Le classement des données

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Resumé - Abstract

En l’absence d’outils performants, l’organisation des données personnelles et son corollaire, le recouvrement, sont essentiellement « manuels », et restent finalement et étonnamment très archaïques. En effet, on aurait pu croire qu’au fil du temps, les différents systèmes d’exploitation auraient amélioré les processus de classement. Or il n’en est rien : de ce point de vue, la différence entre les premières et les dernières générations de Windows est très minime. Ce système d’exploitation propose un ersatz d'environnement métaphorique qui n’aide guère l’utilisateur à organiser ses données. La tâche reste complexe et met en œuvre des processus cognitifs fragiles et instables avec l’âge, tels que la mémoire épisodique.

mots clé : classement; fichier; mémoire; métaphore


Historique et contexte

L’utilisateur lambda est confronté à une quantité de données personnelles de plus en plus conséquente et les pratiques autour de la gestion de ces données se sont modifiées. Plusieurs raisons expliquent cela. La première tient au fait que la capacité des disques durs est de plus en plus importante et a, de fait, occasionné un changement des habitudes : là où auparavant nous faisions un effort pour trier en amont ce qu’il était vraiment pertinent de garder, nous pouvons maintenant « stocker d’abord et voir plus tard ». La capacité augmentant et le coût des supports de stockage diminuant, le contenant n'agit plus comme limitateur de la quantité des stocks. Nous ne sommes plus obligés de régulièrement « faire de la place », ce qui fait que nous connaissons moins en détail le contenu de nos ordinateurs qu'auparavant car nous n’ouvrons plus certains répertoires ou fichiers. Nous pouvons maintenant rajouter des disques à notre configuration initiale, de même nous pouvons prendre des dizaines de photos d’une même scène en vue d’un choix ultérieur.

Le second changement important est la multiplication des espaces de stockage. Si l’on prend le cas des photos, il n’est pas rare de les trouver stockées sur différents supports physiques : disque dur interne ou externe, téléphone, Ipod, cartes, mais aussi espaces virtuels en ligne : Flickr, Picasa, Blog, sites, webmail, réseaux sociaux etc. L’observation des pratiques montre que l’original d’une photo ne se trouve pas forcément sur le disque dur « parent », ce qui complique les procédures de classement mais paradoxalement simplifie parfois les procédures de recouvrement et nous verrons pourquoi. Pour autant, certaines applications sur Internet ne permettent pas de récupérer des données contextualisées. C’est le cas de Facebook par exemple, on ne peut pas récupérer un fil de discussion ou son propre mur. D’autres applications offrent au contraire des possibilités de synchronisation entre espace de stockage sur son disque dur et stockage sur internet. Il en est ainsi de la plupart des webmail que l’on peut synchroniser avec son courrieleur. C’est aussi le cas des outils de partage de signets (social bookmarks).

Cette remarque nous amène au troisième grand changement : avec l’avènement du Web 2.0 et l’explosion des réseaux sociaux, on stocke pour soi-même mais on stocke aussi pour partager. Les outils et applications devenant de plus en plus interopérables, ceci tend maintenant à nous faire évoluer vers un partage direct, sans avoir préalablement stocké l'objet à partager. Reprenons pour exemple le cas des photos : on peut maintenant envoyer une photo directement de son téléphone portable sur un réseau social, là où auparavant il eût fallu d’abord la transférer sur son ordinateur pour la rendre compatible en taille et en poids avec le site receveur.

Ces nouvelles pratiques portées par des nouveaux outils ont un impact cognitif important. Leroi Gourhan -et avant lui Ernst Kapp dans sa théorie de la projection organique, reprise ensuite par Alfred Espinas- parle des outils comme d’un prolongement du corps : « l'Australanthrope paraît avoir possédé ses outils comme des griffes comme si son cerveau et son corps les exsudaient progressivement" (Leroi-Gourhan, 1964). Pour Norman (1993), les objets sont des prothèses qui agissent sur la nature des tâches accomplies. Le philosophe Simondon caractérise les outils en prothèses d’action (par exemple une pince) et prothèses de perception (par exemple un télescope). Leroi-Gourhan explique comment lors du passage à la station debout, la main est devenue elle-même un outil -et qui plus est, universel au sens où nous pouvons tout faire avec la main-, et la bouche a alors perdu sa fonction de préemption pour devenir outil de parole.

Prolongeant l’ensemble de cette réflexion, Michel Serres nous enseigne que grâce aux NTIC, notre mémoire s’externalise. Nous avions déjà perdu la mémoire dit-il, avec l’avènement de l’écriture, puisque celle-ci a rendu possible une matérialisation de la trace des discours et donc nous a libéré de « l’écrasante obligation de nous souvenir », ce qui nous a permis de consacrer notre esprit à de nouvelles activités. Avec les mémoires informatiques, nous avons déplacé notre fonction mémoire sur des supports physiques « qui évoluent à la place de nos corps » (au sens des théories de l’évolution technologique qui postulent que les objets évoluent sur un modèle darwiniste). Nos fonctions cognitives s’en trouvent profondément modifiées. Dans le même temps, les recherches en neurobiologie se développent autour de la découverte de la plasticité du cerveau et de sa constante évolution au fil de l’existence et ce, en relation avec les activités pratiquées. Ainsi, alors qu’autrefois on pensait que les capacités cognitives classiques (mémoire, raisonnement, imagination) déclinaient avec l’âge, l’on s’aperçoit aujourd’hui qu’elles sont très tributaires de l’environnement et du contexte. Michel Serres va plus loin lorsqu’il dit que même notre capacité imaginative est modifiée par la profusion d’images à disposition sur le web. Ainsi nous fabriquons les outils, mais en retour les outils nous façonnent. Et c’est autour de cet axe que se forgent les postures technophiles et technophobes car les outils sont porteurs d’un imaginaire social sans équivalent.

