de l’anorexie à 1,2 % chez les femmes. Guillemot et Laxenaire (1997) soulignent que l’augmentation des cas de troubles du comportement alimentaire est en partie due à l’information apportée au public et au changement d’attitude des médecins. Ces deux facteurs font que d’une part, les personnes touchées reconnaissent leur trouble et consultent un médecin, d’autre part que les médecins diagnostiqueront plus facilement une anorexie mentale. Malgré cela, l’augmentation des cas d’anorexie est, selon ces auteurs, une réalité.

Il n’existe actuellement pas de statistiques concernant l’automutilation, puisque cette pratique est en général cachée et ne fait l’objet d’une prise en charge médicale que dans une infime partie des cas. Mais sur le terrain, le Dr. B. observe que « le phénomène n’a pas cinq ans et suit une courbe exponentielle inquiétante» (PAGE). De même, si le nombre de suicides est relativement stable depuis 1985 (source : Doctissimo [www.doctissimo.fr]), le nombre de tentatives ne cesse d’augmenter, notamment chez les jeunes. Les cas se multipliant, le corps médical a pour ainsi dire « créé » un nouveau terme pour désigner ce que le Dr B. qualifie « d’appels au secours » : le tentamen. Pour répondre à la détresse des jeunes, des structures spécialisées dans la prise en charge des adolescents en rupture ont été mises en place, d’abord dans les grands complexes hospitaliers et les cliniques privées, puis dans des établissements de taille plus modeste. C’est en 2000 que le service de pédiatrie du Dr. B. a commencé à accueillir des adolescents. Il explique : « […] on s’est rendu compte qu’il n’avait pas assez de structures hospitalières pour ces jeunes gens et que les hôpitaux psychiatriques pour adultes ou les services de médecine interne n’étaient pas les endroits les plus adéquats pour eux ». Pour lui, la « médecine de l’adolescence » est une priorité : « Je crois que le combat doit se faire autour de la médecine de l’adolescence, qui n’est ni la médecine d’adultes, ni celle des enfants. On devrait pouvoir réellement prendre en charge ces ados avec des gens qui ont réfléchi à ces problèmes-là. » (REFERENCE)

Le Dr. B. est donc relativement catégorique quant à la nécessité de continuer à créer des unités pour adolescents. Il convient pourtant de se demander dans quelle mesure l’institutionnalisation du mal-être des adolescents en tant que problème social, auquel il faut répondre, « nourrit » ledit problème. On peut aussi se demander si l’augmentation du nombre de comportements autodestructeurs à l’adolescence est bien une réalité et pas simplement le résultat d’un meilleur dépistage par les médecins et du fait que les parents sont mieux informés des éventualités.

Le Dr. B. ne nie pas qu’une part de l’augmentation peut être attribuée à ces facteurs, mais, selon lui, ils n’expliquent pas tout. Pour lui, « les adolescents ont une plus grande difficulté à s’intégrer dans la société aujourd’hui pour toutes sortes de raisons […] Il y a une plus grande dépendance des adolescents qui étudient plus longtemps et trouvent plus difficilement du travail. Ils ont de la peine à trouver une place en tant que jeune dans une société qui magnifie la jeunesse mais ne veut pas lui donner une place adéquate. Il y a en plus une augmentation du temps de l’adolescence et une disparition des rites de passage, donc plus de moment où la société reconnaît qu’une personne est devenue adulte. Tout ça fait que la vie des ados est devenue plus difficile et qu’ils ont des comportements pour certains destructeurs ou autodestructeurs qui les amènent à l’hôpital où on essaie de les aider à se restructurer. »

Le paradoxe des comportements autodestructeurs

Ces éléments nous éclairent sur la cause du mal-être des adolescents, mais ne répondent pas à la question de savoir pourquoi certains l’expriment en retournant leur agressivité contre eux-mêmes. Pour le dr. B., une logique commune sous-tend les comportements autodestructeurs cités plus haut. Il explique : « Les jeunes qui se scarifient nous disent souvent que la douleur physique les soulage, parce qu’elle est moins lourde à porter et moins dure que la douleur morale qu’ils éprouvent. La souffrance que l’anorexique s’impose en se privant de manger va aussi la distraire d’une souffrance morale. En plus, ils ont l’impression d’être forts, parce qu’ils arrivent à supporter ça. […] Le contrôle de leur corps et de la douleur physique les rassure, leur donne une impression de puissance et de maîtrise de leur vie. Mais du point de vue psychique et sentimental, ces jeunes gens ne maîtrisent rien du tout ! […] Ils aimeraient pouvoir organiser un monde qu’ils perçoivent comme chaotique, mais se disent qu’ils n’y arriveront pas, ce qui augmente l’auto-dévaluation. » Il ajoute que « l’auto-maltraitance devient la seule réponse possible à la souffrance et l’unique possibilité de régler le monde de manière cohérente. » La brochure informative de l’Association Boulimie Anorexie (Barraud, 1998) attribue également une sorte de « but » inconscient commun à l’anorexie, la boulimie et d’autres comportements autodestructeurs. Ce but correspond à la logique décrite par le Dr. B. : « Plutôt que risquer les déceptions de la vie, il [l’adolescent, ndla] préfère saboter son corps. Il n’est pas sûr de lui et il dépend de l’image que lui renvoie son entourage. Pour enlever l’angoisse que cette situation provoque en lui, il stimule son corps d’une façon malsaine et dangereuse. » (p.23)

Dans ces deux explications, l’anorexie comme l’automutilation apparaissent comme des moyens désespérés de maîtriser une part infime de l’existence. La brochure de l’ABA pointe le contradiction que cela implique : « Paradoxalement, il [l’adolescent, ndla] ira jusqu’à la mort dans sa quête de contrôler sa vie ». Cette étrangeté a également interpellé Le Breton (2003), sociologue spécialiste du corps. Dans un ouvrage portant sur la « blessure de soi », donc l’automutilation, il constate : « En situation de grande souffrance, le corps devient une sorte d’ultime recours pour ne pas disparaître […] L’affrontement aux limites qui nous intéresse ici n’est en aucun cas une volonté dissimulée de périr, mais à l’inverse, une volonté de vivre enfin […] » (p.11).

Ces deux constats amènent à considérer les comportements qualifiés d’autodestructeurs sous un tout autre angle. Soudain, ils ne semblent plus découler d’un désir de mort, mais bien d’une pulsion de vie ! L’anorexie peut bien avoir une issue fatale, comme le rappelle le dr. P. : « Cette maladie est mortelle. 15% des anorexiques mentales meurent en France par année.» Malgré cela, le Dr. B. estime que les anorexiques, les jeunes qui s’automutilent et même ceux qui commentent des tentamens, « n’ont fondamentalement pas envie de mourir ». Il explique : « Je crois que les anorexiques qui meurent meurent par accident et non par volonté réelle de mourir. Leur souffrance devient tellement grande, elle est si mal comprise par les autres, incapables de les aider, que finalement, elles meurent. Mais il n’y a pas, à la base, de volonté consciente d’en finir avec la vie ».

