Les enfants maltraités comme enjeu entre parents, institutions et médecins

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Introduction

1. Thème choisi


Dans nos sociétés occidentales, des enfants battus, violentés, négligés font partie de notre histoire. Cependant, la lutte contre la maltraitance des enfants est récente. Une évidence s’est dessinée : les enfants ont des droits. La déclaration des droits de l’enfant en 1989 a marqué cette évolution.

Cependant, les enfants ne peuvent pas défendre eux-mêmes leurs droits. Des adultes veillent à le faire à leur place, pour leur bien. Les différents acteurs, avec différentes légitimités, interviennent aujourd’hui pour protéger les enfants contre la maltraitance.

2. Présentation de l’objet

L’enfant et sa protection est un enjeu entre plusieurs acteurs. Pour les enfants d’âge préscolaire, ce sont en premier lieu les parents qui assurent la protection de leurs enfants. Cependant, selon la situation, les parents, le personnel des crèches, les pédiatres, le Service de santé, la Protection de la jeunesse, le pouvoir judiciaire peuvent chercher à intervenir afin de protéger un enfant. Chaque acteur a sa légitimité propre, ses visées propres, et ainsi, l’enfant peut se trouver l’enjeu d’une question sociale qui le dépasse. Qui est légitimé d’évaluer s’il est maltraité ? Qui définit l’intervention à mettre en place ? Comment la prise en charge de la maltraitance s’institutionnalise-t-elle et quelles en sont les conséquences ?

3. Problématique précise choisie et ses limites

Le Service de Santé de la Jeunesse de Genève vient d’édicter un protocole Enfants en danger et institutions de la petite enfance en novembre 2005. Ce protocole suit une première affichette, distribuée en 1998, est constitue le premier document adressé aux institutions de la petite enfance afin de les sensibiliser à la lutte contre la maltraitance et à leur rôle. Il a été accompagné par un séminaire destiné aux responsables des institutions de la petite enfance intitulée Quel partenariat face aux situations de maltraitance, proposée en date du 17 mai 2006. Ces démarches constituent des éléments d’une institutionnalisation de la lutte contre la maltraitance et il nous a semblé intéressant de d’en proposer une esquisse d’analyse.

4. Structure de l’article

Revue de littérature

Renevey Fry, Chantal (dir.) (2001) : Pâtamodlé, l’éducation des plus petits, 1815 à 1980, Service de la recherche en éducation et Musée d’éthnographie, Genève.

Ce livre retrace l’histoire des crèches et de l’école enfantine, de différents acteurs sociaux et des idées concernant l’éducation des tous petits en trois parties. Premièrement, l’ouvrage s’intéresse à l’influence des médecins pendant la période de 1815 à 1950, à celle des pédagogues pendant la même période, et à celle des psychologues depuis 1950 à 1980.

La relation entre une mère et son enfant n’est pas dans une bulle isolée, à son départ. Elle est influencée fortement par la société dans son ensemble et par ses différents acteurs. De l’injonction de ne pas allaiter elle-même son enfant faite par le médecin de famille en 1871 pour les femmes de la bourgeoisie (p. 29) à la lutte d’autres médecins contre la mise en nourrice pendant la même période (p. 44), de l’injonction des psychologues demandant un dévouement complet (p. 172) en 1951 en passant par celle d’être « suffisamment bonne » (p. 182) jusqu’à la demande de laisser de la place au père (p. 233) en 1971, la relation entre une mère et son enfant se trouve face aux experts, à leurs demandes parfois contradictoires, changeant dans le temps, et aux prises d’enjeux sociétaux dépassant la seule question de l’éducation des petits enfants.

Au départ, à partir de 1874, les crèches accueillent les enfants des classes populaires, enfants négligés par leur mère parce qu’elle doit travailler. Progressivement, l’augmentation du travail des femmes, conjuguée avec une démarche de plus en plus pédagogique des institutions de la petite enfance amènent à une « démocratisation » de ces institutions qui ne s’adressent plus uniquement aux classes populaires mais aux enfants de toutes les classes sociales. Les différences entre les classes sociales dans les pratiques éducatives se retrouvent ainsi à l’intérieur des crèches, de plus en plus, à partir des années 1960. « L’amélioration de la qualité de l’encadrement au sein des institutions pour les tout-petits s’est accompagnée de mesures destinées à dépister et prévenir les handicaps émotionnels, relationnels et affectifs ». La surveillance et le dépistage incombent au Service santé de la jeunesse dès 1968, tandis que le service de guidance infantile offre un dépistage des troubles de comportement dès 1975.