Cette externalisation de nos facultés cognitives est actuellement un axe de recherche important tant elle porte la promesse d’un être humain « augmenté ». On peut suivre ce mouvement de fond, -qui parfois fait l’objet des prospectives les plus incroyables (voir les discours transhumanistes)-, à travers toutes les recherches en biotechnologie et les choix d'investissements de certaines sociétés (Google investit dans la Singularity University). Rajoutons que l’utilisateur semble prêt à « intégrer » ces prothèses, qu’elles soient externes ou au plus proche du corps et que s’opère une sorte de fusion entre et l’homme et la machine qui se repère dans le langage : « j’ai attrapé un virus », « mon disque dur est plein » etc.

Tout ceci fait dire à Michel Serres « votre cerveau est devant vous ! »

Définition et enjeux

Dans cet article nous observerons le classement et la récupération des données personnelles sous deux angles qui nous semblent essentiels : l’ergonomie des systèmes et les mécanismes cognitifs convoqués, mais nous n’ignorons pas qu’il y a d’autres facteurs importants –notamment sociologiques- qui influencent les pratiques, par exemple si les personnes sont ou ne sont pas des « digitales natives », le métier exercé (les méthodes de classement peuvent être inspirées des pratiques professionnelles), le statut de l’ordinateur dans la famille (est-il partagé ou non) etc. D’autre part, nous ferons essentiellement référence à Windows qui reste le système d’exploitation le plus usité et nous nous intéresserons aux pratiques des retraités, car ils ont une expression des difficultés rencontrées avec l’ordinateur tout à fait particulière, très dépouillée, et ceci permet de rendre compte plus justement de l’écart entre l’homme et la machine pensée par l’homme.

Aspects cognitifs

Connaissances déclaratives et procédurales

Le classement des données est un processus complexe pour un utilisateur lambda. Il doit savoir ce qu’est un fichier, un répertoire, une arborescence, un format. Certains termes peuvent être compris par analogie avec des éléments du quotidien (par exemple « répertoire »), mais d’autres termes sont nouveaux ou leur transposition vers des éléments du réel s’avère inadéquate (exemple « format »). Il y a donc pour les personnes âgées, un véritable processus d’apprentissage de nouveaux concepts. La personne doit en outre savoir renommer, catégoriser, hiérarchiser et trier tout en étant peu coutumière d’une telle quantité de données à gérer. ces différents points relèvent du domaine des connaissances déclaratives.

D'autre part, l’utilisateur doit avoir des connaissances procédurales telles que couper, coller, créer un nouveau répertoire, déplacer des éléments, en supprimer. Et au cours de cet apprentissage des procédures, il doit être capable de choisir ce qui va le mieux pour lui. La multiplicité des moyens d’action pour une seule et même tâche, au lieu d’être un atout se relève bien souvent être une plaie pour le débutant. Ainsi ouvrir un fichier peut se faire par double clic ou simple clic selon s’il s’agit d’un raccourci ou non, par clic droit menu contextuel, par raccourcis clavier, par les menus etc., trop de choix qui occasionnent bien souvent une surcharge cognitive chez les personnes d’un certain âge. Les procédures s’acquièrent par observation puis reproduction des pratiques d’un plus avancé au sein de la famille, mais dès lors que quelqu’un arrive avec une autre manière de faire, l’utilisateur débutant est perdu, d’autant que personne n’apporte des arguments pour justifier l’usage de telle procédure plutôt que telle autre. Chacun fait avec ses habitudes et d’une certaine manière les impose pour éviter d’être lui-même perdu.

Comme nous allons le voir, dans toutes ces activités, la mémoire est fortement sollicitée.

Processus mnésiques

  • Fonctionnement général

Tiberghien (2002) définit ainsi la mémoire : « Capacité des organismes vivants et de certains artefacts à encoder, stocker et retrouver l’information ». La mémoire est donc caractérisée par une phase d’encodage et de stockage, une phase de réactivation et une phase de rétention (entre les deux phases précédentes) (Seron et al.,1999). Chez les chercheurs on trouve deux conceptions principales de la mémoire : pour les uns c’est un système unitaire (approche structuraliste), pour les autres c’est un système composé de sous systèmes (approche fonctionnaliste).

Le psychologue torontois Endel Tulving (2nde conception) proposa en 1995 un modèle d’organisation de la mémoire en cinq systèmes, organisés hiérarchiquement et collaborant ensemble pour assurer les 3 fonctions essentielles de la mémoire : encodage (enregistrer les informations nouvelles), stockage (les conserver) et recouvrement (les récupérer). Ce modèle, bien que discuté, est le plus couramment admis.