Or « autodestruction » signifie « destruction de soi par soi-même » et « destruction » se définit comme « l’action de faire disparaître complètement ». Qu’est-ce qui fait disparaître complètement un être humain, sinon la mort ? L’anorexique ne souhaitant pas mourir, peut-on dire qu’elle s’autodétruit ?

Une alternative : le concept d’auto-maltraitance

C’est peut-être pour cette raison qu’au terme de son exposé de la logique sous-jacente à l’anorexie et à l’automutilation, le dr. B. a soudainement parlé non plus d’autodestruction, mais d’auto-maltraitance. Le Dr. P. utilise lui aussi cette expression, à propos de l’anorexie : « [L’anorexie] c’est évidemment de l'auto-maltraitance. Nous parlons souvent d'auto-maltraitance pour les femmes. Tous les médecins sont impliqués pour protéger ces personnes. »

La maltraitance, problème social actuel, donne lieu à de nombreux débats. Le terme « maltraitance » peut s’appliquer à toutes sorte de situations et se définit de manière très générale comme « des mauvais traitements infligés à des personnes dépendantes, sans défense, par des proches (parents, famille) ou des personnes chargées de s'en occuper. » [www.wikipedia.org/wiki/maltraitance] L’anorexie se déclare en général à l’âge où l’individu quitte l’enfance et entre dans l’adolescence. A ce moment, l’adolescent prend normalement son indépendance par rapport à ses parents ou, le cas échéant, aux autres personnes chargées de prendre soin de lui. En passe de devenir adulte, il doit développer la capacité de satisfaire lui-même ses besoins et de veiller seul à sa propre intégrité physique. On peut dire qu’il se substitue progressivement à ses parents. Dans un article du magazine « Psychologies », le Dr. Apfeldorfer explique : « Entre 11 et 18 ans, la jeune fille devient femme. C’est une période pendant laquelle elle construit sa personnalité propre et se détache du cercle familial pour devenir un individu autonome. La fille qui est anorexique ou boulimique est une adolescente qui n’arrive pas à faire cela. Ces troubles du comportement alimentaire sont des manifestations de l’échec de cette capacité de se construire en individu autonome. » Il semble donc que l’anorexique ne veut ou ne peut pas assumer la nouvelle tâche qui lui incombe, prendre soin d’elle-même.

L’enfant est dépendant de ses parents. Si des parents négligent ou infligent de mauvais traitements à leur enfant, lequel dépend d’eux, on peut parler de maltraitance. Or l’adolescent dépend de lui-même. S’il néglige de répondre à ses besoins vitaux, s’il malmène son organisme, comme l’anorexique le fait, nous assumons qu’il est possible de parler de maltraitance auto-infligée, donc d’auto-maltraitance.

Auto-maltraitance psychique

On distingue généralement quatre types de mauvais traitements, à savoir, les mauvais traitements physiques, psychologiques, les négligences et les violences sexuelles. La dénomination de ces catégories peut varier légèrement d’un auteur à l’autre, mais le découpage de la réalité sous-jacent à cette classification semble faire l’objet d’un consensus. Dans cet article, nos réflexions s’appuieront sur la description que Julien, pédiatre et auteur, donne de ces différentes catégories. Les termes qu’il utilise sont ceux de « sévices physiques », « abus émotionnel » (ce qui renvoie à la maltraitance psychologique), « négligence » et « violence sexuelle ». (Julien, 1999, p.67)

L’anorexie en tant que maltraitance auto-infligée se manifeste également à différents niveaux, comme le relève le Dr. P. : « C'est une auto-maltraitance physique, psychique (au sens de l'identité du sujet), psychologique (au sens des mécanismes et des comportements) et sociale. » Le Dr. B. insiste quant à lui sur le lien très étroit qui existe, chez l’anorexique, entre auto-maltraitance psychique (ou psychologique) et auto-maltraitance physique, la première précédant et engendrant la seconde. Il explique : « L’anorexie, c’est d’abord une maltraitance psychique, une auto-maltraitance psychique. La maltraitance physique suit, comme moyen désespéré et irraisonné de calmer l’angoisse. Parce que fondamentalement, elles [les anorexiques, ndla] se maltraitent psychiquement ! […] Elles ont une vision très négative d’elles-mêmes. » Dans le même sens, la thérapie cognitivo-comportementale fournit un modèle explicatif de l’anorexie basé sur cette notion de mauvaise image de soi. D’après ce modèle, la vision complètement faussée que les anorexiques ont de leur corps, abondamment décrite dans la littérature, découlerait de la perception très négative qu’elles ont de l’ensemble de leur personne. Vanderlinden (2003) donne une description de ce modèle et développe cette idée : «Outre des idées fausses sur leur corps, la plupart des patientes ont une idée très négative d’elles-mêmes. Elles estiment ne rien valoir, se sentent incompétentes dans de nombreux domaines, pensent que les autres (par exemple leurs amis et amies) n’ont aucune estime pour elles. Ces idées négatives […] tenaces sont considérées, selon ce modèle explicatif, comme l’explication principale de l’apparition et de la persistance de l’anorexie ».

Pour Julien (1999), « l’abus émotionnel procède de modes de dépréciation, d’intimidation, d’exploitation et de rejet qui ont pour effet de diminuer l’enfant » (p.67). Le délégué du canton de Vaud à la prévention des mauvais traitements envers les enfants [www.prevention-maltraitance.vd.ch] ajoute à cela l’isolement et les punitions excessives. L’auto-maltraitance psychique de l’anorexique se caractérise avant tout par une dépréciation constante. Cependant, on peut dire aussi qu’elle punit avec sévérité certains de ses actes, pourtant banals, comme manger ou se reposer (sport à outrance ou vomissement après toute prise alimentaire). De même, elle s’écarte progressivement de sa famille et de ses amis, communique de moins en moins, se dérobe à la moindre invitation, jusqu’à être complètement isolée, socialement parlant (Vanderlinden, 2003).

Auto-maltraitance physique

L’auto-maltraitance physique qui découle de cette auto-maltraitance psychique, nous l’avons déjà abordée dans notre description des symptômes de l’anorexie. Julien (1999) décrit les sévices physiques comme « l’utilisation d’une force exagérée envers l’enfant dans un modèle d’abus de pouvoir » (p.67). L’imprécision d’une telle description se justifie par la multiplicité des actions qui peuvent être qualifiées de sévices physiques. Ainsi, sur le site du délégué du canton de Vaud à la prévention des mauvais traitements, on trouve une liste non exhaustive comprenant des actes aussi variés que les coups, les brûlures, la strangulation, l’immersion ou encore l’administration abusive d'un médicament.