Protocole du Service santé de la jeunesse, Genève, version révisée avril 2006 Enfants en danger et institutions de la petite enfance ; protocole pour l’évaluation et le signalement des situations

Ce protocole distingue les situations suivantes : « Un enfant en risque est un enfant qui connaît des conditions d’existence risquant de compromettre sa santé, sa sécurité, sa moralité, son éducation ou son entretien, sans pour autant être maltraité. Un enfant maltraité est un enfant victime de violences physiques, d’abus sexuels, de violences psychologiques, de négligences lourdes, ayant des conséquences graves sur son développement physique et psychologique. Un enfant en danger est un enfant qui est soit en risque, soit maltraité. »

Le document prévoit que les institutions informent le SSJ de toute suspicion d’une situation d’enfant en danger, c’est-à-dire tant en ce qui concerne les enfants en risque ou les enfants maltraités, et que « l’évaluation initiale est faite par l’infirmière et le médecin du SSJ. » Le SSJ évalue le risque, fixe des objectifs, oriente les parents vers des services de prise en charge. En absence de collaboration de la part des parents, le SSJ signale la situation à la Protection de la jeunesse. En cas de maltraitance « suspecte ou avérée », la situation peut être dénoncée à la justice civile ou pénale.

Compte rendu du séminaire SSJ du 17.5.2006

A Genève, le Prof. Ferrier a été un pionnier en ce qui concerne le travail de protection de l’enfant, dans les années 1970. Dans son activité à l’hôpital cantonal, il s’est inspiré des démarches entreprises aux Etats-Unis afin de lutter contre la maltraitance des enfants. Ce problème, qui était encore méconnu, tant il semblait impensable que les parents, où les personnes qui ont en charge des enfants, puissent les maltraiter.

Ce sont les médecins qui se sont intéressés en premier à cette problématique. Les traces visibles laissées par la maltraitance physique sur les corps des enfants ont attiré leur attention. Par l’action du corps médical, la maltraitance devient un domaine prioritaire de santé publique. En 1999, l’OMS reprend pour la première fois la problématique de la maltraitance.

La réponse donnée à Genève consiste principalement à proposer un suivi médico-social pour apporter un soutien à la parentalité. Comparé avec le Canada, par exemple, les cas de maltraitance signalé sont nettement moindre à Genève et les chiffres montrent que le SSJ ne peut en aucun cas être qualifié d’activiste.

Afin d’augmenter la prise en compte des cas de maltraitance dans la petite enfance, il s’agit d’améliorer la collaboration entre les différents partenaires. Le SSJ ne veut en aucun cas être un agent de contrôle social et ne travaille pas avec des grilles de détection. Il ne s’agit pas de faire des visites systématiques ou de chercher à dépister de façon active, mais de rester à l’écoute et attentif.


L’évolution chiffrée

Tandis qu’en 1992, le SSJ dénonce 12 cas de maltraitance au service de la protection de la jeunesse, en 2004 il signale 152 cas. Cette augmentation très importante concerne surtout l’école primaire, seulement 2 cas concerne la petite enfance.

En 2003/2004, la répartition des situations se fait comme suit :

Enfants en risque 777 cas 64 % Suspicion de maltraitance 312 cas 25.7 % Maltraitance 125 cas 10.2 % ________ ______

Enfants en danger 1214 cas 100 %


Méthode

Lecture d’ouvrages Analyse du protocole SSJ Participation au séminaire SSJ


Analyse

Lors de la création des crèches, à partir de 1874, les crèches sont destinées aux enfants des classes populaires, afin d’éviter qu’ils sont laissés à eux-mêmes, négligés par leurs parents. Progressivement, suite aux changements socio-économiques concernant le travail des femmes conjugués avec une démarche de plus en plus pédagogique des institutions de la petite enfance, les crèches accueillent aujourd’hui les enfants de toutes les classes sociales. Elles ne sont plus pensées spécifiquement pour lutter contre la négligence, d’autres institutions ont pris la relève.