Voici la représentation schématique de la mémoire permanente, telle que l'a imaginée Tulving. Ce modèle montre les relations entre les systèmes. Pour Tulving, les systèmes se trouvant à la base de la pyramide (perceptif et procédural) ont un fonctionnement indépendant mais tous les systèmes interagissent entre eux. ( Bertrand et al.,2009)

Modele memoire tulving.jpg


La mémoire procédurale permet d’apprendre des actions, des procédures. Elle ne se développe pas par accumulation mais par ajustement progressif de l’action à un objectif. Elle permet notamment l’acquisition de compétences motrices. Par exemple manipuler la souris relève de la mémoire procédurale. C’est la mémoire des automatismes appris et elle s’exprime dans l’action. Elle est anoétique car aucun état de conscience ne la caractérise.

La mémoire perceptive permet de reconnaître des formes et des structures. Reconnaître les icônes fait appel à la mémoire perceptive.

La mémoire sémantique permet de stocker des connaissances. Cette mémoire est nécessaire à la compréhension et à la production de sens et elle est dite « noétique » car la conscience de l’existence du monde est indépendante de soi. Elle est sensible aux variations contextuelles entre le stockage et la récupération ainsi qu’aux facteurs affectifs. Classer des données nécessite d’en avoir compris le contenu et de savoir à quoi sont reliées ces données.

La mémoire de travail est une mémoire à court terme. Elle permet de retenir les informations nécessaires à une autre activité. Sa capacité est limitée. On la mesure par des tests d’empan. Elle permet par exemple de retenir les répertoires déjà explorés lorsqu’on recherche un fichier. Généralement on la compare à la mémoire vive de nos ordinateurs.

La mémoire épisodique permet de se souvenir d’évènements personnels. L’accès à cette mémoire s’accompagne d’un éveil spécifique de conscience mnémonique appelé « recollection ». Tulving parlera de conscience autonoetique, car elle permet la reviviscence consciente de l’événement et l’individu prend alors conscience de son identité et de son existence dans un temps chronologique qu’il parcourt mentalement. C’est grâce à cette mémoire que Marcel Proust pu se remémorer ses souvenirs à partir du simple goût d'une madeleine. De la même manière, lorsqu’un utilisateur recherchera sur son ordinateur une photo de ses dernières vacances, il se remémorera les circonstances de la prise de vue ou des éléments liés à ses vacances. Cette mémoire est particulièrement étudiée par les chercheurs car d’une part elle peut générer des faux souvenirs (on parle alors d’amnésie de source ) et d’autre part, c’est le système de mémoire qui se détériore le plus rapidement avec le vieillissement.

Les deux mémoires à long terme sémantiques et épisodiques font partie de la classe des mémoires déclaratives appelées mémoires explicites ou encore mémoires objet car elles stockent des faits qui peuvent être discutés consciemment et facilement, tandis que la mémoire procédurale est une mémoire implicite, ou mémoire outil qui n’enregistre que des automatismes et que l’individu restitue « sans réfléchir ». (Schacter, 1987; Roediger, 1990 cités par Etcheverry)

Dans ce modèle appelé SPI (Seriel, Parallèle, Indépendant), l’encodage est sériel car les informations entrent dans la mémoire perceptive, puis accèdent ensuite éventuellement aux autres types de mémoire. Le stockage se fait en parallèle dans les différents systèmes et l’information est récupérée de façon indépendante, dans chaque système concerné (Guegen et al, 2005). Une des conséquences de l’encodage seriel est la possibilité d’élaborer des connaissances sans former de souvenirs et donc sans laisser traces en mémoire sémantique. D’autres recherches montrent que les patients ayant une mémoire épisodique très faible peuvent néanmoins élaborer des connaissances. Il est donc possible d’acquérir de nouveaux savoirs sans que le sujet ait le moindre souvenir conscient des circonstances de l’acquisition.

Pour illustrer l’interaction de ces différentes mémoires avec le thème qui nous intéresse, on peut dire que percevoir une différence visuelle entre une photo et un texte relève de la mémoire perceptive, par contre faire la différence entre un .jpeg et .doc relève de la mémoire sémantique car on a alors appris/acquis la notion de format. Créer un nouveau dossier pour classer ses données relève de la mémoire procédurale : on a appris à faire bouton droit / nouveau / dossier et on le fait sans y réfléchir mais nommer ce dossier fait appel à la mémoire sémantique. Retrouver ses données fait intervenir à la fois la mémoire perceptive : on reconnaît un type fichier par son icône ; la mémoire épisodique : on se souvient d’avoir écrit ou rangé ce fichier dans tel ou tel contexte, à telle occasion ; la mémoire sémantique : on se souvient du thème du fichier que l’on cherche ; et bien sûr la mémoire de travail.

  • Encodage, consolidation et rappel

Tulving a montré qu’il existe une forte corrélation entre le contexte d’encodage et le contexte de récupération des informations. (Tulving & Thompson, 1971). Le processus de rappel est bien plus efficace si les deux contextes sont similaires. A contrario le rappel est plus difficile si le contexte est très différent. Nous expérimentons cela lorsque nous sommes dans une pièce et devons aller chercher quelque chose dans une autre pièce, arrivé dans celle-ci nous ne savons plus ce que nous venions chercher et nous devons revenir dans la première pièce pour en retrouver la trace mnesique. Nous n’avons pas toujours besoin de retourner sur les lieux, nous pouvons simplement imaginer le contexte dans lequel cette information a été codée pour la première fois. De nombreuses études ont montré que l’encodage et la récupération du contexte sont essentiels au bon fonctionnement de la mémoire : le contexte permet de discriminer l’information et sert donc d’indice de récupération.