On peut se demander si la privation alimentaire, principale caractéristique du comportement anorexique relève du mauvais traitement physique ou de la négligence. Nous y reviendrons ci-dessous. En revanche cette privation s’accompagne de conduites appartenant indiscutablement à la catégorie des mauvais traitements physiques. L’une des plus fréquentes est l’absorption massive de substances médicamenteuses destinées à accélérer la perte de poids, principalement des laxatifs et des diurétiques, sans prescription médicale évidemment (Junguenent, 2005, p.30). L’hyperactivité des anorexiques, notamment leur obstination à faire des exercices alors qu’elles n’ont plus aucune force, peut aussi être qualifiée d’auto-agression, comme l’illustre le cas de S., décrit par Vanderlinden (1999) : « Tous les jours après les repas, elle fait de la gymnastique ; de préférence des abdominaux. Régulièrement elle s’étend sur le sol pour examiner son ventre. S’il lui paraît enflé ou arrondi, elle le comprime fortement pour l’aplatir. Ou alors elle le frappe à coups de poings […] ou aussi, elle fait des séries de mille abdominaux. » (p.40) Enfin, comme nous l’avons rapidement mentionné plus haut, il n’est pas rare que les anorexiques doublent leurs troubles alimentaires de tendances à l’automutilation.

Revenons à la restriction alimentaire. A priori, celle-ci semble relever davantage de la négligence que du mauvais traitement physique. En effet, Julien définit la négligence comme suit : « [La négligence] se traduit par l’omission de donner à l’enfant les attentions dont il a absolument besoin, que ce soit sur le plan physique (alimentation déficiente, absence de protection fac au danger) ou sur le plan émotionnel (indifférence, rejet). » (p.67) Le fait de mal alimenter son enfant, en qualité ou en quantité relève donc de la négligence. On pourrait donc envisager que l’anorexique qui se prive de nourriture agit ainsi par négligence. Pourtant, le Dr. B. rejette catégoriquement cette idée. Il explique : « La privation, ce n’est en tout cas pas de la négligence chez elles, elles ne négligent pas leur alimentation, au contraire, celle-ci est toujours sous contrôle ! […] C’est réellement de la maltraitance physique. […] D’ailleurs, elles arrivent à des sous-alimentations, mais aussi à des mal-alimentations sélectives. […] Elles ne manquent pas seulement de calories, mais de certains aliments et cela entraîne des carences, que ce soit en fer, en magnésium, en calcium, en fluor, qui font des lésions spécifiques. »

L’anorexique accorde en effet une attention démesurée au peu qu’elle mange. Pour preuve, le témoignage de M. : « Chaque instant, je pensais à ce que j’allais manger ou non, quand, comment et combien. Je calculais les quantités sur un bout de papier que je portais toujours avec moi. Tout était prévu du matin au soir et je ne m’écartais jamais de mon programme. » (Barraud, 1998, p. 11) Vu l’importance que les anorexiques accordent à leur alimentation, il est difficile de soutenir qu’elles agissent par négligence, ce terme signifiant littéralement « attitude de celui qui fait les choses avec moins de soin, d'attention ou d'intérêt qu'il n'est nécessaire ou qu'il n'est souhaitable ». La restriction alimentaire des anorexiques relève donc bien d’un mauvais traitement physique qu’elles s’infligent activement et non d’un quelconque laisser-aller.

Intérêt de concept d’auto-maltraitance

L’ensemble de ces remarques nous ramène à la réflexion du Dr. P., cités plus haut, sur l’anorexie comme auto-maltraitance articulée autour de quatre axes. Pour rappel, il distinguait quatre types d’auto-matraitance dans l’anorexie :

  • physique
  • psychique (au sens de l'identité du sujet)
  • psychologique (au sens des mécanismes et des comportements)
  • sociale

Les idées discutées dans cette partie de l’article nous permettent d’illustrer concrètement ces quatre catégories : la privation alimentaire, l’hyperactivité, l’abus de laxatifs ou de diurétiques relèvent de l’auto-maltraitance physique ; la mésestime de soi correspond à une auto-maltraitance psychique ; le fait de se dénigrer ou de se critiquer relève de l’auto-maltraitance psychologique ; enfin, l’isolement et l’enfermement sur soi correspondent à une auto-maltraitance sociale.

Ce concept émerge visiblement dans le milieu médical, bien qu’il ne soit pas officiellement reconnu. Nous estimons pourtant qu’il fournirait une alternative intéressante, voire même avantageuse à celui d’autodestruction, pour deux raisons. Tout d’abord, parler d’ « autodestruction » dans le cas de l’anorexie mentale, c’est supposer aux malades une volonté qu’elles n’ont pas forcément : celle de mourir. Comme nous l’avons longuement discuté plus haut, l’anorexie correspond davantage à une tentative irraisonnée de maîtriser son existence qu’à un désir d’en finir avec la vie. Ensuite, le terme « autodestruction » s’avère réducteur dans le cas d’une pathologie aussi complexe que l’anorexie. Il ne rend compte que de l’expression physique de la maladie, laquelle n’est en fait que le symptôme d’un mal-être situé à un tout autre niveau. Le concept que nous proposons, l’« auto-maltraitance », découle de celui de « maltraitance ». Or il est communément admis que celle-ci peut prendre des formes diverses et qu’elle provoque des souffrances à différents niveaux chez la personne maltraitée. Par extension, le concept d’auto-maltraitance appliqué à l’anorexie recouvre à la fois le mal-être psychique, psychologique et émotionnel des malades, l’expression physique de ce mal-être (auto-agression) et les conséquences sociales de la maladie. Il rend donc mieux compte de l’extrême complexité d’une maladie telle que l’anorexie.


--Ninosca 30 mai 2006 à 08:08 (MEST)

Deuxième partie

L'historique de l'anorexie

1. Introduction partielle

Dans ce présent article, nous souhaitons démontrer la part grandissante, voire prépondérante de la société dans le maintien et l'accroissement de l'anorexie mentale aujourd'hui. Pour ce faire, nous avons besoin de nous référer au passé pour comprendre à partir de quel moment les privations alimentaires ou l'incapacité à s'alimenter sont devenues des paradigmes et des concepts médicaux à part entière (anorexie, boulimie, boulimarexie, TCA etc.).Il existe aujourd'hui tout un champ sémantique concernant les troubles alimentaires qui s'amplifie et qui s'est construit au cours des siècles passés.