Un enfant en situation en risque, selon la définition du SSJ de 2006, n’est pas maltraité. Sa famille se trouve dans une situation socio-économique difficile, est au chômage, habite dans un appartement trop petit et insalubre, doit faire face à des maladies, néglige l’enfant en ce qui concerne l’habillement, l’hygiène, et laisse l’enfant livré à lui-même. L’encadrement des crèches n’est plus considéré comme suffisant pour ces enfants-là, aujourd’hui. Il y a besoin de mettre en place un suivi médico-pédagogique, une aide à la parentalité. Même dans les situations d’enfants en risque, enfants qui selon la définition ne sont pas maltraités, les parents, afin de démontrer leur bonne volonté et le fait qu’ils ne sont pas maltraitants ou qu’ils sont prêts à changer se doivent d’accepter l’intervention des pédo-psychiatres, des médecins, des spécialistes de l’enfance.

Un problème social et éthique devient ainsi un problème de santé, donc médical. Le pouvoir judiciaire est ainsi écarté et lui sont transmis que les cas les plus graves. La dénonciation à la justice est utilisée comme « levier pour l’adhésion des parents » (Séminaire SSJ du 17.5.2006). Cependant, le pouvoir judiciaire également a de plus en plus à se prononcer sur des affaires de famille. Lors de la conférence de presse annuelle du pouvoir judiciaire, le procureur général indique qu’entre 2004 et 2005, « les affaires dans lesquelles des parents sont accusés d’avoir violé leur devoir d’assistance ou d’éducation et d’avoir ainsi mis en danger le développement physique ou psychique de leur enfant ont augmenté de 119 % en un an ! » (Tribune de Genève, 13.4.2006). En ce qui concerne les cas dénoncés par le service de la Protection de la jeunesse, le pouvoir judiciaire classe 80 % des cas, parce qu’il serait signalé trop tardivement pour encore pouvoir assurer une instruction judiciaire adéquate (séminaire SSJ du 17.5.2006).

Aujourd’hui, les enfants sont considéré comme un enjeu sociétal et ne concernent pas uniquement leur famille. De leur devenir dépend la société à venir. Les parents, les professionnels des crèches, les médecins, les pédo-psychiatres, les différents services de l’enfance, tels que le SSJ ou la PDJ, les organes judiciaires, se relaient, se complètent, se concurrencent, se disputent l’enfant et son devenir. L’évaluation qu’un enfant est maltraité incombe en premier lieu au Service Santé et à son corps médical. A ce stade du « jugement », les parents n’ont pas droit à un avocat, à un soutien, à une procédure qui leur reconnaît des droits. De façon analogue, c’est également le corps médical du SSJ qui détermine si un enfant est considéré en risque. La situation socio-économique d’une partie de la population passe ainsi d’un phénomène social à une tare familiale.

Dans une communication personnelle, le Dr. Bouvier du SSJ admet qu’il peut avoir un biais dans la détection des cas de maltraitance qui attirent l’attention des professionnels engagés dans la lutte contre la maltraitance plus vers certaines familles que vers d’autres, et que les familles de niveau socio-économique défavorisé sont surreprésentées. Le SSJ cherche à corriger ce biais et ne fait pas de dépistage systématique. Le Dr. Bouvier considère cependant également que certaines formes de maltraitance peuvent être effectivement plus fréquentes dans une situation socio-économique difficile.

Conclusion

Dans cet article, il ne s’agit pas de suggérer qu’il ne faille pas lutter contre la maltraitance, mais plutôt à esquisser une réflexion concernant certains des effets non voulus d’une telle lutte. L’éducation est une affaire de valeurs, valeurs d’une société et il semble important de ne pas chercher à opposer les valeurs d’un groupe social contre un autre, sous couvert de la lutte contre la maltraitance.

Les enfants en risque ne sont pas maltraités, comme le SSJ le définit lui-même. Les situations socio-économiques d’une part de la population sont des problématiques sociales à résoudre, et pas uniquement des difficultés personnelles, familiales. L’argent investi à lutter pour un suivi thérapeutique, médical, social des enfants en situation en risque pourrait également être utilisé à offrir des postes de travail à des chômeurs, des appartements plus grands aux familles avec des enfants, à des allocations de famille plus généreuses … L’institutionnalisation de la lutte contre la maltraitance constitue bien une des réponses socialement construites à une problématique donnée.



Bibliographie

  • F.Schultheis, A.Frauenfelder & C.Delay (avril 2005), La maltraitance envers les enfants: entre consensus moral, fausses évidences et enjeux sociaux ignorés, Université de Genève, Faculté des sciences économiques et sociales, Département de sociologie.