Dans le classement des données, plusieurs éléments sont mémorisés pour un même fichier :
- le contenu du fichier : son thème, de quoi parle-t-il ?
- le contexte de création du fichier, lorsqu’il y a création d’un document : à quelle occasion j’ai créé ce document ?
- le contexte d’enregistrement du fichier : pourquoi j’ai enregistré tel fichier ? j’étais en train de travailler sur quel thème ? je l’ai fait à partir de quel logiciel ?

En étudiant la recherche d’informations sur Internet, Oulasvirta (2004) a mis en évidence que « les informations issues de pages Web étaient mieux appelées/reconnues lorsque la recherche était orientée sur le traitement de contenu que lorsqu’elle consistait à localiser l’information » (cité par Etcheverry, 2009). De la même manière, dans la recherche des données personnelles sur son ordinateur, on peut observer que les données produites par l’utilisateur sont plus rapidement retrouvées que les données récupérées sur le Web (exemple observé : un cv écrit par la personne vs un modèle de cv récupéré sur le Web). Stocker des photos sur son ordinateur lorsqu’on les a soi-même prises, nécessite un ensemble de manipulations techniques (brancher l’appareil photo, transférer, vider l’appareil, trouver où ces photos ont été transférées, les visionner, éventuellement les classer immédiatement) qui posent un contexte d’action. Il n’est pas rare que lorsque ces manipulations se font en présence de quelqu’un, l’utilisateur se souvienne de la personne présente, des difficultés éventuelles de transfert, des mots échangés etc. Lorsque l’utilisateur reçoit des photos par email et les stocke dans un répertoire, le contexte se résume en général à la personne qui lui les a envoyées et le logiciel (« je les ai reçues par mail »). Ce peu d’éléments contextuels rend la récupération des fichiers plus difficile.

D’autre part, plus la procédure est automatique, plus le contexte est faible et plus le rappel est fastidieux (mémoire procédurale, anoétique : absence de conscience). Par exemple, si le système propose « enregistrer sous » et que la personne enregistre dans un dossier « par défaut » (c'est-à-dire prédéterminé par le système), le manque d’actions « conscientisées » rend la récupération là aussi plus difficile dès que le répertoire atteint un nombre important de fichiers. L’observation sur le terrain montre que l’utilisateur débutant ne se rend pas compte que les répertoires sont classés par ordre alphabétique. Il ne s’en aperçoit que lorsqu’on lui montre les fonctions de tri des colonnes (dans Poste de Travail). Mais la mémoire procédurale est importante car l’encodage d’une information ne doit pour autant pas être « pollué » par des difficultés de maniement des outils.

En résumé, on peut donc supposer que les actions impliquant plusieurs types de mémoire, mémoire sémantique lorsque l’utilisateur nomme un fichier, mémoire épisodique lorsqu’il enregistre mentalement le contexte, et mémoire procédurale lorsqu’il peut faire des actions de base sans réfléchir (ouvrir, fermer, etc) participent à un meilleur encodage de l’information et donc à une meilleure localisation ultérieure grâce à l’action de la mémoire épisodique.

Ergonomie des systèmes

Le poète grec Simonide de Céos (556-468 ? avant J.C.) avait mis au point une méthode lui permettant de mémoriser une grande quantité de données. Lors d’un banquet, l’édifice dans lequel mangeaient les convives s’écroula. Simonide, seul survivant, put aider à la reconstitution des dépouilles en se remémorant la place de chacun. C’est la méthode dite des lieux de mémoire, améliorée par la suite par Quintilien (35-95 ? après J.C.). De l’histoire de Simonide, les rhéteurs conclurent que la condition nécessaire à une bonne mémoire était d’en organiser les images. Ils associèrent donc mentalement une image à l’entité à mémoriser puis la déposèrent dans la pièce d’un bâtiment fictif. Pour l’anecdote, Pierre de Ravenne, grâce à cette méthode, se disait apte à réciter deux cents discours de Cicéron, l’ensemble du droit canon et vingt mille points du droit civil !! L’esprit devient alors un véritable palais architectural qu’il faut visiter régulièrement pour en faire, en quelque sorte, l’inventaire. Cette méthode, reprise encore aujourd’hui, est connue sous le terme de méthode de LOCI (lieux) (Collard, 2008) et cette histoire nous amènent à réfléchir à l’utilisation de la métaphore et des images dans les systèmes d’exploitation en tant qu’aide au recouvrement de nos données personnelles.

Quelques éléments théoriques à propos de la métaphore

Dans sa définition courante, la métaphore -en tant que « procédé de langage qui consiste à employer un terme concret dans un contexte abstrait par substitution analogique, sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison »- est un artifice langagier permettant d’expliquer une notion grâce à une autre. Elle se différencie de la catégorisation bien qu’elle en partage certaines caractéristiques, du fait que les concepts source et cible ne recouvrent pas le même type d’activité comme dans l’exemple « la discussion c’est la guerre ». En outre « la structuration du concept cible par la métaphore est partielle, alors que la catégorie impose sa structure » (Peraya et Collard, 2008).

Mais la métaphore n’est pas que affaire de langage : une approche plus cognitive de la métaphore a mis en évidence son rôle en tant que processus cognitif : elle structure nos pensées, nos attitudes et nos actions. « La métaphore est, pour la plupart d’entre nous, un procédé de l’imagination poétique et de l’ornement rhétorique. Nous nous sommes aperçus, au contraire, que la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique » (Lakoff et Johnson, 1985).