Il n'y a pas une histoire linéaire de l'anorexie. Les syndromes de l'anorexie, tels qu'on les connaît aujourd'hui sont similaires à ceux d'antan. Ce sont les discours sociaux et les acteurs qui analysent ce phénomène qui évoluent. Le contexte change lui aussi suivant les événements qui surviennent dans un même espace-temps. Ce qui nous montre déjà que les individus traitent et considèrent l'anorexie différement suivant les siècles et les systèmes en présence (géographique, social, culturel). La société joue un rôle a chaque époque dans la manière dont elle va classer les personnes qui ont des conduites anorexiques. Elle peut approuver, voir valoriser ces conduites, tout comme elle peut les juger comme anormales et inquiétantes, nécessitant une prise en charge par les institutions sociales elles-mêmes. S'appuyer sur l'histoire de l'anorexie mentale est fondamental pour nous. C'est le moyen de prouver que les anorexiques ont existé à toutes époques et dans toutes les sociétés.

La question intéressante, qui ne fera pas l'objet de notre travail aurait été d'essayer de comprendre pourquoi nous avons deux extrêmes dans la reconnaissance du problème anorexique dans l'histoire et suivant les sociétés. En effet, non seulement le jeûne au Môyen-âge est toléré mais il est en plus dans la seconde partie de cette époque valorisé et encouragé. Tout comme dans les sociétés primitives et orientales, l'abstinence alimentaire est un précepte et une ligne de conduite à suivre. Qu'en est-il dans nos sociétés post-industrielles, occidentales, libérales? Si dans nos sociétés, certains ouvrages de phitothérapie encourage la pratique du jeûne, elle vise à une amélioration de la condition physique de l'individu. Prenons par exemple cet extrait de Mes remèdes de grand-mère d' Henri Puget (2000) : "Les cures de jeûne ont de tout temps été recommandées pour éliminer les toxines de l'organisme et reposer la dynamique de l'être humain". Le jeûne est ici présenté comme un bienfait pour le corps. A l'inverse, les privations et les jeûnes prolongés sont sources de troubles (menant jusqu'à l'auto-destruction psychique et mentale).

Depuis l'instant ou la médecine a pris en charge le problème de l'anorexie et l'a catégorisé comme comportement déviant, le nombre d'anorexiques n' a cessé d'augmenter. Il faut prendre en compte le fait que le corps médical ne s'est pas contenter de pointer les risques pour la santé des anorexiques, mais qu'il a aussi développer en parallèle tout une campagne sanitaire en créant des normes (poids en fonction de la taille), rations alimentaires conseillées par personne et selon le genre, type d'aliments à privilègier au niveau de la nutrition (fruits, légumes etc.) etc. L'anorexie en Occident est considérée comme un problème éminament social. La médecine qui ne désinvestit pas ce champ et qui continue à classifier les comportements, place l'anorexie comme une sociopathologie. Le social au cours de l'histoire est toujours présent mais à des degrés plus ou moins importants (tout dépend du contexte de l'époque). Etonnament, il se trouve que c'est le Moyen-âge qui offre un nombre assez importants d'exemples plus ou moins similaires à ceux que nous possèdons avec les anorexiques mentales à l'heure actuelle (on parle de saintes anorexiques ou encore de mystiques).

S'il est vrai que la littérature d'aujourd'hui est remplie de témoignages de jeunes filles, il persiste à travers le temps d'autres témoignages d'acteurs sociaux qui ont eux aussi eu à faire face à ce problème. A l'aide de quelques témoignages antérieurs et contemporains d'acteurs sociaux (religieux,mystiques, prêtres, membres du corps médical, anorexiques) nous pourrons peut-être mettre en lumière ce qui relève du social et en exergue les autres facteurs. De même nous pourrons par ces mêmes sources authentiques comprendre à quel point l'anorexie mentale ainsi que le jeûne mystique, non assimilable l'un à l'autre mais furieusement proches (surtout dans les syndromes) reflètent explicitement une forme "d'auto-maltraitance".

Qu'est-ce qui pousse ces jeunes filles à s'auto-maltraiter? Quelle responsabilité et quelle rôle la société a vis-à-vis de ces jeunes femmes? N'y a t-il pas des acteurs sociaux qui au nom de certaines valeurs et idéaux (représentation des fonctions de la femme dans la société) maltraitent les femmes à un niveau psychique, voire physique au Moyen-âge et à chaque époque. Par la force des discours, des croyances liées, le plus souvent à leur corps (images et fonctions) sont inculquées aux femmes. Ce point va être plus fortement développé par la suite. Dans la majorité de nos lectures, quatre grandes phases se succèdent dans l'histoire des jeûneuses en Europe occidentale. Elles ne marquent pas la fin d'un siècle ou d'une époque mais plutôt les changements dans l'interprétation globale du phénomène anorexie.

Du Vème au XVIème siècle ( bas et haut Moyen-âge): Peut-on se nourrir uniquement du "corps du Christ"?

Par quel miracle, la "nourriture spirituelle" peut-elle transcender les besoins vitaux du corps? Jusqu'à quel point la souffrance physique peut-elle mener à la "jouissance" de l'esprit. Faut-il froler la mort pour pénétrer les voix impénétrables de notre seigneur? Toutes ces questions auraient pu être posées aux mystiques pour comprendre les démarches qu'elles poursuivaient en refusant de s'alimenter. Nous avons des réponses partielles dans la partie concernant le jeûne au Moyen-âge. Pour éviter de faire des amalgames entre les mystiques et les anorexiques mentales aujourd'hui, il faut comprendre que les sociétés dans l'Occident médiéval (durant le haut Moyen-âge et le bas Moyen-âge) sont patriarcales (maintien de la loi salique) et totalement régies par le clergé et ses membres. Toutes conduites doit être justifiées par un discours théologique.

Les saintes anorexiques ne jeûnaient pas pour obtenir un changement physique (maigreur du corps). Elles jeûnaient pour améliorer leur capacité à rentrer en contact avec dieu. On dénombre une quantité assez importante de jeunes femmes qui se livraient à des jeûnes prolongés pour des motifs religieux (les saintes anorexiques) dans les sociétés occidentales moyennageuses. Nous nous sommes basées sur deux ouvrages pour construire cette partie de l'historique, celui de Bell (1995) Holly anorexia (Les saintes anorexiques) et celui de Nathalie Fraise (2000) L'anorexie mentale et le jeûne mystique du Moyen-âge. Ces livres sont entièrment consacrés à l'étude de la pratique du jeûne au Moyen-âge et à la signifaction de celle-ci pour les contemporains de l'époque et les historiens de notre temps. Le souci des auteurs de ne pas faire d'analogies ou d'anachronismes est réel et leurs affirmations sont soit nuancées (suppositions) soit affirmées à l'aide de témoignages authentiques dans leurs livres. La littérature théologique offre un éventail d'exemples de jeunes filles jeûnant jusqu'au refus alimentaire complet. A l'époque, ces conduites sont considérées soit comme un signe d'élection divine, soit comme un signe de possession démoniaque... ce qui peut mener à la canonisation ou au bûcher. L'augmentation des jeûneuses au cours du Moyen-âge fait pencher la balance en la défaveur de ces jeunes femmes qui sont perçues comme une menace pour la prospérité de l'église (fortement dirigée par des hommes). Les hommes suspectent les mystiques d'hérésie. Ils soupçonnent ces femmes qui se nourrisent d'un "feu intérieur" et non de "nourriture terrestre" d'être manipulées par le diable. Leur méfiance grandissante va faire évoluer leur discours et les religieux qui autrefois admiraient les mystiques pour leur force moral et leur engangement envers dieu vont inverser leur raisonnement. Les saintes anorexiques se nourrisant uniquement de l'hostie (et donc du corps du Christ) et s'infligeant des mortifications très violentes avaient au début du siècle gagné le respect des ecclésiastiques. Leur nombre grandissant, elles deviennent dérangeantes, on les marginalisent et on fait en sorte qu'elles soient accusées de sorcellerie.

