Article 2011

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Titre provisoire: Générations dans l'éducation spécialisée et conceptions de l'intégration

Propos introductifs

L'usage de deux termes à définitions et connotations diverses, en histoire de l'éducation spécialisée, est un véritable challenge intellectuel. Entrelaçant constamment une démarche de recueil de données (archives écrites et archives orales par le témoignage) et démarche épistémologique, la recherche menée introduit deux dimensions essentielles : la récolte de données et la construction d'un savoir historique. Celui-ci demande à prendre en compte le contexte des années 1970-1980, période choisie pour la recherche, à étudier la place prise, dans cette même période, du concept d'"intégration" (auquel s'ajouterait celui de "désinstitutionalisation") et à éclairer le rôle des acteurs et actrices d'une génération qui a été particulièrement traversée par une volonté de lutter contre les exclusions.

Peut-on alors parler d'une génération homogène, celle ayant été influencé par des valeurs libertaires (notamment dans l'élan post Mai 68) et qui chercherait à appliquer dans le champ de l'éducation des pratiques différentes ? Comment alors expliquer que, dans cette même période, à Genève, des institutions vouées au placement d'enfants handicapés aient vu le jour ? Y aurait-il comme le dit Pinder, cité par Mauger "non-contempornéité de la contemporanéité"? Autrement dit le temps vécu par les acteurs ne correspond pas forcément au temps historique, ce qui expliquerait que dans une même période des acteurs et actrices de la même cohorte n'appartiennent pas forcément à la même génération. Cette hypothèse oblige à discuter la notion de génération dans l'usage qui en sera fait dans la suite du travail d'un point de vue historique, sociologique, psychologique et anthropologique.

Le visionnement du film réalisé par l'Institut du travail social de Paris, en 1986, "Histoire de l'éducation spécialisée ou l'éducation spécialisée racontée par ses promoteurs" (animation et commentaires de Paul Fustier), nous amène à faire quelques remarques générales propices à poser les bases d'une nouvelle recherche en histoire de l'éducation spécialisée à Genève dans le cadre du cours-atelier intitulé "Les institutions d’éducation spéciale entre archives, mémoire et histoire, 2ème moitié du 20e siècle".

Un premier groupe de remarques porte sur le concept de génération utilisé à plusieurs reprise dans les témoignages visant à poser les bases de sa réalité historique, sociale (ou psycho-sociale) anthropologique. Cette génération dite des "pionniers" est-elle un "groupe homogène"? A-t-elle un "désir en commun" qui la définirait ? Existe-t-il des "couches successives" de générations (dans la période évoquée 1940-1960)? Et, in fine, s'il est possible d'adhérer à l'utilité d'un tel concept, comment le définir? en terme de caractéristiques? de situations? de chronologie? d'idéologie? de formation? etc.

Un second groupe de remarques vise à mieux saisir le rôle dans l'histoire du témoignage (histoire orale) et à évaluer son "utilité" pour les acteurs et actrices concernés, et son utilité, voire nécessité, en terme de patrimoine de l'éducation spécialisée et de transmission (pratique, idées, valeurs, vécu, etc.) pour aujourd'hui.

Le concept de génération : sa fonction épistémologique

A lire le texte de Karl Mannheim édité en 1928 (Das Problem der Gerenationen), les générations sont un « problème ».

Il est donc intéressant de comprendre à la lecture de la traduction de Gérard Mauger « Le problème des générations », Paris : Colin, Essais et recherches, 1990) en quoi il en est un. Nous laisserons de côté les débats qui ont suivi cette parution comme les questions relatives à la traduction largement évoquer dans ce dernier ouvrage. L’intérêt de l’ouvrage de Mannheim est de poser en sociologue le problème dans son contexte, c’est ce qu’il appelle la situation du problème, et de distinguer deux manières de l’aborder. La première en positiviste cherchant à quantifier en quelque sorte la durée de vie et ses rythmes entre naissance et mort, la seconde, qu’il emprunte (et que nous suivrons), est d’en faire un concept « romantique-historique » intégrant le vécu des actrices et acteurs.

D’autres auteurs après lui, ont souligné la dualité épistémologique d’un tel terme, tout en l’utilisant pour mieux comprendre à un moment donné ce qu’il en est du rapport entre génération : le fossé des génération selon Margareth Mead (Mead, Margaret (1979). Le fossé des générations. Paris : Denoël et la crise des générations de Gérard Mendel (Mendel, Gérard (1981). La crise des générations. Paris : Payot) qui tous deux peuvent être considérés comme des écrits fondamentaux.

Nous laisserons pour l’heure de côté les nombreux ouvrages qualifiant une génération (la génération Mais 68, la génération X, la génération Y, la génération des baby boomers, etc.), tout en soulignant l’importance de travaux qui permettent d’avoir une vision de la complexité comme Perrig-Chiello, P. Höpfinger, F. Suter, C. (2009). Génération-structures et relations. Rapports « Générations en Suisse ». Zurich, Genève : Seismo.