Nous relèverons ci-dessous quelques théories majeures sur le sujet. Mais pour mieux comprendre ce dont il s’agit, donnons d’abord une définition de ce que sont les concepts : « Les concepts, qui forment nos connaissances, sont représentés par des structures schématiques composées d’éléments et de relations entre ces éléments. » (Collard, 2004)

  • La théorie de la métaphore conceptuelle (Lakoff et Johnson, 1985)

En 1985, Lakoff et Johnson élaborent la théorie de la métaphore conceptuelle. Pour ces deux linguistes, l’esprit est structuré métaphoriquement, c’est un processus cognitif et les métaphores langagières sont l’expression de ce processus. Ils définissent la métaphore comme un processus qui « permet de comprendre quelque chose (et d’en faire l’expérience) en termes de quelque chose d’autre » (Collard, 2008). Ce système conceptuel nous permet d’appréhender la réalité et de comprendre des idées compliquées à partir d’éléments plus simples. Le concept source doit donc être connu et compris indépendamment de la métaphore et une corrélation doit s’opérer entre la cible et la source, même si les deux sont très différents. C’est notre expérience qui permet de corréler les deux, même si les deux éléments ne possèdent pas de propriétés communes et c’est finalement ceci qui fait qu’une métaphore peut être comprise diversement d’une culture à l’autre. Le choix du concept source a un impact sur la globalité du concept cible en en occultant certains aspects.
D’autre part, la compréhension de la métaphore dépend fortement du contexte : si l’on dit qu’un chirurgien est un boucher, le sens se fait parce qu’on sait que le métier de chirurgien n’est pas -en principe- de simplement découper de la viande !. Dans ce contexte, ce n’est pas le métier de boucher qui est dénigré mais bien celui de chirurgien.

Ces chercheurs distinguent 3 types de métaphores : d’orientation, ontologique ou structurale, définis comme suit :

- Orientation : on explique un concept à partir d’un domaine-source spatial (haut-bas, dessus-dessous, devant-derrière, central-périphérique) et en rapport avec l’expérience culturelle, physique et immédiate de notre corps. La conscience de cette spatialité fait référence à nos structures conceptuelles profondes qui s’originent probablement dans notre passage à la bipédie qui nous a permis d’expérimenter pleinement notre espace et nous-mêmes dans notre espace, d’abord sensoriellement puis avec nos outils. ex : de métaphore d’orientation : "le bonheur est en haut" ou "je suis au plus bas" pour évoquer la tristesse.

- Ontologique : on explique un concept à partir d’objets, d’entités ou de substances que l’on peut quantifier et qualifier « Les hommes ont besoin pour appréhender le monde d’imposer aux phénomènes physiques des limites artificielles qui les rendent aussi discrets que nous, c’est-à-dire en font des entités limitées par une surface » ex : " Mon esprit est incapable de fonctionner aujourd’hui" : l’esprit est une machine. Ou « les fondements d’une théorie » : une théorie a des fondations, comme un bâtiment.

- Structurale : ces métaphores ne font pas seulement référence à notre expérience sensori-motrice, elles empruntent la structure même du domaine source, pour la reporter sur le domaine cible. Ces métaphores « nous permettent de faire beaucoup plus que d’orienter simplement des concepts, nous y référer, les quantifier, etc., comme nous le faisons avec des métaphores ontologiques et d’orientation ; elles nous permettent aussi d’utiliser un concept hautement structuré et bien défini pour en structurer un autre. » ex : "la discussion c’est la guerre"

  • La théorie de l’intégration conceptuelle IC (Fauconnier et Turner, 2003)

Cette théorie postule qu’une projection sélective a lieu à partir d’au moins deux espaces mentaux (espaces initiaux ou inputs) partageant une structure commune (espace générique) vers un autre espace mental dynamique que Fauconnier et Turner appellent "blended space" (espace intégrant). Ce sont des espaces à court terme dont la fonction est de répondre à un besoin ponctuel de conceptualisation face à une nouveauté ou une création. L’émergence du nouveau concept se réalise à partir de trois processus : la composition (nouvelles projections issues de la mise en relation des espaces initiaux), l’exécution (substitution d'une structure entière et bien connue par une structure partielle) et l’élaboration (stimulation mentale ou physique de l’évènement dans l’espace mixte).

Contrairement à la modélisation de Lakoff, il ne s’agit plus d’associer les éléments de deux domaines conceptuels mis en présence mais de relier chaque élément des deux espaces mentaux par des projections trans-spatiales (cross-space mapping) (Grea, 2002). Ces projections utilisent des relations vitales telles que l'identité, l'analogie, la similarité, l’analogie, la causalité, le changement, le temps, la propriété, la similarité, l'intentionnalité, l'espace, le rôle, la partie et le tout, la représentation, le contrefactuel, la contradiction (Turner, 2000). Grâce à la compression à échelle humaine de ces relations vitales mises en œuvre dans le « blend », l’intégration conceptuelle permet de comprendre des sens hétérogènes et d’en élaborer de nouveaux. De fait, cette théorie dépasse l’idée que le processus irait d’une source vers une cible de façon directe et unilatérale, mais au contraire source et cible sont reliées dans un processus dynamique amenant à l’émergence de nouvelles connaissances.