En étant conscient que la société moyennageuse était fortement marquée par la religion, on comprend à quel point les détenteurs du pouvoir pouvaient avoir de l'influence sur les considérations populaires de l'époque. De nos jours, la religion n'a plus la même force publique qu'elle avait au Moyen-âge, et les explications de la privation alimentaire s'expriment donc différemment. Le diagnostic médical est devenu plus facile à appliquer à des femmes qui dérangent. On les déclare aujourd'hui "folles" comme naguère on les déclarait "sorcières".

Des interrogations persistent aujourd'hui entre "continuistes" (il y a une continuité entre l'anorexie médiévale religieuse et l'anorexie mentale moderne) et "discontinuistes"(cela n'a pas de sens d'appliquer un diagnostic moderne sur des pratiques médiévales) pour déterminer le degré de ressemblance entre les mystiques et les anorexiques mentales.

Du 16ième au 18ième: L'abstinence alimentaire, un moyen de sublimer le réel

Les causes surnaturelles restent l'explication la plus probable du refus alimentaire, mais le jeûne commence à intéresser le corps médical qui se demande comment l'on peut survivre sans alimentation et pendant combien de temps. Aux jeûnes prolongés du XVième siècle succèdent des cas plus problématiques pour les observateurs de l'époque. Les cas d'abstinence prolongés sont de plus en plus rattachés à des causes organiques et considérés comme des symptomes d'une maladie plus que comme un signe d'intervention surnaturelle. C'est le début de l'intégration de ces conduites dans la sphère médicale.

Laïcisation de la lecture des comportements, professionalisation de la médecine à travers la médicalisation de ces mêmes comportements. C'est à cette période que l'on divulgue des faits divers (observations de jeûneuses qui ont connu la mort) hors du cercle médical. Le refus de manger présenté auparavant comme un acte religieux devient un symptome d'une maladie complexe. Complexe, car elle ne se limite pas à des facteurs organiques purs. Elle serait en lien avec l'état psychique des individus qui s'y soumettent. Elle devient donc une entité diagnostique. On parle d'anorexie depuis 1689, le livre de Richard Morton intitulé "Phtisiologie: sur la maladie de consomption" énumère les syndromes d'inanition (survenant à la suite d'un jeûne prolongé). Il insiste sur les effets physiologiques (perte d'appétit, aménorrhée et amaigrissement). On constate déjà une légère évolution dans l'intérêt des acteurs sociaux pour ce problème, alors qu'avant les religieux jugeaient acceptables (bas Moyen-âge) ou non (haut Môyen-âge) les comportements d'abstinence alimentaire. Les changements politiques et la perte de pouvoir progressive des discours religieux sur le public ne va pas forcément faire disparaîtres les cas d'anorexiques. Les syndromes vont être sensiblement identiques sur le plan physique.

En revanche les facteurs du problème vont prendre d'autres formes. Le changement des acteurs sociaux qui investissent le problème explique cette évolution du problème. C'est ainsi que les médecins vont à leur tour faire de la maigreur un problème. Les causes spirituelles ne vont plus suffir pour légitimer le refus de s'alimenter. D'autant plus qu'avec le développement de la technique, les conditions de vie s'améliorent et les populations peuvent se nourrir à leur faim (si l'on ne tient pas compte de la pauvreté qui reste plus ou moins forte à chaque époque). Choisir de ne pas s'alimenter alors que l'on n'est pas en période de restriction et que ce n'est plus socialement valorisé (y compris par les religieux) va paraître suspect et sera considéré comme anormal. C'est le point de départ d'une réflexion qui s'intéresse à d'autres facteurs pour expliquer l'anorexie (naturaliste, physiologique, social, psychique et psychiatrique). Que ce soit Gull ou Lasègue, tous deux décrivent des cas de jeunes filles de bonnes familles qui restreignent leur alimentation et maigrissent, tout en augmentant leur temps d'activité physique sans qu'il y ait des causes physiques. Pour ces deux médecins ce type d'attitude est explicable par un dysfonctionement nerveux (nervosia anorexia). Cela dit, Gull adhère et donne corps au concept "d'anorexie nerveuse". Alors que Lasègue (en France) penche plus fortement pour une explication qui se rapprocherait du caractère pathogène des individus. Ces dernières (des femmes en majorité) auraient une tendance forte à tomber dans des crises d'hystérie. L'anorexie serait alors une forme de manifestation de ce trouble hystérique.

Milieu du 19ième siècle: histoire du concept "d'anorexie"

Le concept "d'anorexie mentale" fait son apparition en Europe dans les années 1870. C'est aussi à cette époque que l'on distingue le syndrome psychologique des causes organiques du jeûne, témoin que la privation extrême commence à être perçue comme une maladie psychiatrique.

Une date butoir dans la construction du concept d'anorexie est 1873. Lasègue (médecin) développe une hypothèse "psychogénétique" par rapport à l'anorexie en France. Ce dernier parle "d'anorexie hystérique". Simultanément, en Angleterre, Gull tente de déterminer ces comportements anorexiques, qu'il nomme "self-starvation". Pour lui, ils sont liées à un déficit du tractus digestif des jeunes femmes. Cela aurait pour conséquence d'entrainer des douleurs fortes difficilement tolérables. L'abstinence alimentaire évitant alors à celles-ci des souffrances. Il met en avant le fait que la famille peut avoir une influence nocive sur les anorexiques. En 1885, Charcot propose de soigner ces jeunes femmes par l'isolement. De nombreuses théories physiopathologiques ont émergé au cours de ce siècle (découverte des troubles endoctriniens). Dans les années 50, c'est finalement l'approche psychiatrique qui va s'imposer face aux défenseurs d'une étiologie endocrinienne.

Au début des années 80, on voit émerger des interprétations féministes de l'anorexie qui voient la culture patriarcale comme principale responsable de l'émergence du trouble.