Les générations dans l'éducation spécialisée

- l'importance de valeurs (humanisme, le scoutisme, personnalisme communautaire,

Le film visionné (ci-avant) rend compte de l'évolution du métier d'éducateurs spécialisés jusqu'à sa professionnalisation dans des écoles de formation, de 1940 à 1960. Les "pionniers" décrivent bien cette idée de départ qui était d'aider son prochain. D'ailleurs, cette idée semble être née du scoutisme très répendu à cette époque et auquel la plupart avait participé. Au départ, les termes utilisés pour nommer les "éducateurs" semblaient même liés à ce passé scoute et aux défis qu'ils devaient relever pour démontrer les capacités à travailler dans ce domaine (des capacités surtout physiques). On les nommait "chef" et des épreuves physiques, comme grimper à un arbre, pouvait leur être demandé (par les jeunes!) pour qu'ils démontrent leurs capacités. On a vu une évolution, non seulement dans les termes utilisés pour parler des éducateurs, en passant par des termes liés à la famille pour arriver au terme d'"éducateurs spécialisés", mais également dans la vision des "jeunes" et des méthodes à utiliser. Cette évolution semble être d'autant plus forte dans les années 60. Les "pionniers" présents dans le reportage parlent de conflits apparents. Leurs propos nous laissent penser que l'évolution a été importante et conflictuelle à cette époque. Au fil de leurs récits, les participants semblent de plus en plus vouloir défendre leur point de vue lié à l'époque dans laquelle ils ont vécu et une tension toujours plus forte se crée entre eux. L'atmosphère devient de plus en plus tendue ce qui dénotent des positions différentes au sein d'une même génération. Ainsi ces quelques remarques permettent de souligner l'importance des valeurs (par exemple: la force physique, la famille, la hiérarchie, etc.) qui interviennent dans la définition de la génération, ainsi que la non homogénéité d'une génération (révélé par les conflits entre acteurs et actrices), d'un champ professionnel limité comme l'éducation spécialisée dès la fin des années 40.

- l'importance du contexte (guerre, Mai 68, etc...) - l'importance des idées en cours, le développement d'un savoir, - professionnalisation, émergence du métier, les enjeux entre nouvelles profession (assistance sociale, médecin, psychologue, éducateur spécialisée), identité

Les problèmes des éducateurs spécialisés dans les années 1970-1980 à travers leurs revues

La fonction du témoignage dans le champ de l'éducation spécialisée

Ce rapport entre temps vécu et temps historique discuté ci-avant est utile à l’introduction d’une différence entre mémoire et histoire.

La période considérée est la même pour les individus, 1970-1980, et ces "contemporains" subissent les mêmes influences culturelles et sociales du contexte. Or, leur engagement dans leur temps relève aussi d’un groupe d’appartenance (ici la commission d’intégration par exemple) et d’un « temps intérieur » qui relève de « qualités » (valeurs, croyance, objectifs, idéologie, etc.) qui leur est propre. C’est ici que l’on peut introduire le concept d’ « entéléchie d’une génération » que Mannheim emprunte à l’historien d’art Pinder qu’il définit comme étant : l’expression de l’unité de son « but intérieur », expression de son expérience propre de la vie et du monde. (Mannheim, p.35)

C'est bien cette articulation entre individus et leurs temps que permet d’entrevoir le témoignage. Les témoins par définition rendant compte d’un temps à travers leurs propres perceptions, compréhension et donc leur propre existence qu’ils partagent avec d’autres définissant ainsi une entéléchie de génération et partant une génération spécifique ayant son esprit propre, ses valeurs, ses buts culturels, sociaux, politiques.

Entre le "devoir de mémoire" et le "droit à l'oubli" se glissent des paroles libres de témoigner selon la conscience et la volonté des individus de dire et de cacher, de dévoiler et de taire, de simplement raconter un moment vécu, souvent avec force émotion. Les acteurs/trices d'un temps révolu ont un sentiment d'avoir vécu quelque chose d'exceptionnel, ainsi en va-t-il des premiers pas du métier d'éducateurs/trices spécialisé qui s'apparentait souvent au scoutisme et au modèle familial (on parlait alors de chef, de frère aîné, de moniteur avant de fixer le mot "éducateur" à la fin des années 59), ainsi en va-t-il aussi des innovations pédagogiques ou des combats pour introduire de nouvelles idées (l'intégration des enfants handicapés par exemple).

Le témoignage à recueillir est nécessaire lorsque l'archive manque pour rendre compte des pratiques qui peuvent (souvent dans l'éducation) ne pas être écrites (analysées ou théorisées) par les acteurs/trices. Mais le plus souvent, il est un utile complément aux archives permettant de combler des manques et/ou d'apporter une dimension qualitative rendue par le souvenir. Certes, celui-ci ne peut être traité de la même façon que la trace écrite ou photographique ou l'archive orale, dans la mesure où le témoignage est un discours différé et dépendant de la qualité de la mémoire de la personne.

Mais, on ne peut faire usage de cette méthode sans mettre en jeu non seulement la question de la vérité historique, mais aussi le rôle de cet acte pour le témoin et notamment le plaisir de transmettre un savoir original.