  • La carrière de la métaphore

Lakoff et Johnson font une distinction entre métaphores conventionnelles et métaphores nouvelles. Gentner, rendant compte de l’articulation de ces deux types de métaphores dans le temps, parlera de « carrière de la métaphore »

- les métaphores nouvelles: Lorsqu’une métaphore apparaît pour la première fois, elle est traitée en alignant les deux représentations et en important les éléments de la source à la cible. Dans la métaphore « le pied de la montagne », le domaine source est le corps et le domaine cible un élément géologique. La compréhension de cette métaphore se fait par comparaison entre pied du corps humain et bas de la montagne.

- les métaphores conventionnelles: Plus la métaphore est utilisée et passe dans le langage courant, plus objet source et cible se « fondent ». La métaphore devient plus abstraite et peut être transposée à d’autres éléments. Ainsi tout comme le pied de la montagne, on parlera du « pied » de la chaise. La métaphore devient alors un schéma stocké sans tous les détails afférents. Chacun ensuite comprendra ce qu’est le « pied » de quelque chose sans trop d’efforts par réactivation du schéma. Dés lors, on peut dire qu’une métaphore fait carrière au sens où elle passe de nouvelle à conventionnelle, de comparaison à catégorisation. Vraisemblablement ce ne sont pas les mêmes processus cognitifs qui sont à l’œuvre selon si la métaphore est nouvelle ou conventionnelle : une métaphore nouvelle implique une création de sens alors qu’une métaphore conventionnelle oblige à une récupération de sens.

  • Les degrés de la métaphore

Peraya et Collard identifient plusieurs degrés dans la métaphore (2008).

- La métaphore implicite : cette métaphore fonctionne uniquement par sa dénomination qui rappelle l’existant et quelques fonctionnalités qui rappellent le concept source.

- La métaphore verbale : elle est organisée autour de références linguistiques rappelant le concept-source.

- La métaphore interfaciale : elle est implémentée au niveau de l’interface et suscite des représentations mentales analogues au concept source, autrement dit tel qu’il est représenté sur l’écran. Elle peut être fondée sur des schémas (ils représentent ce que les sujets savent et relèvent de la pensée figurative) ou des similis (ils représentent ce que les sujets voient et relèvent donc de la pensée visuelle). Schéma et simili ne mobilisent pas les mêmes ressources cognitives : pour les premiers, il y a reconstruction cognitive de la perception, pour les seconds, la perception est directe. Dans les environnements de type Second Life, d’une certaine manière l’usager construit sensoriellement la métaphore au fur et à mesure de son exploration, il peut personnaliser l’environnement. L’usager devient alors acteur et le dispositif est qualifié de "represent-action" par Collard et Peraya (2008).

- Toutefois dans Second Life, on vole mais on ne se sent pas voler. Le stade ultime de ces expériences sensorielles est dans les mondes virtuels immersifs dans lesquels grâce à des capteurs on peut "vivre" des expériences sensorielles tellement réalistes qu’on en ressent certains symptômes (mal de mer..). Dans le cas des campus virtuels, "alors que la métaphore fait vivre un “comme si c’était un campus”, l’expérience du campus virtuel visuel existe en soi." (Peraya et Collard, 2008). Mais peut-on alors encore parler de métaphore, puisqu’il ne s’agit plus de comprendre quelque chose par analogie à autre chose, mais de comprendre en s’immergeant directement dans un environnement. Autrement dit dans les mondes virtuels immersifs, la métaphore s’affranchit du concept-source.

Système d’exploitation et artefacts cognitifs

Pour Jonassen (1992), les outils sont un prolongement du corps humain. Ils sont dits "outils cognitifs" lorsqu’ils aident au traitement l’information, rendant possible des processus de compréhension qui autrement ne le seraient que difficilement. La métaphore est donc un outil cognitif.

  • La métaphore du bureau

La métaphore du bureau est présente dans le système d’exploitation Windows. Cette métaphore pose un cadre cognitif qui fait appel à l’expérience de l’utilisateur et qui lui permet de se repérer et à s’approprier son environnement de travail, mais aussi d’endosser le rôle que présuppose la métaphore. Ainsi dans un environnement « bureau », l’utilisateur aura des activités plus intellectuelles que manuelles.

On perçoit cette métaphore du bureau tantôt dans les termes choisis, tantôt dans les images. Quelques exemples :

- Verbal : l’écran d’accueil se nomme le "bureau" (mais n’en porte que le nom). Usage est fait de termes tels que couper, copier, coller, fichier, répertoires, imprimer, dossier… (liste non exhaustive). On peut éventuellement rajouter papier peint, fenêtres et poste de travail, bien que ces trois derniers éléments ne soient pas typiquement issus du monde du bureau mais introduisent une dimension spatiale.

- Graphique : icône ciseaux, répertoire représentant un classeur suspendu, loupe, feuille avec coin repliée, corbeille de bureau etc.

Certains mots font référence à notre spatialité (métaphore d’orientation) par exemple le terme de « raccourci » ou « explorer » qui évoque une distance et/ou un déplacement. D’autres sont plutôt de type ontologique comme par exemple « tâches » ou « poste de travail » (un poste de travail n’est pas un objet en soi mais plutôt un concept, c’est un endroit où des éléments sont réunis pour réaliser un travail et qui est délimité des autres lieux et/ou objets). Et enfin, d’autres termes sont directement liés à une métaphore structurale comme le terme d’ « espace personnel » qui évoque un ensemble de notions : un espace privatif délimité que j’organise selon mon bon vouloir, qui, de fait, introduit une limite entre l’autre et moi etc. D’un point de vue graphique, l’analogie avec le bureau est faible et est essentiellement construite grâce à des icônes qui sont en lien avec les outils que l’on trouve habituellement dans un bureau : ciseaux, loupe, dossier etc, mais l’environnement lui-même ne propose aucune analogie figurative avec le bureau.