On peut faire l'hypothèse que c'est vers le milieu du XIXième siècle qu'apparaît une nouvelle distribution des cartes du maigre dans l'espace social des corps, le jeûne et la maigreur passant du statut de stigmates de la pauvreté à celui d'attributs de l'excellence sociale féminine. C'est à cette époque que l'on peut repérer une apologie du jeûne et de la maigreur, voire d'un certain nombre de maladies (Phtisie,étisie,chlorose etc.). Le romantisme rêve d'une femme immatérielle et les ballerines d'opéra reflètent à merveillent ce modèle, Gisèle (1841) et la Sylphide (1832). Les souffrances du moi romantique, très à la mode à l'époque s'y traduisent en une pâleur languide qui se porte si possible avec des cheveux noirs, des yeux cernés etc. Le visage et le corps des femmes très maigres (anémiées et carencées) est comme le miroir de l'âme. Ils expriment des orages intérieurs. Cette période est vraiment un moment clé dans l'histoire de l'anorexie, car c'est à ce moment que l'apologie de la restriction alimentaire et du corps s'établit. Elle manifeste l'inscription du contrôle alimentaire et de la minceur dans une topologie sociale qui engage à la fois la classe et le genre. Ce n'est plus l'abondance mais la modération qui devient signe de distinction des classes. Pour les classes aisées, la nourriture devient vulgaire et y céder reviendrait à ce comporter commes les membres de la classe populaire. De nouveaux dictons concernant la conduite à tenir des femmes en société sont édifiés: "Une femme ne devrait jamais être vue en train de manger"(dicton anglais)"avoir faim c'est commettre un impair". Diverses stratégies sont mises en place pour qu'une jeune femme ne soit pas surprise en train de manger. Les femmes qui se comportent autrement sont tournées en dérision, le mépris social leur étant infligé. Nous sommes dans les théories de classe. Si la femme doit être si mince dans les classes supérieures, c'est qu'elle doit montrer la différence entre les femmes de la classe de loisir et celles de la classe travailleuse. De nouvelles catégories de jugements sont alors intériorisées par les hommes et les femmes de l'époque. C'est la volonté de transformation de soi pour atteindre un idéal pour les femmes et l'apprentissage des effets séduisants d'un corps maigre pour les hommes. Le danger est alors que ces derniers soient séduits par des particularités pathologiques obtenues artificiellement selon les goûts d'une époque.

Le XXème siècle: L'anorexie, une épidémie sociale dans les sociétés Occidentales

Avec les deux guerres franco-allemande qui se sont succédées au début de XXème siècle, les cas d'anorexies étaient plutôt rares. L'ampleur de la première et de la seconde guerre mondiale à toutes les échelles n'a pas laissé le temps aux jeunes femmes de l'époque de se préoccuper de leur plastique. Et s'il y avait de l'abstinence alimentaire dans certaines couches sociales, c'était non voulu. On parlera plutôt de restriction alimentaire (tickets de rationnements). Il est de fait, qu'avec l'arrivée du modèle américain en Europe de L'Ouest, les habitudes alimentaires des populations européénnes se sont modifiées (American way of life). C'est le début des trente glorieuses, on véhicule des modèles à suivre. Les supermarchés se développent, les émisions américaines véhiculent des images prototypiques du corps féminin et masculin. La consommation augmente et les troubles alimentaires font à nouveau leur apparition. Dans un climat de consommation à outrance et de plus en plus libéral, l'anorexie ne devient plus la seule préoccupation du corps médical, la boulimie fait son apparition (d'abord en 1932, puis massivement dans les années 60-70). Elle est d'abord considérée comme un épiphénomène de l'anorexie et de l'obésité avant d'être reconnu comme symptôme. Cela nous montre bien à quel point la société joue un rôle dans l'émergence du problème et à quel point elle l'entretient aujourd'hui en véhiculant des messages préventifs qui engendrent un effet inverse à celui escompté au départ.

C'est au cours de ce siècle que les figures de la femme vont être à nouveau exploitées. On garde l'idée de la maigreur des romantiques mais on montre une femme plus athlétique, active et en bonne santé (alimentation saine). Au cours du temps, la société est passé d'une représentation maternelle de la femme (symbole de la fécondité et de la passivité) à une représentation de la femme qui se masculinise (musclée, mince, grande, filiforme).

L'anorexie aujourd'hui n'est plus une conduite qui peut se justifier par la sublimation (comme c'était le cas au Moyen-âge). Elle est considérée comme une maladie mentale et physique (cf. La partie précédente sur les syndromes corporels) qui nécessite une prise en charge médicale. Pour mettre fin à la partie historique de notre travail et pour rebondir sur la perception globale de l'anorexie dans le champ médical aujourd'hui, nous pouvons prendre l'extrait de l'entretien du docteur P (psychiatre):

"Pour un médecin psychiatre aujourd'hui, une sainte est une anorexique. Tout simplement parce que mêmes si les intentions et les convictions sont différentes suivant les époques, les conséquences physiques sont les mêmes. Les effets irrévocables et la mise en danger de sa propre vie sont les mêmes quelques soit les motifs. Pour nous c'est dangereux! C'est dangereux pour la santé, au sens physique. Cette maladie est mortelle. 15% des anorexiques mentales graves meurent en France par année. L'anorexie entraîne une souffrance dans tous les sens du terme.Non seulement pour la personne mais aussi pour les acteurs sociaux qui gravitent autour d'elle (famille, amis etc.).Il faut comprendre que l'anorexie c'est de l'autodestruction et évidemment de l'auto-maltraitance."

--Maelig 28 mai 2006 à 16:05 (MEST)

L'anorexie: une maladie sociale

Introduction : qu’est-ce qu’une maladie ?

Selon le Petit Robert, une maladie est : « une altération organique ou fonctionnelle considérée dans son évolution, et comme une entité définissable ». Notre tâche dans cet article, va donc être de définir de manière précise l’anorexie. Qu’entend-on exactement par anorexie à l’heure actuelle ? Peut-on parler de maladie dans ce cas-là ? Si oui, de quel genre de maladie s’agit-il exactement ? Comment la caractériser ? Telles sont les questions qui vont structurer notre raisonnement, tout au long de cet article.

L’anorexie : une maladie organique

Comme vu précédemment (partie : qu’est-ce que l’anorexie mentale), l’anorexie est une maladie qui touche aussi bien l’organisme physique (la perte de poids et l’aménorrhée en sont les symptômes les plus marquants) que psychiques (peur de grossir, représentation biaisée de son propre corps). De manière synthétique, Berubé (1992, p.130) la qualifie de maladie psychosomatique, dans le sens ou des « facteurs émotionnels » rentrent en ligne de compte pour expliquer l’état physique de ces malades. Le psychiatre P. évoque quant à lui un « moteur » de l’anorexie d’ordre « psychogène », c'est-à-dire d’ordre psychique ou psychologique. Ainsi, nous avons vu que l’anorexie relève bien d’une « altération organique », une atteinte physique, qui serait motivée par un psychisme perturbé. Ces troubles seront plus détaillés par la suite (cf automaltraitance)

Or, si les dimensions physiques et psychologiques sont incontournables lorsqu’on essaie de comprendre l’anorexie, il en existe une troisième non négligeable. Nous aborderons ici la maladie sous son aspect social.

L’anorexie : une maladie socialement déterminée

Comment cette maladie est-elle perçue dans nos sociétés ? Quel regard pose les spécialistes sur la maladie, les médias ? Ont-ils une influence ? Un bref regard historique peut nous aider à faire la lumière sur ces questions. Nous l’avons vu précédemment, l’anorexie est une maladie récente (cf. partie historique. je développerai plus, ou moins, quand j’aurai toutes les infos, histoire d’éviter les redondances), apparu « médicalement » au XIXème, elle est reconnue officiellement dans les années 60s, lorsque des médecins, psychiatres, se font « spécialistes » de l’anorexie. Parallèlement, cette maladie est, petit à petit, révélée au grand jour. Des célébrités souffrant d’anorexie se mettent en valeur, la presse se fait de plus en plus éloquente à ce sujet. L’anorexie s’affiche (etc. paragraphe à réajuster)

L’anorexie, une maladie du XXème siècle ? Certains auteurs ne sont pas de cet avis. Guillemot A. & et Laxenaire M. (1997) relèvent qu’on peut identifier des comportements symptomatiques de l’anorexie dès 895. Cependant, il convient de s’interroger sur leur nature. En effet, l’histoire nous a montré que la définition de l’anorexie, et par conséquent de ces symptômes associés, a toujours été sujette à réajustements. Définie, puis redéfinie, l’anorexie est aujourd’hui cadrée par les critères du DSM IV. D’autres auteurs adoptent le point de vue adverse et parlent de « pathologie sociale » (Darmon, M., 2003). Gordon, R., A., 1990 va dans le même sens. Il titre son livre « Anorexia and bulimia, anatomy of a social epidemic”. Particulier à une certaine culture (la société occidentale moderne), l’anorexie est ce que Devereux appelle un « culture bound syndrome (syndrome lié à la culture)». Pour être plus précis, il s’agit d’une maladie, d’un « syndrome » qui n’existe, et ne peut être compris comme entité que dans une culture particulière, et par des personnes appartenant à cette même culture. Plusieurs recherches iraient dans ce sens. Guillemot A. & et Laxenaire M. (1997) relève par exemple qu’aucun cas d’anorexie n’a été diagnostiquée dans la population noire jusque dans les années 80. Les autres auteurs vont dans le même sens. L’anorexie semble être un trouble propre à la culture « caucasienne » occidentale. L’anorexie serait donc une maladie « sociale », puisque le facteur « société » semble être déterminant dans le déclenchement de la maladie. Il convient alors de décortiquer ce facteur sociétal plus en détail.

Une société ambivalente (à compléter)

--Stéphaniebauer 23 mai 2006 à 22:30 (MEST)

L'ambivalence de la société et la création et le maintien des conduites anorexiques (et boulimiques) aujourd'hui

Comme nous le voyons ci-dessus, certaines idéologies sociales affectent les troublées du comportement alimentaire. Nous pouvons distinguer trois concepts sociaux suscitant des comportements alimentaires auto-maltraitant :

  • l’image de beauté, la minceur.
  • l’idéologie du rôle de la femme dans la société moderne : entre maternité (famille) et carrière.
  • La société de consommation abondante.

Nous allons à présent voir comment ces trois facteurs sont représentés dans la société et comment ils peuvent entraîner des comportements alimentaires dangereux.

1. l’image de beauté, la minceur :

Dans son analyse, Hepworth remarque que dès le début du 20ème siècle, la femme est généralement présentée comme un corps de minceur qui satisfait les critères de beauté de l’homme, ce qui n’était pas le cas avant. La minceur devient un culte selon Guillemot et Laxenaire. Dans notre décortication des magazines pour femmes et jeunes filles, cet aspect-là ne pouvait pas passer inaperçu. Toutes les images de femmes, que ce soit pour vendre un produit quelconque ou pour décorer, représentent une femme mince, souriante et ‘belle’. Il ne faut pas oublier que le terme ‘belle’ est culturellement biaisé. Ce qui est considéré comme beau dans un lieu à un certain moment ne l’est pas à un autre. Par conséquent les dessins ou les photographies de femmes perpètrent les valeurs de beauté reconnues par la société occidentale d’aujourd’hui. Guillemot et Laxenaire observent qu’aujourd’hui les femmes désirent toutes ressembler au nouveau modèle féminin que véhiculent les medias.

Les magazines ne servent pas seulement à transmettre les images du corps idéal de la femme mais ils sont aussi là pour nous donner les outils nécessaires pour atteindre cet idéal (régimes, crèmes amincissantes, programmes de sport, adresses de fitness) remarque Darmon. Par exemple, dans le magazine Questions de femmes apparue en avril 2006, un article sous la rubrique ‘Beauté’ décrit « 15 stratégies sur mesure pour perdre ses kilos en trop » (Questions de femmes, p. 32). Au tout début le magazine conseille d’éviter les régimes « drastiques » et de suivre les « bons principes » (Questions de femmes, p. 32). Toutefois, certaines des stratégies proposées sont : « je pèse mes aliments et je compte les calories pour parvenir à une précision supérieur » (Questions de femmes, p. 34) afin de « [maîtriser] parfaitement mon alimentation d’une manière instinctive et je reste mince » (Questions de femmes, p. 34). Ces stratégies sont souvent pointer du doigt quand les médecins craignent un comportement troublé de l’alimentation, comme le mentionne Gordon.

L’article conseille aussi de « faire de l’exercice » (Questions de femmes, p. 35) et de fréquenter les salles de sports tout en faisant « confiance à ces machines » (Questions de femmes, p. 35).

(à compléter)

2. Les rôles de la femme dans la société

La société de nos jours, donne deux grands rôles à la femme occidentale. Le premier rôle fait référence à son image biologique, perpétrée pendant des siècles : celle de la mère féconde. Le second rôle est une représentation plus récente qui a débuté avec les mouvement féministe bourgeois du fin du 19ème siècle qui permet à la femme de s’acharner pour accéder à une place professionnelle au côté de l’homme. Comme il est décrit par Guillemot et Laxenaire, ces deux rôles contradictoires offrent deux images contradictoires de la femme. De nos jours, la minceur est vue comme un signe de volonté et de maîtrise de soi-même. Elle est la nouvelle condition de la réussite sociale. Donc une femme mince est celle qui a une ambition professionnelle et celle qui trouvera sa place dans le monde des hommes, comme si les rondeurs renvoyaient trop directement à l'image stéréotypée de la femme au foyer, maternelle.