Voici à titre comparatif la métaphore du bureau utilisée dans l’environnement Accolad.

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Les éléments en couleur sont des objets interactifs et associés à des tâches. Par exemple : en cliquant sur la photo posée sur le bureau, on ouvre une page sur laquelle on peut entrer son profil. Le petit carré jaune sur le tableau mural fait office de pense-bête et rappelle le célèbre post-it. Lorsqu’on clique sur l’agenda on arrive à son emploi du temps. Tous ces éléments sont utilisés « pour leur fonction désignative en lieu et place d’une désignation verbale » (Peraya et Collard, 2008). La métaphore du bureau n’est ici représentée graphiquement que sur un niveau : cliquer sur le tiroir amène à une page où l’on peut enregistrer ses documents et non à une nouvelle représentation graphique des possibilités de classement : en ouvrant (cliquant) sur le tiroir, on pourrait avoir une image du contenu du tiroir, avec des dossiers suspendus etc. Il n’en est rien et finalement au gré des clics, nous passons d’une métaphore dont l’analogie graphique est très poussée à une métaphore verbale, ce qui suppose dont un continuum dans les processus cognitifs mis en œuvre par la métaphore, pour ne pas être à nouveau désorienté. Ceci étant dit, ce n’est parce qu’une métaphore est très investie graphiquement, qu’elle atteint forcément son but mais elle aide tout de même à s’orienter et il serait intéressant d’observer quel type de mémoire est mise en œuvre dans un tel environnement lors du recouvrement des données.

Dans l’environnement Windows, tant du point de vue verbal que du point de vue graphique, force est de constater que la métaphore n’est pas exploitée jusqu’au bout. Ainsi aurions-nous pu envisager des : tiroirs, classeurs, chemises, sous-chemises, etc… représentés soit graphiquement soit verbalement. Cette métaphore du bureau aurait pu alors fonctionner exactement comme la méthode de LOCI, décrite plus haut : pour rechercher ses fichiers, l’utilisateur visualise des meubles à tiroirs dans lesquels sont rangés des classeurs suspendus qui contiennent des chemises et des sous-chemises. Ces meubles peuvent se trouver dans différentes pièces. Si l’utilisateur avait le choix de différents contenants pour stocker ses affaires, un processus de double codage serait à l’oeuvre lors du rangement des données. En observant que les sujets retiennent mieux les images que les mots, Paivio (1986) a postulé que celles-ci étaient doublement encodées : sous forme d’image et sous forme verbale. La théorie du double codage agit dans les deux sens : verbalisation interne des dessins et « imagerie » des mots. D’autre part la mémorisation des images résiste mieux aux effet de l’âge, bien qu’en cas de double codage, le rappel verbal soit un peu plus long chez des populations âgées. La métaphore serait alors une ancre matérielle (Hutchins, 2002) et permettrait à l’utilisateur de se dégager de certaines opérations cognitives, notamment mnesiques et donc remplir efficacement sa fonction d’outil cognitif.

  • Le rôle des images dans la métaphore du bureau

Les quelques images présentes dans la métaphore du bureau le sont sous forme iconique (ileis). Selon Peraya (1998), les icônes représentent "des objets plus proches du modèle mental de l’utilisateur, et ce de manière plus accessible, évite de mémoriser les fonctionnalités et leur syntaxe, de les taper sur un clavier". Les ileis sont donc censés aider à la communication et à la recherche de l'information : ils aident à s'orienter, à identifier, sélectionner et extraire l'information pertinente. Ils servent aussi de raccourci mnémotechnique. Dans la métaphore du bureau, ce sont principalement des icônes de fonction : elles permettent une action (exemple un feuille vierge pour l’action "ouvrir un nouveau fichier") et sont parfois génériques, c'est-à-dire communes à plusieurs logiciels, il y a donc standardisation iconique mais ceci implique de connaître ce langage particulier (exemple les ciseaux pour l’action de couper). Ces icônes relèvent tantôt de la métaphore (loupe = rechercher), tantôt de la métonymie (ciseau = couper).

Leur position sur l’échelle d’iconocité telle que définie par Moles (1978), est très variable : l’icône "imprimante" est généralement bien identifiée. Par contre l’icône répertoire qui représente une chemise pourvue d’une étiquette (comme le sont les dossiers suspendus) n’est jamais spontanément repérée comme telle, ainsi qu’en témoigne sur le terrain l’une des interprétations courantes : c’est une "valise jaune".