Comment régler ce conflit de rôle ? Malheureusement les médias, notamment les magazines sont là pour donner réponse à cette opposition. Un exemple démonstratif est l’article : « Comment devenir une exécutive woman » apparu dans le magazine Edelweiss en mai 2006. Nous pouvons d’abord nous interroger sur les sous-entendus du terme ‘executive woman’ : une femme qui a une carrière et qui l’assume bien, une femme qui est parfaite dans tous les domaines de la vie qui est forte et n’a pas besoin d’aide, et reconnue en tant due tel. Autant dire, une super-woman ou une femme aux qualités idylliques d’un homme.

Enfin, que propose cet article ? Il donne dix « leçons » pour « accéder à un poste de célébrité » (Edelweiss, p. 52) Parmi ces leçons figure en troisième place : « garder une excellente forme physique » (Edelweiss, p. 53) en suivant « une monodiète de fruits une fois par mois » ou encore en faisant du « spinning [c’est-à-dire faire du vélo statique en groupe dans une salle de sports] entre midi et 14 heures pour pouvoir prétendre ensuite qu’elle peut manger tout ce qu’elle veut sans prendre u gramme » (Edelweiss, p. 53) Il est évident que ces comportements ne sont pas sans danger. Ces énoncés encouragent donc un comportement de contrôle de son poids. Plus encore, il préconise clairement le fait de montrer une image de contrôle de soi à la société.

L’article alimente le contraste entre le principe de manger ‘ce qu’on veut’ revendiquée par une société de consommation, mais ‘sans grossir’ car la minceur est l’idéal de cette société. Certaines analyses s’accordent à dire que ce conflit d’idéologies mènent à un conflit identitaire qui est à l’origine des comportements anorexiques. Ainsi Gordon résume l’anorexie en terme de conflit identitaire, une confusion des valeurs d’identification inhérente à l’image paradoxale de la femme que donne la société. Il n’est pas étonnant alors, que, dans cette période critique de construction identitaire qu’est l’adolescence, on retrouve la quasi-totalité des cas d’anorexie mentale. Gordon remarque d’ailleurs que ses patientes sont constamment tiraillées entre ces deux images de la femme totalement opposées.

En d’autres termes, Gordon cite Chermin, pour qui le « marketing de l’idéal de la minceur reflète un effort conspiratoire pour garder les femmes à leur place, dans une période où l’assurance des femmes menace la pérennité du contrôle masculin ». Cette citation ouvre une autre porte d’analyse des troubles alimentaires, celui du conflit de genre.

3. La société de consommation abondante

Il est désormais visible que la société post-industrielle est une société de consommation, car l’abondance est de règles. Les médias en font une certain idéal de vie, la mode de la consommation. La consommation est encouragée surtout à travers la publicité de tous genres : à la télévision, des affiches dans la rue, dans le courrier à domicile et aussi dans les magazines. Il y a deux principes majeurs dans la consommation : la propriété renforcée par l’individuation et la reconnaissance à un modèle ‘supérieure’. En d’autres termes nous consommons pour satisfaire nos besoins et nos désirs et nous consommons pour ressembler à un modèle préconçu. Aujourd’hui, ce sont les stars et les personnalités connues qui représentent le modèle, surtout pour les jeunes. Nous allons à présent voir comment un magazine pour jeunes filles, Girls, encouragent les adolescentes à consommer la minceur.

Dans son article, « 100 conseils de pro selon ta morpho », le magazine invitent les adolescentes à se reconnaître dans une des quatre stars selon leur morphologie. Ensuite ils proposent une série de suggestions dans le mode impératif pour ‘tonifier son corps’, faire disparaître les bourrelets ou encore ‘chasser les kilos en trop’. Le magazine propose de nombreux exercices sportifs et d’activités en salles ou dans la vie quotidienne pour brûler les calories. Enfin la consommation la plus évidente est de présenter plusieurs produits cosmétiques sous la rubrique « Ton shopping minceur » (Girls, p.31), du type anti-cellulite, massage minceur, raffermissant, etc. Il est de toute évidence comme le déclare Gordon que la minceur est un marché : allez au fitness, consommez allégé, …

Cet article tend à généraliser le besoin de perte de poids de certaines adolescentes à toutes. D’ailleurs les modèles de stars proposés sont toutes minces et n’ont pas besoin de perdre des kilos. Il faut aussi noter que les dessins et les photos utilisés pour illustrer cet article montrent tous des jeunes femmes minces. Difficile pour une adolescente ne pas devoir chercher à s’identifier ou au moins à ressembler à l’une d’elles.

Toutefois, nous avons l’obligation d’observer que cet article ne dit à aucun moment quelle nourriture manger. Sur les cent conseils, un seul déclare : « Vivent les rondeurs ! (…) commence (…) à voir ton corps de manière positive » (Girls, p. 32). On constate donc que certains médias commencent à prendre conscience de l’influence qu’ils peuvent avoir sur les comportements des adolescents et qu’ils agissent par conséquent. La problématisation des troubles des comportements alimentaires influence les positions des médias.

Bibliographie

Bibliographie de la première partie

Vanderlinden, J. (2003). Vaincre l’anorexie mentale (J.-M. Huard, trad.). Bruxelles : de Boeck.

Bérubé, L (1991). Terminologie de neuropsychologie et de neurologie du comportement. Montréal : La Chenelière.

Barraud, R. (1998). L’ombre de toi-même. Anorexie et boulimie : comprendre pour agir. Lausanne : Narbel.

Julien, G. (1999). Soigner différemment les enfants, L’approche de la pédiatrie sociale. Montréal : Logiques.

Le Breton, D. (2003). La peau et la trace. Sur les blessures de soi. Paris : Métailié.

Site de l’Association Boulimie Anorexie, consulté le 5 mai 2006 dans

http://www.boulimie-anorexie.ch/troubles.php#anorexie_1

Site du délégué du canton de Vaud à la prévention des mauvais traitements envers les enfants, consulté le 27 mai dans

http://www.prevention-maltraitance.vd.ch



Bibliographie de la deuxième partie

Bérubé, L (1991). Terminologie de neuropsychologie et de neurologie du comportement. Montréal : La Chenelière.

Darmon M.(2003). Devenir anorexique, une approche sociologique. Paris. La découverte.

Fraise, N. (2000). L'anorexie mentale et le jeûne mystique du Moyen-âge. L'harmattan.

Gordon R.A.(1990). Anorexia and bulimia, anatomy of a social epidemic. Oxford and Cambridge. Basil Blackwell.

Guillemot A. & et Laxenaire M. (1997). Anorexie mentale et boulime le poids de la culture (2e éd.). Paris: Masson.

Hepworth J. (1999). The Social Construction of Anorxia Nervosa. Londres: Sage.

Chabrillac O. (2006, avril). 15 strégies sur mesure pour perdre ses kilos en trop. Questions de femmes, 114, 32-38.

Divine D. (2006, mai). Comment devenir une executive woman. Edelweiss, 54-55.

Lucia M. (2006, mai). 100 conseils de pro selon ta morpho. Girls!, 29-37.