L’ileis n'est pas toujours perçu comme un outil facilitateur au sens où son utilisation dépend beaucoup des habitudes d’origine : quelqu’un qui aura appris à se servir des raccourcis clavier préfèrera ces derniers - au motif d’une plus grande rapidité d'action-. D’autres personnes utiliseront plutôt le menu contextuel bouton droit. De fait, bien souvent une méthode est préférée et une autre vient en compensation : par exemple lorsqu’une option manque dans le menu contextuel, on regarde alors si elle se trouve dans les icônes. L’environnement étant en général très complexe, l’habitude joue un grand rôle et il n’y a pas de « meilleure » méthode à enseigner ni de méthode à corriger en la matière dans la mesure où l’apprenant a déjà acquis quelques connaissances de manière autonome et ne démarre pas ex nihilo. Reste qu’il semblerait que les personnes d’un certain âge préfèrent les mots aux images. Peut-être est-ce juste une question fonctionnelle : les icônes sont trop petites pour être correctement déchiffrées, ou peut-être est-ce une question de mémorisation. Mais parfois les mots correspondent mal à la situation. Par exemple la fonction "envoyer vers" pourrait servir à déplacer les fichiers dans le cadre d’un rangement et permettrait in fine de mieux mémoriser l’arborescence (en obligeant à "descendre" ou "remonter" l’arborescence) mais ce n’est pas le cas : "envoyer vers" n’évoque pas un "déplacement" chez les utilisateurs mais plutôt un adressage à quelqu’un. Donc les utilisateurs passent soit par le couper/coller soit par le glisser/déposer.

  • L’arborescence dans le Poste de Travail

C’est l’épine du classement et du recouvrement des données : l’arborescence est incompréhensible car visuellement elle introduit conjointement une organisation matriochkariale (poupées russes) et un système de raccourcis vers les dossiers importants (« mes documents » ; « mes images » ; « mes vidéos »). Ceci est généré par un amalgame graphique qui met sur un même niveau à la fois quelque chose de physique (le disque dur) et quelque chose de symbolique (le raccourci).

Les répertoires, tous de couleur jaune, ne comportant aucun élément discriminant, entretiennent la confusion. Il aurait probablement été utile que à la création d’un nouveau répertoire soit d’emblée proposées quelques fonctions graphiques: de quelle couleur ? voire de quelle forme (par exemple est-ce que ce sera un répertoire, une chemise, une sous-chemise ?). Des couleurs différentes permettraient un classement plus personnalisé et efficace : par exemple famille = couleur verte, amis = couleur bleu etc. Il existe une possibilité de changer l’aspect des dossiers mais elle est complexe et nécessite des compétences qui font que lorsqu’on les a, on est alors assez habile pour se retrouver dans l’arborescence et on n’en a plus besoin. Cette possibilité de personnaliser facilement les dossiers serait pourtant bien utile au regard de la théorie du double codage mais aussi pour ancrer un peu plus la mémoire épisodique, principale mémoire à l’œuvre dans le recouvrement des données.

Ces incohérences visuelles dans l'arborescence et le manque de différence entre les répertoires font que l'on voit parfois l'utilisateur ouvrir plusieurs répertoires à la recherche désespérée d'un indice, d'une trace qui pourrait déclencher le souvenir.

Conclusion

Ce domaine du classement des données est assez peu étudié et pourtant il est primordial sur bien des plans. Les utilisateurs disent perdre beaucoup de temps à rechercher leurs documents. Ainsi l’outil informatique n’assure globalement que la fonction de stockage et à quoi servirait-il d’externaliser sa mémoire si on ne peut en retrouver les éléments ? De ce point de vue, on peut conclure que le stockage est confié à la technologie mais le recouvrement reste une activité essentiellement humaine, et de fait, l’écart entre quantité d’éléments stockés et quantité d’éléments potentiellement récupérables est immense. On peut s’étonner que les interfaces des OS n’aient pas été, depuis le temps, améliorées par les constructeurs. Il y a, somme toute, peu de différence entre le bureau de Windows 3.1 et celui de Windows Seven, du point de vue du classement des données, mis à part que la métaphore du bureau dans ce cadre ci s'est conventionnalisée. Certes, nous pourrions envisager de ne plus rien classer mais ceci exigerait des outils d’indexation embarqués bien plus perfectionnés qu’ils ne le sont actuellement. Et en l’état actuel de nos avancées technologiques, le problème reste entier pour les images et le son : aucun moteur de recherche, si sophistiqué soit-il, ne peut pour l’instant investiguer sur le contenu d’une image ou d’un audio car il ne sait pas indexer ce contenu tout seul. Or, sur les ordinateurs familiaux, la quantité d'images à classer est souvent très importante.

Ce thème ouvre à de nombreuses pistes de recherche. On pourrait examiner en détail l’efficacité de la métaphore du bureau. Est-ce qu’une métaphore plus visuelle ou ayant plus de références verbales aiderait au classement des données ? Quels sont les indices mnésiques mis en œuvre lors du classement et ceux mobilisés lors du recouvrement et comment améliorer ceux-ci ? Comment interfèrent les applications elles-mêmes dans le processus de classement et de mémorisation ? Pourquoi un thème -même si les contours en sont bien posés-, réunit rarement des éléments issus de divers formats dans un même répertoires (jpeg, html, msg, doc, mp3, mpeg etc.) ? Pourquoi les retraités qui ont une activité associative ou une passion quelconque arrivent à classer les documents issus de cette activité mais ne parviennent pas à transférer cette compétence dans le classement des données « familiales ». Est-ce lié à l’objet lui-même, peut-être plus facile à catégoriser lorsqu’il entre dans un cadre quasi professionnel, ou est-ce que d’autres critères entrent en compte, par exemple que le fait que l’objet stocké sera socialement partagé ?

Autant de questions auxquelles il faudrait tenter d'apporter des réponses si on veut que les systèmes s'adaptent au mieux à l'utilisateur et non l'inverse.

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Sylviane